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LA
Chronique Musicale
T^viie bi-mensuelle
DE L^ART ANCI
directeur : A'^THU^ HEULHA%D
TROISIÈME ANNÉE
TOME IX
JUILLET — Q^OUT — SEPTEéM'B'liE
PARIS
ADMINISTRATION ET RÉDACTION
87, RUE TAI,TBOUT, 87
1875
/
CASTIL-BLAZE
I
Son origine. —Ses débuts à Paris comme traducteur-musicien. — Les fameux XXX
du Journal des Débats. — L'équipage du marquis de **'^.
1 EPuis quelque temps le vent de la littérature
musicale souffle à la notice historique, aux
études biographiques et bibliographiques, et il
est permis, sans être une girouette, de se laisser
guider par ce retour périodique de la mode qui
nous entraîne vers les souvenirs du passé; ils
ne laissent pas que d'avoir leur bon côté, tout à
:; ^ r :.: T-ir. j, ^^ fois instructif et amusant.
Seulement, dans le choix qu'on a à faire
parmi les hommes célèbres dans l'art que l'on cultive, il faut donner la
LA CHRONIQUE MUSICALE
préférence à ceux que l'on a connus et suivis de plus près, afin de n'ex-
poser aux yeux du public qu'une copie, non-seulement fidèle, mais iné-
dite de son original. C'est pourquoi nous allons essayer une étude sur
un des plus fameux critiques musiciens de notre époque, Castil-Blaze,
que personne n'a abordé d'aussi près que nous.
François-Henri-Joseph Blaze, dit Castil, naquit à Gavaillon, canton
du département de Vaucluse, situé à quelques kilomètres d'Avignon, le
mercredi i®"" décembre 1784, de Henri-Sébastien Blaze, excellent musi-
cien qui avait partagé sa carrière entre la fugue et le notarial. Dès l'âge
le plus tendre, Blaze le fils, sous les inspirations de son père, avait mani-
festé les plus heureuses dispositions pour le bel art des Mozart et des
Paisiello. Il se rendit pour la première fois à Paris vers l'an 1799, sous
le prétexte d'y étudier le droit, mais en réalité afin de suivre les cours du
Conservatoire, où il reçut de Perne des leçons d'harmonie. Il fut succes-
sivement avocat, sous-préfet à Carpentras et inspecteur de la librairie à
Avignon, sorte de sinécure qu'il occupa jusqu'à la fin du premier em-
pire, vers 18 14 et 181 5, et dont il fut le seul titulaire, vu qu'elle fut
supprimée à la restauration des Bourbons.
Le jeune Blaze s'était essayé dans la composition musicale, art difficile
pour tous, mais plus malaisé encore pour les organisations que le feu
du génie créateur n'a point embrasées. Il composa néanmoins successi-
vement des romances, delà musique de chambre, de la musique d'E-
glise; il s'essaya un peu dans tous les genres; mais la nature lui fut
continuellement rebelle à cet endroit. Toutefois, il possédait en revanche
une aptitude supérieure à discerner le beau d'avec le médiocre. Ce tact
lumineux d'appréciation, s'il ne l'eût pas rendu parfois passionné,
partial ou même exclusif en faveur de ses primitives admirations, l'eût
placé au plus haut rang des critiques musiciens.
Il admirait Mozart, Rossini et Weber, moins parce qu'ils étaient les
plus grands, que parce qu'il avait exploité leur génie en s'associant à
leurs travaux par la traduction. Toutefois, n'anticipons point sur la
marche du temps : nous expliquerons plus tard comment il fit fortune
avec les chefs-d'œuvre de ces trois compositeurs dont il vint le premier
importer les trésors lyriques sur les rives de la Seine, et quels moyens
il employa pour faire fructifier à Paris les nouveaux procédés dont il
était le premier introducteur.
Revenons à sa ville natale ou plutôt à son pays adoptif, Avignon, où
il semblait vivre bourgeoisement, tandis qu'au fond de son cabinet, il
étudiait sans relâche l'œuvre féconde des auteurs que nous venons
de citer. Don Juan, les Noces de Figaro, la Flûte enchantée ^ de
CASTIL-BLAZE
Mozart; le Barbier de Séville, la Pie voleuse, Otello et Moïse, de
Rossini; Robin des Bois {Frej-schut^, Oberon et Eiirianthe, de Weber :
telle fut la riche moisson ou la belle pacotille qu'il recueillit et chargea
pour la capitale de France, vers 1820, époque à laquelle il quitta sérieu-
sement la province. Il dit à ses amis, le Jour de son départ : « J'emporte
à Paris une sorte de marchandise qui n'y est pas connue encore; c'est
l'unique moyen de faire fortune dans cette grande ville, parce qu'on y
est blasé sur tout le reste; et, quand je les aurai suffisamment blasés à
mon tour, je retournerai à mon village pour m'y laver* les mains sur leur
inconstance. »
Il leur écrivait, quelque temps après, à propos de l'immense succès
que la traduction libre de Freyschut^ avait obtenue à l'Odéon : « Lifaoïi
courre H Parisien coiimo lis a^e à la saoti (j'y fais courir les Parisiens
comme les ânes au moulin). »
Et en effet, dès la première année, il emboursait pour sa part d'auteur
une centaine de mille francs à la caisse de ce théâtre.
Toutefois, avant de partir pour Paris, même avec tous ces trésors en
perspective, son esprit, essentiellement traducteur, arrangeur ou restau-
rateur, n'avait pas cru devoir se présenter devant le public avec un nom
à euphonie vulgaire. A l'exemple de feu Arouet, il voulut se composer
un nom mieux sonnant que le sien, et il avait au cœur la conscience
filiale de ne pas le changer tout à fait, bien que le procédé fût alors
permis. Comment s'y prendre? Il était, depuis plusieurs mois, tout pré-
occupé de cette grande affaire, lorsqu'un jour, en parcourant un volume
de Gil-Blas qui lui était par hasard tombé sous la main :
« Oh! je tiens ma bête, s'écria-t-il, et je suis sauvé ! » Il venait de lire
en tête d'un chapitre de ce roman, le nom d'un de ses personnages :
Castil-Bla^o.
Dès ce moment, Joseph, publiquement transformé en Castil, s'ache-
mina plein de confiance vers la capitale avec une valise chargée de ma-
nuscrits et un chapeau castillan.
Prenons maintenant notre industriel musicien à partir du jour où il
publia son livre De l'Opéra en France (1820), et son Dictionnaire de
Musique moderne (182 1), jusqu'à la fin de i832, époque à laquelle il
cessa de rédiger la chronique musicale du Journal des Débats, qu'il
avait conservée durant dix années.
Les fameux XXX servant de signature à cette célèbre critique musi-
cale qui florit sous les trois règnes bourbonniens, et pendant celui tout
entier de Charles X, étaient en grand crédit à la ville et à la cour. Ils me
rappellent une anecdote qui restera probablement sans pareille dans les
LA CHRONIQUE MUSICALE
annales de la littérature lyrique, et qu'à cette considération je ne dois pas
omettre dans cette notice, bien qu'elle risque d'y rencontrer des lecteurs
incrédules. Voici néanmoins le fait tel qu'il m'a été raconté par Castil-
Blaze lui-même, dans cet idiome provençal dont il ne pouvait pas se
départir et qui prétait tant d'énergie et de charme aux récits plaisants
qu'il brodait si bien. Laissons-le parler lui-même en nous bornant au
simple rôle de traducteur, et faisons en sorte que la version ne reste pas
trop en dessous du texte original.
« Un Jour, me dit-il, j'étais profondément absorbé dans ma chronique,
lorsqu'un vieux Monsieur, un ancien émigré, un marquis littérateur-
musicien, qui avait sans doute fait ses premières armes dans la guerre
des Piccînîstes contre les Gluckistes, vient me présenter un livre appelé,
disait-il, à faire un quatre-vingt-neuf dans le royaume de l'art dramati-
que musical.
a Le noble amateur avait connu et fêté tour à tour la Saint-Huberti,
la Maillard, la Branchu même jusques sous l'empire. C'était un vieux
lion de coulisses qui s'était frotté aux chênes et aux ormeaux en toile
peinte de la mystérieuse forêt. Il avait, disait-il, tout vu, tout entendu,
tout apprécié à sa juste valeur, et il prétendait pouvoir le faire toucher
du bout du doigt à ses lecteurs les plus récalcitrants.
Ci. Ce qu'il y avait au fond de ce livre, unique dans son espèce, mais
indicible dans son essence, est d'une nature trop naïvement excentrique
pour que j'ose jamais essayer de vous en faire la moindre analyse.
a J'eus cependant le courage, d'autres diraient la conscience, de le
lire d'un bout à l'autre ; et, quand son auteur vint me demander ce que
j'en pensais, je cherchai à tourner une réponse qui ne fût pas trop offen-
sante. Je lui répondis sur un certain ton à double entente, mais dont il
ne put recueillir que l'honnête moitié :
« C'est extraordinaire!
« Ah ! si vous l'aviez va rayonnant à cette critique à la façon de
Loyola ! Sa lèvre inférieure s'était plissée au point de faire une contrac-
tion de sa narine gauche à son oreille droite; il se prit à dire assez
comiquement : « Je vois que vous m'avez compris! Et qu'est-ce que cela
me coûterait pour en occuper un de vos feuilletons tout entier des
Débats ?
« — Cela ne vous coûtera jamais rien, monsieur le marquis ! »
« Il eut l'heureuse bêtise de ne pas comprendre et il ajouta d'un ton
de gracieuseté inexprimable :
CASTIL-BLAZE
« — Oh ! je connais trop bien le devoir des auteurs envers les jour-
nalistes de Paris pour ne pas savoir les remplir : je paierai, et.., soyez-
en bien convaincu d'avance, Monsieur, ., (il me souffla ces derniers
mots au tuyau de l'oreille), je paierai grassement.
« J'étais curieux de savoir jusqu'où le vieux Crésus pousserait le prix
de sa fantaisie et quel serait le chiffre estimatif de son ambition.
— Et quel prix mettriez- vous à la chose? lui dis-je.
— Je n'oserais le fixer moi-même... Si un billet de cinq cents francs...
— Ce ne serait pas assez.
— Mille francs ?...
— Additionnez encore.
— Q.uinze-cents ?
— Poursuivez.
— Deux mille, deux mille cinq cents, trois mille?
— Encore, encore...
a Je jouais le rôle de Gaveston dans la scène de la vente publique du
château d'Avenel en présence de Georges Brown. Il y avait aussi là,
derrière les coulisses, une miss Anna, et vous saurez tout à l'heure qui
jouait ce rôle.
« Enfin, comme mon trop heureux marquis n'arrivait jamais à un
chiffre assez élevé, il se retira un peu désenchanté, mais pas encore
vaincu ; car je l'entendis murmurer tout bas ces paroles significatives :
« — Eh bien, puisqu'il ne peut y avoir aujourd'hui adjudication^
renvoyons la séance à demain. »
Le lendemain, en effet, nouvelle criés... nouvelle mise à prix... offre
toujours rejetée de la part du commissaire-priseur, par insuffisance de
chiffre.
— Mais enfin, s'écria-t-il d'un ton un peu plus sec, quelle somme
exigeriez-vous ? Parlez
Il importe ici de faire savoir que dans la nuit qui avait suivi notre
première conversation (la nuit porte conseil, dir-on), le bruit de celte
affaire avait circulé dans ma maison : ma femme, à qui je l'avais confiée,
m'avait dit en plaisantant : « Mon ami, il me vient une idée.
— Et laquelle?
— Il faut lui demander un carrosse...
— Bah!
— J'ai toujours rêvé un carrosse! j'ambitionne un carrosse !... »
to LA CHRONIQUE MUSICALE
Je reviens à mon marquis qui attendait, bouche béante, que je me
fusse prononcé.
« Ce que je veux, repris-je en le regardant fixement afin de bien
connaître le fond de sa pensée, eh bien, puisque vous désirez le savoir...
— Mais, sans doute.
— Eh bien, je veux un équipage !
— Un équipage! fit-il, d'abord un peu déconcerté, mais pas encore
atterré, c'est un contrepoids un peu lourd, ce me semble, pour être mis
en balance avec un feuilleton.
— J'en conviens; mais ce que femme veut^ Dieu leveuc; et vous
êtes un marquis trop bien né, trop bon catholique et surtout trop galant
pour faire mentir l'un et l'autre.
— Il vous faut donc un équipage?
— C'est madame Blaze qui a parlé.
— Eh bien, vous l'aurez, w
Et il se retira presque le sourire sur les lèvres.,
Quinze jours s'étaient écoulés et nous n'entendions plus parler de cette
affaire. Ma femme elle-même avait cessé de m'en entretenir. Le vieux
marquis et son livre sur l'Opéra m'étaient entièrement sortis de la tête
comme tant d'autres meilleures choses, et je commençais à croire que
mon vieil amateur n'était pas si bête qu'il en avait l'air.
Mais, un beau soir d'automne, dans un moment où la conversation
maritale était tombée sur le Dey d'Alger, Ab-del-Kader et les bette-
raves
Drrrrrr
— Cela ressemble au bruit d'une voiture, dit ma femme.
— Si c'était l'équipage du ^marquis, fis-je en plaisantant.
Elle mit la tête à la fenêtre pour regarder dans la cour et l'en retira
aussitôt en frappant dans ses mains :
— Mais oui, c'est bien lui ! Ce n'est donc point une plaisanterie...
Est-ce drôle !!! »
Et en effet, trois minutes après, on sonnait à la porte de l'apparte-
ment, où le vieux gentilhomme entra en s'écriant :
« — Soyez satisfaits ! je viens vous payer d'avance le prix de votre
CASTIL-BLAZE
prochain feuilleton. Venez prendre livraison de votre équipage, et régu-
larisons cette affaire.
Ici finit pour moi le récit de Castil-Blaze Un fâcheux d'Avignon,
arrivé fort mal à propos, vint en interrompre le cours que Je n'eus
jamais le courage ni l'occasion de faire reprendre au narrateur.
Je ne sais donc ce qu'il advint de l'équipage et du feuilleton. Mais
l'arrivée de la voiture a dû mettre mes lecteurs en assez bon chemin.
Quoi qu'il en soit, ce ne sera pas le premier drame de l'époque roman-
tique qui ait été produit sans dénouement; et il y aurait peut-être là
matière à un joli vaudeville.
II
Excentricités de Castil-Blaze. — Première représentation d'Eiirianthe à l'Opéra. — Sin-
gulières contestations qui s'élevèrent à cette occasion. — Ses traductions. — Ses
ouvrages. — Le Dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau. — Indignation
de Weber.
Nous avons dit ailleurs, je crois, que Castil-Blaze était fantaisiste, et
qu'en toutes occasions il se piquait de faire parade d'originalité. C'était
un de ces hommes qui ne veulent jamais rien dire ni rien faire comme
les autres. Il tenait ce caractère de la nature même de son génie ou de
ses aptitudes, et il voulait paraître bizarre par esprit de contradiction. Il
s'était vu mille fois traiter de pillard, de plagiaire et de ravaudeur, inca-
pable de rien tirer de son propre fond; et il tenait à se montrer fantasque
et original. En un mot, foute sa vie ne fut qu'un tissu d'excentricités
dont nous pourrions enfler ces pages. Mais, afin de ne pas être prolixe
ou monotone, nous nous bornerons à quelques citations prises au hasard
parmi celles qui nous sont restées dans le souvenir.
Un jour qu'il était attendu à une répétition, c'était, je crois celle
d'0^ero7î (à rOdéon, le 24 décembre 1827), ou celle d'Eurianthe (à
l'Opéra, le 6 avril i83i) pressé qu'il était par son rendez- vous, il traînait
après lui dans la boue, le ruban qui s'était détaché de son caleçon :
a Monsieur, lui dit, en le lui montrant du doigt, un passant officieux.
12 LA CHRONIQUE MUSICALE
voyez votre pantalon. » — Oest exprès, lui répondit-il en poursuivant
son chemin sans se déranger.
Mais puisque nous avons parlé de la représentation à' Eurianthe ^ ce
serait peut-être le cas de vous rapporter ici la singulière contestation qui
s'éleva entre Castil-Blaze et le directeur de l'Opéra au sujet de la pre-
mière représentation de cette pièce ; ce serait surtout une belle occasion
de le laisser parler lui-même dans les termes incisifs et mordants qui lui
étaient propres; mais quoiqu'assez piquante^ cette contestation, citée
textuellement, traînerait peut-être trop en longueur. Les journaux de
musique et Pierre Larousse, dans son Dictionnaire universel, l'ont
déjà relatée in extenso, et je dois me borner à la résumer dans ce cha-
pitre aussi succinctement qu'il est possible; voici le fait :
Meyerbeer avait d'abord écrit son Robert le Diable pour l'Opéra-Co-
mique, où l'insuffisance des acteurs ne permit pas de le mettre en scène à
Ventadour. Réduit aux formes lyriques avec récitatifs, ce livret perdait
beaucoup sous le rapport de l'intérêt, de la clarté, etc.'Robert « arrangé »
de cette manière, allait être mis à l'étude au moment ou l'Académie
changea de directeur. En attendant que le nouvel Opéra fût prêt à se
mettre en route, on répétait Eurianthe de Weber, que Castil-Blaze avait
traduit. Sa première représentation avait été fixée au i" avril. Meyerbeer
en est averti, il quitte Berlin à la hâte, et voyant, dès son arrivée à Paris,
que l'on y était en train de répéter Eurianthe, il se fâche tout rouge et
réclame ses droits. Il veut qu'on lui cède le pas. Le directeur se mêle
aux débats; il exige à son tour et menace. Castil-Blaze qui trouve là
une belle occasion de se divertir aux dépens de ses adversaires, persiste
plus que jamais et il reste maître du champ de bataille.
Alors le Directeur essaie de recourir au papier timbré et somme
Castil-Blaze de signer un dédit, portant obligation de payer 2 5,ooo fr.
si l'opéra de Weber n'est point représenté le i®'" avril. L'intimé accepte
en pouffant de rire et lui propose même de pousser le chiffre à 100,000
rancs si la chose convient mieux à son contradicteur. « Vous êtes donc
insolvable ! » lui dit celui-ci. — « Non, lui répond Castil-Blaze, car je
suis à votre égard plus riche que Rothschild ; mais je suis avocat. Monsei-
gneur, et je voudrais vous épargner l'exhibition d'un acte ridicule. »
— Vous êtes donc plus diable que Robert et que Bertram lui-même,
s'exclama le Directeur; mais c'est bon à savoir, et soyez certain que si
vous êtes jamais de quelque chose, je me garderai bien de m'y fourrer!
— L'arrêt est dur. Monseigneur, mais je sais me résigner et je l'ac-
CASTIL-BLAZE i3
cepte. Je ris de tout, de tous et de moi-même; la gaieté n'est-elle pas un
trésor ? Et le baron de Rothschild est-il plus riche que moi? — »
Eurianthe ne fut représenté que le 6 avril, cinq jours après le terme
fatal, et Gastil-Blaze ne reçut aucune sommation relative aux 2 5,ooo fr,
ci -dessus mentionnés.
Un peu plus tard, en parlant du mérite intrinsèque à'Eurianthe et du
succès de sa représentation qui fut au-dessous des médiocres, Castil-
Blaze ajoute : « Euriante voulut paraître avant Robert; Eurianie fut
immolée. Fin connaisseur, le public de Paris juge la musique d'après
les décors, les beaux habits d'or, les chevaux caparaçonnés, le satin, les
cuirasses, et tout le luxe de la représentation. Négligez ces pompeux
accessoires, et le talent du musicien s'évanouira devant un auditoire
merveilleusement incapable de l'apprécier. »
Mais revenons aux travaux de Gastil-Blaze. Notre intention n'est pas,
dans cette courte notice, de donner à nos lecteurs une étude complète sur
ses œuvres littéraires. Ce serait là un travail trop étendu qui n'aurait
pour eux qu'un intérêt secondaire, et dont le mérite, si approfondi
qu'il fût, ne saurait d'ailleurs être apprécié que par quelques praticiens.
Toutefois, quelques-uns de ses livres ne peuvent rester entièrement
inaperçus.
Son ouvrage intitulé: De Vopéra en France^ deux volumes in-8° ac-
compagnés de ii8 exemples en musique gravée, fut le premier de ses
livres publiés à Paris, et il eut deux éditions. Il fit grand bruit, dès son
apparition en 1820, non-seulement parmi les musiciens, qui l'avaient
tous dans leur bibliothèque, mais encore dans le monde fashionable qui
tenait aussi à le posséder: il était sur tous les guéridons et dans tous les
boudoirs.
Vint après son Dictionnaire de musique moderne^ qui arriva assez à
propos, vers 1821, à une époque où il n'en avait point paru encore de
complets, car on ne pouvait pas donner le nom de dictionnaire au voca-
bulaire de VEncyclopédie méthodique^ ni même au recueil musical
d'articles scientifiques de J.-J. Rousseau, ouvrages beaucoup plus théo-
riques que didactiques. Le Dictionnaire en deux volumes in-8°, de
Castil-Blaze, eut donc beaucoup de succès, aussi bien que son livre sur
l'opéra en France. Seulement, on ne peut s'empêcher de remarquer avec
regret ou ctonnement que plus de cent mots du dictionnaire écrit par le
philosophe genevois, auquel il donnait l'injurieuse épithète de musicien
ignorant, aient été reproduits textuellement dans le sien. Au mot Ex-
pression, auquel Jean-Jacques a cru devoir donner un grand développe-
14 LA CHRONIQUE MUSICALE
menl, on est abasourdi de voir trois pages entières d'appréciations
constituant six paragraphes intimes, recopiés mot pour mot, avec une
aussi grande liberté, ou un aussi humble respect que s'ils étaient accom-
pagnés des guillemets d'une citation. Si Castil-Blaze n'avait écrit que
ce livre-là, assez médiocre, malgré les vingt-quatre planches de notes,
tableaux ou citations très intéressants qui l'accompagnent, tout son
bagage littéraire ne serait qu'une défroque^ et nous ne prendrions pas la
peine de nous occuper de lui aujourd'hui ; mais nous aurons à le citer
bientôt dans des ouvrages d'une grande portée artistique et littéraire où
nous serons forcés de reconnaître et d'apprécier l'excellent critique mu-
sicien.
Il était, il faut bien en convenir, ainsi que nous l'avons déjà dit, fan-
tasque et fantaisiste; il se délectait dans le paradoxe, au point d'être dur
et impitoyable, dans ses paroles et dans ses écrits, envers les hommes de
génie de la plus réelle valeur. Que de critiques exagérées n'a-t-il pas dé-
bitées contre Halévy, Donizetti, Meyerbeer!... ce dernier surtout était
son point de mire d'éreintement: il déblatérait contre lui sans le moindre
scrupule jusques dans ses Huguenots, et, comme il savait par cœur toute
la musique de Gluck, de Mozart et de Weber, il lui citait, à propos de ses
meilleures partitions, des phrases entières que le compositeur en vogue
avait, très probablement sans le savoir, reproduites d'après ses devan-
ciers. L'auteur de Robert était sa bête noire: il voulut, lui, en devenir le
croque-mitaine et il y parvint. L'illustre maître en avait une telle peur
que, toutes les fois qu'il rencontrait son antagoniste dans les rues de
Paris, il en prenait le vertige et se glissait furtivement dans la première
maison venue.
Et cependant... accordez donc cela! Castil-Blaze n'était pas méchant;
il était même plutôt affable et doux; et il permettait qu'on lui parlât
avec franchise.
Vers 1 85 5, alors qu'il venait d'achever son grand recueil musical de
pièces rares : « Ménagez donc, au moins, lui dis-je, ce bon Halévy qui
m'a demandé si gracieusement un exemplaire de votre grand ouvrage
pour m'en payer le prix, bien que vous y mettiez à nu toutes ses rémi-
niscences I Une réminiscence, c'est peut-être une faute, mais ce n'est pas
un crime impardonnable; ce n'est même point une chose à reprocher en
musique, car deux grands génies peuvent, à la rigueur, se rencontrer,
sur ce terrain glissant et ardu que l'on appelle création; tandis que vous,
vous êtes non-seulement un exploiteur des meilleures idées d'autrui,
mais un véritable voleur, un voleur cynique qui pillez et dérobez
sciemment à tort et à travers : je puis vous le prouver pièces sur table. »
CASTIL-BLAZE i5
Pensez- vous qu'il lui prît envie de se formaliser devant cette juste,
mais sévère apostrophe! pas le moins du monde; elle le dérida au con-
traire.
« Pour ce qui est d'Halévy, me répondit-il, en citant dans mon recueil
quelques-uns de ses plus heureux plagiats, j'ai cru lui faire beaucoup
d'honneur, car vous ne me voyez guère parler de ceux d'Ad. Adam,
d'Ambroise Thomas, de Carafa et tutti qiiattti qui font partie de la
petite cohorte musicienne ; aussi, voyez-vous bien qu'il me demande mon
ouvrage : ne le plaignez donc pas tant. Et maintenant, poursuivit-il, en
posant la plume et se frottant les mains, citez-moi donc mes propres
larcins que je ne renierai pas et avec lesquels je tiens même à renouer de
temps en temps connaissance. »
— Mozart— Dieu ! lui fis-jCj cela ne me sera pas difficile. Je commen-
cerai par ce pauvre Jean-Jacques à qui vous avez pillé textuellement le
quart de son dictionnaire de musique. Vous avez dit, il est vrai dans le
vôtre à l'article Plagiat que : les marches de septième^ de quinte et de
quarte, les motifs obtenus par les diverses combinaisons des trois
notes de raccord parfait, les phrases faites, appartiennent à tout le
monde. Vous avez probablement considéré le dictionnaire de Rousseau
comme une marche de septième ou comme une bonne collection de
phrases faites, tombées dans le domaine public!
— Mon cher, tout le monde est d'accord sur ce point, qu'un diction-
naire n'est pas autre chose qu'une œuvre publique de compilation. Dans
la recherche, le collectionnement ou l'entassement forcé que vous avez à
faire, pour un tel travail, de tous les mots qui intéressent l'art dont vous
reproduisez le vocabulaire, il ne faut pas s'ingénier à changer ce qui est
bon et bien dit. C'est le bienfait du Créateur, et l'on ne refuse jamais
un BIENFAIT qui vient d'en haut.
— Oui, je le sais, vous avez vous-même prévenu le lecteur dans votre
préface qu'un dictionnaire était plutôt un travail de patience qu'une
œuvre de génie ; et, en vertu de cet argument, vous avez reproduit jus-
qu'au servilisme toutes les meilleures pensées d'un autre ; mais c'est ici
précisément que je voulais vous voir venir, et je vous y attendais. Vous
convenez donc que les articles du dictionnaire de musique de Jean-Jac-
ques Rousseau sont bienfaits et qu'il ne faudrait pas se permettre d'y
rien changer? Eh bien, pourquoi alors dites-vous, après les avoir ainsi
hautement appréciés en les acceptant pour vous-même, qu'il n'est qu'wn
ignorant, qu'un musicien aussi niais que misérable?... On ne dévalise
point ainsi un pauvre homme! »
i6 LA CHRONIQUE MUSICALE
Il ne fronça même pas le sourcil devant cette logique foudroyante.
C'était une pie bien effrontée que cette muse déprédatrice d'un
habile homme qui savait s'abaisser jusqu'à dérober le bien d'autrui
dès qu'il ne trouvait plus à l'emprunter!.... Quand tout le pré-
cieux butin musical de l'Italie et de l'Allemagne eut été importé en
France et que cette belle mélodie exotique n'y fut plus considérée comme
une marchandise de contrebande, puisque ses plus riches colpor-
teurs étaient venus eux-mêmes s'installer à Paris, il fallut bien qu'il se
créât un autre genre d'industrie. La pie alors devint abeille; elle fit ce
qu'il appelait des pastiches, sortes d'habits d'arlequins, confectionnés
à l'aide de morceaux de différentes couleurs, taillés sur pièces d'ici et de
là, qu'il rajustait de son mieux pour les étaler sur de beaux mannequins.
La musique de Cimarosa, Paisiello, Paër^ Mozart et autres illustres
morts, fut plaquée sur les comédies de Regnard et de Deslouches, Il fit
jouer à l'Odéon les Folies amoureuses et la Fausse Agnès, métamor-
phosées en opéras comiques: puis vint la Forêt de Sénart : il était là
dans son élément de chasse tudesque ; il se réfugiait sous les touffes om-
breuses pour mieux surprendre Vennemi; c'était le nom qu'il donnait
au public de Paris quand il n'était pas sage.
Après la Forêt de Sénart, des partitions tout entières changèrent de
nom, de caractère et d'habit: Fidelio, de Beethoven, devint Leonor;
Oberon, de Weber, devint Huon de Bordeaux, dont il était le libret-
tiste, etc.
J'aime beaucoup mieux ces derniers arrangements, parce qu'au moins,
dans leurs partitions, la grande règle de l'unité, ou plutôt de l'unifor-
mité mélodique, n'est point violée d'un bout à l'autre, comme dans un
pot-pourri ; tandis que les pastiches ou macédoines lyriques, ne sont
pas autre chose que de beaux programmes de concert greffés sur co-
médie.
Nous avons passé sous silence une foule de petits ouvrages de Castil-
Blaze, qui eurent peu de succès parce qu'ils ne s'adressaient qu'à un très
petit nombre de lecteurs ou amateurs. Tels furent : La Chapelle- Musi-
que des rois de France ; La Danse et les Ballets depuis Bacchus jus-
qu'à mademoiselle Taglioni (i832); Mémorial du grand Opéra, bro-
chure de soixante-quatre pages (1847); et enfin un Essai sur le drame
lyrique et les vers rhythmiques, ouvrage qui avait paru en 1826 et qui
fut ensuite fondu avec d'autres, dans Molière musicien, V^n de ses meil-
leurs livres, dont nous aurons bientôt à nous occuper sérieusement.
Dans ses traductions ou arrangements, Castil-Blaze montrait un lais-
ser-aller et un sans-gêne qui lui valurent maintes fois de vertes remon-
CASTIL-BLAZE
17
trances et de publiques apostrophes de la part des compositeurs vivants
dont il tronquait sans façon, selon le besoin de ses paroles, la mélodie et
Jusqu'aux accompagnements de l'orchestration. Il était sourd à la critique
la plus sanglante, il faut lui rendre cette justice; mais, en revanche, il
faut dire aussi qu'il ménageait quelquefois trop peu ces belles partitions
d'outre-Rhin et d'outre-monts qui, de la caisse de l'Odéon et des princi-
paux théâtres de la province^ faisaient pleuvoir sur lui tant d'or, pendant
qu'un de ses plus célèbres producteurs, l'infortuné Weber, séchait d'in-
dignation et de misère à Londres où il était allé se réfugier avec ses der-
nières notes, ses dernières plaintes et ses dernières espérances. Dans ses
moments de mauvaise humeur et de Juste indignation, il lançait de là à
son muiilateu'-^ comme il l'appelait, des lettres fulminantes, lettres dont
la presse parisienne fit grand bruit alors, quoiqu'elles traitassent ou plu-
tôt parce qu'elles traitaient de Vandale un habile homme qui avait
trouvé des filons d'or.
CHARLES SOULLIER.
(La suite prochainement.)
IX,
NOTICE
SUR LA CONTRE-BASSE
Es le début, nous avertissons nos lecteurs qu'on ne
connaît point l'inventeur de la contre-basse, quoique
ce soit un instrument presque moderne, puisqu'il n'a
tout au plus que deux siècles d'existence. Ce géant
sonore et majestueux a dû voir le jour sans beaucoup
de bruit, peut-être même l'a-t-on regardé comme un
monstre, ou comme l'erreur fantastique d'un luthier.
Si la contre-basse n'est pas très ancienne, il ne faut pas s'en étonner;
cet instrument est né par suite des exigences et des enrichissements suc-
cessifs de l'harmonie et de la sonorité.
Les instruments primitifs étaient des lyres, des flûtes, dont s'accom-
pagnaient les anciens peuples. Peu à peu, et les arts se perfectionnant,
cet orchestre de l'âge d'or a pris de l'extension, s'est complété, lentement,
par exemple.
Car, sans remonter au roi David et à ses trois mille harpistes, auxquels
l'adjonction d'une centaine de contre-bassistes n'eût pas nui, certes, ce
n'est guère que dans le seizième siècle que nous voyons apparaître un
rudiment d'orchestre, et encore. Même du temps de LuUi, fin du dix-
septième siècle, l'orchestre n'avait que peu d'instruments; aussi était-il
NOTICE SUR LA CONTRE-BASSE 19
sourd et incolore. La contre-basse ne devint nécessaire qu'à mesure que
rorchestre se constitua et se perfectionna; alors seulement le besoin de
cette basse virile se fit sentir: jusque-là, nous le répétons, cet instrument
n'aurait eu aucun but; aussi n'y a-t-on pas songé.
Quelques auteurs ont émis l'opinion que le mot contre a été ajouté à
la basse, en opposition au violon; le mi du violon étant représenté par
un sol sur la contre-basse et \qsoI du violon étant représenté par un mi
sur la contre- basse, c'est chercher bien loin une chose fort simple.
Que la contre-basse soit un enfant du violon, un enfant qui a pris de
l'embonpoint, cela n'est pas douteux.
Cette vérité fait dire à l'abbé Sibire dans sa Chélonomie (i): « Le
violon est la racine des instruments à sons filés, qui n'en sont que des
dérivés, c'est-à-dire des violons plus ou moins grands, depuis la pochette
du maître à danser jusqu'à la contre-basse. L'archi-luth ne dut être
jadis qu'un luth plus gros et plus allongé. Si jamais il prend fantaisie à
un musicien de commander, ou à un luthier de construire une archi-
contre-basse, c'est-à-dire un instrument gigantesque, l'mventeur du
violon ou sa cendre, si elle se ranime, aura droit d'en revendiquer la dé-
couverte » (2) .
Jean Rousseau n'est pas tout à fait de l'avis de M . Sibire, car il dit que
la viole (3) est le plus parfait de tous les instruments, et que si Adam,
le premier homme, avait voulu faire un instrument, il aurait fait une
viole.
Après avoir cité ces apologistes enthousiastes du violon et de la viole,
nous nous écarterons un peu de l'avis de l'un et de l'autre, en donnant
la viola da gamba comme origine du violoncelle, et par suite de la contre
basse.
Cette viola da gamba représentait à peu près le violoncelle de nos
jours; on le tenait entre ses jambes, comme son nom l'indique, et tel
qu'on le voit dans le tableau des Noces de Cana^ par Paul Véronèse,
peintre qui a vécu de i5 32 à i588.
Il y avait dans la famille des violes non-seulement la viola da gamba^
mais un contra-basso da gamba, appelé aussi violone.
(i) La Chélonomie ou le parfait Luthier^ par l'abbé Sibire, ancien curé de Saint-
François-d'Assise, à Paris. 1806.
(2) Ce rêve a été réalisé, en i855, par M. Vuillauine, qui exposa une contre-basse
monstre (alto basse); un clavier et un pédalier abaissent sur les cordes des doigts de
fer; la main droite tient l'archet.
(3) Traité de la Viole, par Jean Rousseau, maître de musique et de viole. Parif,
Ballard, 1687, petit in-80.
20 LA CHRONIQUE MUSICALE
L'un des promoteurs, sinon l'inventeur des basses de viole et des con-
tre-basses de viole paraît être Gasjparo da Salo, qui en construisit dès
i56o à Brescia (i).
Un plus ample renseignement se trouve dans la Biographie des mu-
siciens, par M. Fétis (i865), à l'article Todini, page 235. Après avoir
parlé de la dichiaratione délia galleria armonica (1676), ouvrage dans
lequel Todini décrit les instruments et les machines qu'il avait réunis,
nous voyons à l'analyse du vingt-troisième chapitre une lacune ; on y
trouve la description d'une viole tétraphone dont le mécanisme permettait
d'y Jouer à volonté, et sans démancher, les quatre espèces de violes, c'est-
à-dire le soprano ou par-dessus de viole, le contralto ou. viola bastarda^
le Ténor et la basse de viole. « Todini avait donné à la partie grave de
cet instrument une étendue beaucoup plus grande; mais il y renonça
par la suite, parce qu'il inventa la contre-basse à quatre cordes qu'il joua
lui-même dans les oratorios, dans les concerts et dans les sérénades.
Jusqu'en 1670, la partie de contre-basse était jouée par Varchi-viole,
montée de sept cordes à l'octave grave de la basse de viole, avec des cases
pour poser les doigts, ou par la grande viole appelée Ijyra ou accorda.
Les contre-basses de Gaspardo da Salo et autres anciens maîtres qu'on
possède, sont ces mêmes instruments dont on a changé le manche et le
système de monture. »
Quand M. Fétis dit que Todini inventa la contre-basse à quatre cordes,
il ne se souvenait sans doute pas qu'il avait déjà doté de cette invention
Gaspardo de Salo; de plus nous voyons dans les Recherches sur les fac-
teurs de clavecins et les luthiers d'Anvers depuis le seizième au dix-
neuvième siècle de M. le chevalier Léon de Burbure {Bruxelles i863,
in-8'), qu'en i636, maître Daniel, luthier, construisit une contre-basse
avec son étui, pour la chapelle du Saint-Sacrement à la cathédrale
d'Anvers.
Antérieurement à cette date, on lit dans la Syntagma de Praetorius
(16 19), (2): Dans ces derniers temps on a construit deux très grandes
violes da gamba; en les employant, les autres basses en usage jusqu'ici
peuvent exécuter les parties de Ténor ou d'alto.
Santo Magini (3), luthier à Brescia au dix-septième siècle, se dis-
(i) Fétis; Antoine Stradivari, Recherches historiques, etc. Paris, i856, in-S**.
(2) Prœtoriiis, Syntagma musicum, etc., tome II, p, 46, Wittenberg, i6i5 à 1619^
in-4''.
(3) Il ne faut pas confondre Santo Magini avec Jean-Paul Magini, aateur des fa-
meux vicions. Ce luthier travaillait à Brescia, entre iSgo et 1640.
NOTICE SUR LA CONTxHE-BASSE 2ï
tingua surtout par ses contre-basses, qui sont renommées en Italie
comme les meilleurs instruments de ce genre (i).
Après l'école de Brescia, en fait de lutherie, vient celle de Crémone,
fondée par André Amati vers le milieu du seizième siècle. Il existait
dans le mobilier de la chapelle royale une collection de violons et de
violes qui avaient été faite par André Amati, à la demande de Charles IX,
amateur passionné de musique.
Après les journées des 5 et 6 octobre 1790, tous ces instruments dispa^
furent de Versailles (2).
Nicolas Amati, fils de Jérôme et neveu d'André, est le plus célèbre des
Amati ; il naquit en i 5g6 et mourut en 1684.
La lutherie italienne maintint sa juste célébrité à travers le dix hui-
tième siècle, et c'est elle qui a dû faire les premiers patrons de la contre-
basse, en modifiant ses violone.
Voici ce que nous apprend Brossard dans son Dictionnaire de jnii-
sique, édition originale in-fol. de lyoS, à l'article violone : « C'est notre
basse de violon, ou pour mieux dire c'est une double basse dont le corps
et le manche sont à peu près deux fois plus grands que ceux de la basse
de violon à l'ordinaire, dont les cordes sont aussi à peu près plus longues
et plus grosses deux fois que celles de la basse de violon, et le son par
conséquent est une octave plus bas que celui des basses de violon à l'or-
dinaire. Cela fait un effet tout charmant dans les accompagnements et
dans les grands chœurs (3), et je suis fort surpris que l'usage n'en soit
pas plus fréquent en France. »
L'Italie et l'Allemagne se servaient alors, depuis longtemps déjà, de la
contre-basse.
/. Matheson, dans son Nouvel orchestre dévoilé (4), 1713, dit à pro-
pos de la contre-basse : « Ce doit être une véritable besogne de cheval
que de tenir ce monstre entre ses mains pendant trois ou quatre heures
de suite. »
L'orchestre de Lulli, et antérieurement, n'avait point de contre-basse;
c'étaient les violoncelles et les basses de viole qui faisaient la partie grave,
et une espèce de contre-basse de viole ( v/o/owe) montée de neuf cordes
minces; les choses restèrent dans cet état jusqu'en 1730. » (Fétis, Revue
musicale, tome I ).
(i) Fétis; Antoine Stradivari, p. 45.
(2) Ibid.
(3) L'expression du grand chœur signifiait tutti^ à cette e'poqiie.
(4J Das neii erœffnete orchestre, durch J, Mattheson. Hamburg, 171 3, 3 vol. in -12
t. I, p. 336.
22 LA CHRONIQUE MUSICALE
Le violoncelle lui-même, d'après M. Fétis, n'aurait été introduit en
France que peu de temps avant la mort de LuUi, par Batistini^ de Flo-
rence, connu sous le nom de Jean Stuck,
Montéclair, compositeur né en 1666 à Chaumont. est désigné comme
le premier musicien qui joua de la contre-basse à l'orchestre de l'Opéra
(il n'y en avait qu'une alors). Durey de Noinville^ dans le tome II de
son Histoire du théâtre de l'Opéra en France (lySB), nous dit : « Mon-
téclair se fit connaître à Paris vers l'an 1700, il entra dans l'orchestre de
l'Opéra, où il fut le premier qui Joua de la contre-basse, instrument qui
n'avait point encore été admis, et qui fait un si grand effet dans les
chœurs. »
Nous remarquerons que cette assertion contredit l'assertion de M.
Elwart dans son Petit traité d'' instrumentation (1862), quand il met que
a contre-basse a été introduite pour la première fois à l'Académie royale
de musique en lySô par Gélinek, célèbre artiste allemand. Du reste, M.
Elwart se contredit lui-même à cette occasion, car dans ses Études élé-
meittaires publiées en 18 38, il avançait qu'un artiste détalent, Mondon-
ville, joua le premier de la contre-basse à l'Académie royale de musique
en 1710.
Ces deux dates sont à rectifier, ainsi que le nom de Mondonville, à la
lace duquel il faut lire Montéclair.
En 17 57, il n'y avait toujours qu'une seule contre-basse dans l'or-
chestre de l'Opéra, et l'on ne s'en servait que le vendredi, qui était le
beau jour de ce théâtre (cette tradition aristocratique du vendredi existe
encore aujourd'hui). Gossec fit ajouter une seconde contre-basse à l'or-
chestre de ce théâtre ; Philidor en mit une troisième pour la première
représentation de son opéra à'Ernelinde, et successivement le nombre
de ces instruments s'est augmenté jusqu'à huit (i).
J.-J. Rousseau, dans son Dictionnaire de musique, écrivait en 1767 :
a De tous les orchestres de l'Europe, celui de l'Opéra de Paris, quoiqu'un
des plus nombreux, est celui qui fait le moins d'effet. »
Parmi les nombreuses raisons qu'il donne pour justifier son dire, il y
a celle-ci : « Pas assez de contre-basses et trop de violoncelles, dont les
sons, traînés à leur manière, étouffent la mélodie et assomment le spec-
tateur. »
Dans l'origine et jusque il y a cinquante ou soixante ans, l'accord de
la contre-basse était une si grande affaire, qu'avant la représentation le
luthier venait remplir cette besogne; les chevilles étaient alors montées
(i) Musique mise à la portée de tout le monde, par Fétis.
NOTICE SUR LA CONTRE-BASSE 23
à cliquet, tandis qu'en Allemagne on avait depuis longtemps déjà la vis
sans fin, appliquée à la contre-basse à Berlin en 1778 par Bachmann.
Nous nous rappelons même avoir vu en Alsace les contre- basses avec
de simples chevilles.
Un avocat au parlement, M. Domenjou.d, avait proposé l'application
de vis de rappel, posées parallèlement au manche et adaptées à son ex-
trémité. Cette idée, qu'on trouve développée dans une plaquette intitulée :
De la préférence des vis aux chevilles pour les instruments de musique,
etc., Paris, 1757, put bien aider Bachmann dans son invention. Dans
le système de M. Doraenjofid, l'action de la vis était directe; tandis que
Bachmann y a joint Tintermédiaire de la vis sans fin ^ dont il n'était
d'ailleurs pas l'inventeur.
D'après le Dictionnaire encyclopédique des sciences musicales^ de
G. Schilling, Bachmann ne produisit son invention qu'en 1792 et non
en 1778, comme on l'affirme généralement.
Nous ignorons si le perfectionnement de M. Domenjoud, revêtu d'un
rapport favorable de l'Académie des sciences le i""' décembre 1756, a fait
fortune; la question pratique n'avait pourtant pas été négligée, car sa
brochure est complétée par l'avis suivant : « Ceux qui voudront profiter
de la commodité de cette invention, pourront s'adresser au sieur Gavi-
niès, maître luthier à Paris, rue Saint-Thomas du-Laure. Il mettra des
manches entiers ou fera l'amputation des vieux au-delà du sillet du côté
des chevilles, sans toucher au reste de l'instrument, et y entera très pro-
prement les nouveaux, tant aux violons qu'aux violoncelles, basses, con-
tre-basses, violes, etc. ; il mettra aussi des vis aux clavecins, si on s'y
détermine. »
Albrechtsberger , dans son Traité d'harmonie, publié en 1790 à
Leipzig, dit que le violone ou contre-basse a généralement cinq cordes :
fa, la, ré, fa dièse, la, en partant du grave ; il ajoute : « Il y a encore une
autre espèce de violone qui n'a que quatre cordes : sol, la, ré, sol ou fa,
la, ré, sol, mais cet instrument ne s'emploie guère. )) La contre-basse
avait alors sur sa touche un sillet pour chaque demi-ton, à l'instar de la
guitare.
N'est-il pas remarquable de voir les premières contre-basses apportées
d'Italie et d'Allemagne, montées toutes à quatre cordes, accordées par
quartes. Cette observation, faite en 1829 par Gélinek, artiste de la cha-
pelle du roi, prouve une fois de plus combien les innovations ont de la
peine à déraciner la vieille routine, puisqu'on a abandonné la contre-
basse à quatre cordes pour la mettre à trois, et enfin revenir, presque de
nos jours, aux quatre cordes.
24 LA CHRONIQUE MUSICALE
M. Gélinek continue ainsi (i ) : « Si l'on ne pratique pas cet instrument
comme dans son origine, il est naturel de penser que les violoncellistes,
ne trouvant pas d'emploi dans les orchestres pour leur instrument,
prirent la contre-basse, l'accordèrent par quintes, pour ne pas déranger
le système d'intervalle de la basse, tels qu'ils l'avaient appris, et suppri-
mèrent la quatrième corde qui ne peut descendre à ïut. D'ailleurs, la mu-
sique française, à cette époque, n'étant pas aussi compliquée qu'elle est
maintenant, il était très facile de l'exécuter avec la contre-basse à trois
cordes, accordée par quintes, ce qui est très fatiguant, et souvent im-
possible de faire aujourd'hui. »
Il y avait alors des musiciens qui accordaient par quartes leur contre-
basse à trois cordes, c'est-à-dire, en partant de la note grave: la, re, sol.
Gélinek propose d'ajouter un lit à l'aigu. De plus, l'archet étant très
court alors (1829), il est d'avis de l'allonger, en changeant la manière de
le tenir, et s'appuie de l'exemple de Dragonetti qui, à ce qu'il paraît, fut
l'inventeur de cette nouvelle manière de tenir l'archet.
Tout le monde connaît les tours de force de Dragonetti, jouant avec
Viotti des duos de violon, où il remplissait alternativement la première
et la seconde partie sur sa contre-basse. Le contre-bassiste allemand
Kasmpfer en faisait autant; de plus, quand il allait en voyage, il dé-
montait son goliath, moyennant vingt-six vis, et le remettait en état
dans un clin d'œil (2).
Quant aux tours de force sur la contre- basse, notre contemporain
Bottesini peut rivaliser avec ses prédécesseurs.
Voici une date que nous fournit M. Fétis dans sa Revue musicale,
juin 1827: « M. Cherubini vient d'établir une classe de contre=basse à
l'école royale de musique (3). ))
On attribue également à Cherubini l'introduction de la contre-basse
à quatre cordes à l'orchestre de la société des concerts, après s'être aperçu
que le trait de ces instruments dans la symphonie de ut mineur de
Beethoven lui avait produit un meilleur effet en Allemagne sur des
contre- basses à quatre cordes.
M. Gouffé a notablement contribué à propager cet utile emploi des
(i) Note sur la contre-basse, par Gélinek, Revue musicale, de Fétis, t. V, p. 169.
(2) Nelker von Gontershausen, die musikalische Tomverk^euge, etc., Francfort,
i855.
(3} On trouve au Conservatoire, dans un registre autographe de Cherubini :
« Chenié, professeur de contre-basse, lequel est entré en fonctions au ic' juillet 1827,
ayant été nommé le 23 mai, même année. — Les premiers élèves inscrits sont : Du-
rier, Croizier, Dubarle, Bagna, Hémet, Mouillard, Guillion. »
NOTICE SUR LA CONTRE BASSE 25
quatre cordes. Voici, à ce propos, la note que nous trouvons, dans la
Galette musicale de Leipzig, septembre iSSg: « En France, on con-
tinue généralement à accorder la contre-basse par quintes, quoique bien
des artistes reconnussent l'avantage d'accorder par quartes, et attribuent
à cela la supériorité des contre-bassistes allemands sur les français. Che-
rubini et Habeneck se sont prononcés complètement en faveur de l'ac-
cord usité en Allemagne, et dernièrement un certain M. Gouffé a publié
là-dessus une brochure intitulée Traité sur la contre-basse à quatre
cordes^ d'après lequel on doit réformer la classe de contre-basse au
Conservatoire à Paris. »
Rossini les réclamait aussi quand on monta son Siège de Corinthe.
Se douterait-on que ce gros instrument se trouve être un type de gaieté
dans un proverbe allemand: Er glaubt der Himmel hœngtjpoll
Bassgeigen^ il s'imagine (en parlant d'un homme heureux), que le
ciel est garni de contre-basses. Celte figure doit avoir pour origine ce
joyeux temps fort marqué dans la valse par la contre basse.
La supériorité de la contre-basse à quatre cordes sur celle à trois ne se
discute plus de nos jours; sans parler des trois notes qu'on gagne dans
la grave, le doigté est infiniment meilleur et se prête à des passages plus
difficiles. Bottesini n'est pas de cet avis (voyez l'introduction de la
Grande méthode de contre-basse qu'il vient de publier). Bottesini, pré-
conisant la contre-basse à trois cordes, peut avoir raison au point de vue
du virtuose, mais les ressources immenses de la quatrième corde à l'or-
chestre, nous le répétons, ne se discutent plus.
L'accord de la contre-basse a subi bien des variations, en tenant
compte_, bien entendu, du nombre différent de ses cordes. La contre-
basse à trois cordes est presque toujours indiqué sol^ ré, la (i); pourtant
nous voyons dans le traité de Frœhlich (2), /a, re, sol. Dans ce même
traité il y a : fa, la., ré, fa dièse., la, pour la contre-basse à cinq cordes
(disparue de nos jours); nous y' remarquons également sol, do, fa, la,
puis enfin mi, la, re, sol, qui est le plus répandu pour les contre-
basses à quatre cordes. En Angleterre, on se sert de la contre-basse à
trois cordes.
Dans sa Revue musicale de 1827, M. Fétis cite l'accord suivant pour
les contre-basses allemandes à quatre cordes : la, ré sol, do ; il est assez
bizarre que Frœhlich ne l'ait point donné dans son traité.
(i) Nous partons toujours de la note grave, dans ces indications d'accords, en la
désignant par une majuscule.
(2) Vollstacndif^e theoretisch - pracktische Mnsik Scliull fur aile bebn Orchcster
braeiichliche iviclitgiere Instrumente, Bonn, Simœk. — i8 10-18 ir,
26 LA CHRONIQUE MUSICALE
On accorde quelquefois la corde grave mien mi bémol ou ré ; Berlioz,
dans son traité d'orchestration, parle même de l'ut grave, mais à cette
profondeur il faut convenir que le son est peu distinct. Dans le Ma-
nuel de musique (édition Roret), publié par Choron et Ad. de Lafage
(i836), les auteurs observent que l'accord de la contre-basse est la, ré,
sol; puis ils mettent dans une note que cette manière de monter la
contre-basse n'est usitée ni en France ni en Allemagne, et qu'elle a l'in-
convénient de priver l'instrument de trois notes fort essentielles dans le
grave, savoir: 50/, sol dièse. Hors d'Italie on monte les contre-basses
par quintes, à partir du sol d'en bas. La manière italienne n'a d'autre
avantage que de faciliter l'exécution des traits difficiles. »
Plus loin nous lisons dans le même manuel : « Je n'ai parlé que de la
contre-basse à trois cordes, parce qu'elle est aujourd'hui la seule en
usage; elle est accordée sol^ ré, la. y>
En 1839, un professeur de physique du collège au séminaire de Cor-
bigny inventa une contre-basse qui se jouait de la façon suivante : la
main droite tenait l'archet, tandis que la gauche s'évertuait sur un cla-
vier correspondant avec les cordes : il paraît que cette idée n'a pas fait
fortune. M. Vuillaume connaissait-il cette invention?
Ce n'est pas la grâce ou le charme qu'il faut demander à la contre-
basse, mais bien l'énergie, la majesté : dans un crescendo, aucun instru-
ment ne peut la remplacer.
Comme instrument solo, la contre-basse paraît rarement ; le virtuose
est une exception.
L'accord de cet instrument se fait généralement par les sons harmo-
niques, plus distincts à l'oreille.
Nous terminerons ce petit aperçu historique sur la contre-basse, par
la petite phrase apologétique, empruntée à l'ouvrage de Castil-Blaze, De
l'Opéra 671 France: « La contre-basse est le fondement des orchestres ;
rien ne saurait la suppléer : soit qu'elle conserve sa marche grave et
sévère, soit qu'entraînée par la violence des passions, elle se joigne aux
autres instruments pour les exprimer, la richesse de ses sons, un rhythme
plein de franchise et de pompe, et surtout l'ordre admirable qu'elle porte
dans les masses harmoniques, signalent partoufsa présence. »
J.-B. WEKERLIN.
L'OREILLE
I
'attribue à la mémoire, » dit B. Franklin, « la faculté
de comparer le ton actuel à celui qui vient de cesser.
Mais s'il y avait dans l'oreille quelque chose d'ana-
logue à ce que nous remarquons dans l'œil, et qui n'a
rien d'impossible, cette faculté n'appartiendrait pas à
la mémoire (i). »
En effet, la mémoire n'est pour rien dans ce phénomène de comparai-
son. Le pressentiment qu'en avait l'illustre savant Américain, à une
époque où la pensée qu'il exprime n'était pas sans hardiesse, s'est vérifié
expérimentalement depuis.
De même que l'œil est disposé pour recevoir séparément, outre les
sept couleurs du prisme, l'infinité des nuanc2s intermédiaires; l'oreille,
par une organisation tout aussi compliquée et d'une délicatesse égale,
reçoit séparément toutes les nuances des sons.
Un rapide examen est à peine nécessaire pour rendre en quelque
sorte tangible cette vérité aujourd'hui démontrée.
L'oreille se divise en trois parties : Voreille externe, la caisse du
tympan et le labyrinthe.
Le conduit auditif consMxie, avec le pavillon extérieur que nous ne
nous attarderons pas à décrire, toute l'oreille externe. C'est un tube
(i) Lettre à lord Kames, sur VHannonic et la Mélodie des Airs écossais. — Londres^
2 JU'II 17G5.
28.. LA CHRONIQUE MUSICALE
étroit, un peu tortueux, que clôt intérieurement une mince membrane,
tendue un peu lâchement, à laquelle il apporte l'air agité du dehors,
Cette membrane, le tympan, sépare l'oreille externe de la caisse,
La caisse du tympan est une cavité profonde d'un peu plus d'un cen-
timètre, large de deux, tapissée intérieurement d'une membrane trans-
parente comme celle qui ferme l'entrée du conduit auditif, dont elle
paraît être la continuation. Cette cavité est percée au fond de deux petits
trous superposés, fermés également de minces membranes vibrantes et
appelés, d'après la forme qu'ils affectent, h fenêtre ronde et la. fenêtre
ovale.
Près de la membrane du tympan prend naissance un canal cylindrique,
la trompe d'Eustache. qui bc termine par une ouverture assez grande au
fond de la cavité buccale, près de la luette, et dont la mission est d'ame-
ner l'air extérieur à la caisse du tympan, de sorte que, des deux côtés de
la membrane, l'air se troiive soumis à la même pression atmosphérique.
La fenêtre ovale, percée au-dessus de la ronde dans la paroi osseuse
opposée au tympan, correspond avec celui-ci par la chaîne des osselets,
dont les noms sont empruntés à leurs figures, Ce sont : le marteau.^ Ven^
chime, Vétrier et le lenticulaire.
Le marteau pourrait être représenté comme une sorte de petit com-
pas, dont l'une des pointes est attachée au milieu du tympan, tandis que
l'autre est fixée dans le bord osseux de la caisse. L'enclume ressemble
assez bien à une petite enclume, mais mieux encore à une molaire; elle
supporte la tête du marteau, sa racine la plus courte est fixée à l'os op-
posé au tympan et la plus longue se relie à l'étrier, celui des trois osselets
qui justifie le mieux son nom. Les deux branches de l'étrier reposent sur
une base elliptique relativement large qui masque presque entièrement
l'orifice membraneux de la fenêtre ovale, tandis que sa partie supérieure
et pointue s'articule avec la racine creuse de l'enclume. Enfin le lenticu-
laire se rattache par un petit ligament à la partie supérieure de l'étrier,
concourant à son articulation avec la racine de l'osselet précédent.
Ces osselets, articulés ensemble, sont attachés au tympan par une
corde très déliée qui^ sous l'influence des vibrations communiquées à
cette membrane par le conduit auditif, les bande et les relâche alterna-
tivement, leur faisant ainsi transmettre ces vibrations de l'air extérieur,
à l'oreille interne ou labyrinthe, par la fenêtre ovale que heurte la base
de rétrier.
L'OREILLE 29
L'oreille interne s'ouvre, immédiatement derrière la fenêtre ovale, par
une cavité appelée vestibule. Le vestibule est surmonté de trois anneaux
tubulaires incomplets qui s'entrecroisent et se correspondent par une
ouverture intérieure, formant ainsi un canal continu, dont l'extrémité
se perd dans le limaçon. Celte troisième et dernière partie de l'oreille in-
terne a la forme exacte d'une coquille de limaçon, d'oii son nom. Le
conduit qui y pénètre devient progressivement plus étroit à mesure que
la spirale se dessine. Au centre du limaçon se trouve une sorte de noyau
creusé pour livrer passage aux filets du nerf auditif. Il sort de ce noyau
une lame osseuse fort mince, qui tourne en spirale avec le conduit
qu'elle divise en deux : la première de ces divisions forme avec les
trois anneaux tubulaires, dont elle est la prolongation directe, un canal
ininterrompu s'abouchant à la fenêtreovale, tandis que la seconde corres-
pond avec la fenêtre ronde. Enfin, un petit trou (17ze/zcofrème), traverse
cette lame, permettant à l'excès d'eau qui pourrait se trouver dans l'une
des parties divisées de se déverser dans l'autre.
Tout le labyrinthe osseux est doublé intérieurement d'une membrane
concentrique remplie d'eau, rattachée au mur osseux, dont elle repro-
duit la forme générale par des nerfs et des vaisseaux sanguins; et l'espace
qui l'en sépare est rempli d'eau également.
A l'entrée du limaçon et du tube concentrique, chaque anneau pré-
sente un petit renflement intérieur avec une ouverture pour le passage
de certaines terminaisons du nerf acoustique, lesquelles y rencontrent
une microscopique forêt de poils rudes et élastiques, qui sont les fibres
de Schultie. Dans leur partie supérieure, ces mêmes anneaux contien-
nent des petits sacs membraneux plus épais, remplis de petits cristaux
inégaux appelés otolithes^ que d'autres filets du nerf acoustique visitent
également.
La membrane intérieur du limaçon se dédouble en partie, et l'inter-
valle est rempli par des fibrilles nerveuses tendues en travers comme des
cordes de violon : ce sont les Jibres de Corti. Ces fibres sont au nombre
de trois mille ; elles prennent naissance au milieu de la menlbrane infé-
rieure, au point précis où cette membrane est le plus facilement impres-
sionnable par les ondulations de l'eau du labyrinthe, ou vitrée audi-
tive.
Le phénomène de l'audition s'explique à présent de lui-même '.
Les vibrations de Tair extérieur, communiquées au tympan, sont
transmises par la chaîne des osselets à la fenêtre ovale, dont la mem-
3o LA CHRONIQUE MUSICALE
brane, agitée à son tour, les repasse à l'eau du labyrinthe. Elles suivent
ainsi le canal continu, traversent l'hélicotrème et se propagent jusqu'à
la fenêtre ronde. Le fluide du labyrinthe est donc, de cette manière, et
dans toute son étendue, mis en vibrations correspondantes à celles de
l'air extérieur.
Quand ces vibrations sont faibles et courtes, \es fibres de Schult'{e
suffisent à les recueillir — c'est-à dire celles de ces fibres qui sont ac-
cordées pour les recevoir — et à les transmettre aux filets nerveux qui
errent parmi elles ; fortes et étendues, ce sont les otolithes qui les re-
çoivent et s'en débarrassent en faveur des petits nerfs auxquels ils
donnent l'hospitalité. Le nerf acoustique, dont l'autre extrémité se perd
dans la substance médullaire, les reçoit à son tour de ceux de ses filets
qui en ont été impressionnés et les transmet au cerveau.
Si les vibrations extérieures sont régulières et rapides, en d'autres
termes si elles produisent une note musicale, la membrane où sont at-
tachées les trois mille cordes du réseau de Gorti répond directement aux
vibrations de l'eau qui la baigne et les communique à celles de ces
cordes — filets spéciaux du nerf acoustique — qui sont accordées de
sorte à vibrer à l'unisson.
L'oreille se comporte exactement comme le piano dans lequel, pour
une expérience bien connue, on chante une note sur une voyelle donnée.
Toute vibration simple y trouve sa corde sympathisante qui vibre aussi-
tôt; et quand cette vibration a cessé, une note résonne encore qui est
l'exacte reproduction de la première. Chaque fibre nous donne sa propre
sensation, quoique chacune soit excitée en même temps par un simple
mouvement vibratoire, (i)
Les trois mille cordes du réseau de Corti, partagées entre les sept oc-
taves du piano, mettent en conséquence environ 400 cordes au service de
chaque octave. D'où il suit que l'intervalle d'une fibre à l'autre est d'un
peu plus d'un 66'^ de ton, et que chacune des touches, blanches et noires,
du clavier met en vibration plus de 33 de ces fibres microscopiques. C'est
bien suffisant — du moins nos sens ne peuvent pas nous représenter de
système plus complet — pour saisir et analyser toutes les nuances du
mélange harmonique le plus compliqué.
« Dans l'oreille humaine, dit Millier, et à l'insu de rhonime, ce luth
de trois mille cordes a de tout temps existé, recueillant la musique du
(i) J. MuUer. -^ Archives d'analomie.
L'OREILLE
monde extérieur et la traduisant pour le cerveau. Chaque vibration mu-
sicale qui tombe sur l'organe choisit parmi ses fibres tendues, la seule
qui soit accordée à sa propre mesure, et entraîne cette fibre dans une
même et unisonnante vibration. Ainsi, quelque compliqué et embrouillé
que puisse être le mouvement de l'air extérieur, ces cordes microsco-
piques les analysent et nous en révèlent les moindres particules consti-
tutives. ))
I I
L'organisation de l'oreille est une véritable merveille de délicatesse et
de précision. Mais il s'ensuit malheureusement que le sens de l'ouïe,
dépendant comme il est de la perfection d'un organe aussi compliqué et
aussi fragile, peut être altéré par des causes diverses et nombreuses,
souvent légères , et même entièrement détruit, si les parties essentielles
de l'organe sont trop sérieusement lésées. C'est ainsi que des malheureux
naissent irrémédiablement sourds, l'organisation de leurs oreilles étant
à ce point défectueuse qu'ils sont absolument impropres à percevoir
aucun son, et incapables d'acquérir la faculté de parler, c'est-à-dire
d'imiter le langage vocal qu'ils ne peuvent entendre. Cette double infir-
mité n'empêche pas aujourd'hui ceux qui en sont frappés d'acquérir une
culture intellectuelle supérieure, grâces aux méthodes d'instruction dé-
couvertes ou perfectionnées par l'abbé de l'Épée, l'abbé Sicard, et la
foule innombrable de leurs adeptes et de leurs successeurs, dans une
voie de dévouement et d'abnégation qui commande l'admiration et la
reconnaissance de l'humanité ; mais ce n'est point, naturellement^ par
les moyens ordinaires.
Mais quelles sont les parties essentielles à la perception des sons?
Quoique les fonctions de l'organe de l'ouïe soient clairement déterminées
quant au principe général d'action et quant au but particulier de chacune
des parties qui le composent, on ne saurait dire quelles sont celles de ces
parties, le nerf auditif excepté, qui sont absolument indispensables au
mécanisme de l'audition.
Bëailcoilp dé pel'sonnes ont une ouverture naturelle dans la metîibrahe
du tympan ; chez d'autres cette même ouverture est accidentelle ^- ou
réputée telle, car à en croire certains anatomistes, cette perforation du
tympan serait plutôt la règle que l'exception. Quoi qu'il en soit, l'asscr-
32 LA CHRONIQUE MUSICALE
tion que cette perforation du tympan influe sur la perfection de l'ouïe
ne repose sur aucune preuve sérieuse. J'ajoute qu'elle constitue une
opération fréquemment usitée, et avec succès, dans certains cas de
surdité.
J'ai dit qu'il n'est pas prouvé qu'un trou dans la membrane du tym-
pan influe sur la perfection de l'ouïe. En effet, il n'est pas rare de rencon-
trer des personnes dont l'organe fonctionne admirablement et qui se
font un Jeu d expulser par les oreilles — perforées par conséquent — la
fumée de leur cigare ou de leur cigarette : La fumée inspirée jusqu'au
fond de la cavité buccale s'engage dans la trompe d'Eustache, qui la
conduit dans la caisse du tympan, d'où elle s'échappe par le trou de la
membrane sans difficulté. C'est d'ailleurs une fumigation recommandée,
comme moyen empirique il est vrai, dans tous les traités de thérapeuti-
que — notamment en cas dQ paracoiisie, ou tintement d'oreilles.
Cette faculté d'expulser la fumée du tabac, ou tout autre, par les
oreilles est le partage d'un plus grand nombre de gens qu'on ne l'imagine.
Il en est à peu près ainsi de toutes les facultés dont s'enorgueillit le
petit nombre. Je me rappelle encore avec quelle admiration, naïf écolier,
je fus pour la première fois témoin de ce phénomène exorbitant ! Qui ne
se souvient de ses premières cigarettes fumées en contrebande dans des
coins inimaginables, avec la volupté, malgré les nausées qu'on éprouve
à dévorer en cachette le fruit défendu!
Il y avait un gros garçon, le boute-en-train de notre petit groupe,
qui mettait toute sa gloire à en faire une consommation insensée,
et croyait y ajouter encore en faisant prendre à la fumée inspirée
toutes les voies de retour les plus insolites. Ce fut ainsi qu'il décou-
vrit qu'il pouvait rendre cette fumée par les oreilles. Cette décou-
verte le grandit de cent coudées à nos yeux, et l'orgueil qu'il en ressentit
ne saurait se peindre. Il prenait avec nous des airs de protection
insupportables, sa suffisance frisait l'insulte : cela ne pouvait durer.
Gela ne dura pas plus de quelques jours, en effet. Bref à force d'exercices
et d'efforts très pénibles sans doute, trois ou quatre gamins, aujourd'hui
gens sérieux, bien posés et fumant avec une dignité sévère mais
oublieuse du passé, étaient arrivés à cette découverte glorieuse qu'ils
étaient aussi habiles ou aussi heureusement doués que notre orgueilleux
camarade — et certes, quand ils faisaient la sourde oreille, c'est qu'ils
le voulaient bien.
Il en est de même, croyons-'uous, de l'influence prétendue du volume
L'OREILLE 33
et de la forme du pavillon extérieur de l'oreille; sans vouloir affirmer
que l'amputation de cet ornement cartilagineux ne saurait être préjudi-
ciable à la perception parfaite des sons, il faut pourtant reconnaître qu'à
prendre trop au pied de la lettre les assertions de quelques écrivains, un
âne entendrait plus clairement que le plus intelligent et le mieux doué
des hommes. Nous ne nous habituerions pas sans humiliation à une
pareille idée.
Ajoutons que des cas se sont présentés où la chaîne des osselets s'est
trouvée désunie (par suite d'abcès ou autrenient) sans que la faculté d'en-
tendre en ait été gravement altérée. C'est qu'alors les vibrations de l'air
extérieur, en agissant directement sur la membrane de la fenêtre ovale,
produisaient les ondulations requises dans le fluide dont est rempli le
labyrinthe.
C'est d'ailleurs un fait d'observation banale que cette action directe
des vibrations extérieures, qu'elles passent par le conduit auditif ou
par la trompe d'Eustache. En les dirigeant par cette dernière voie, on
peut même les faire percevoir à un sourd dont l'infirmité ne provient
pas de la paralysie du nerf acoustique. Il suffit de placer le bout d'une
tringle sur le bord d'un vaisseau de fer ou de cuivre, d'un vulgaire
chaudron, par exemple, et de faire prendre au patient l'autre bout entre
les dents. Par ce moyen le sourd peut entendre ce que dit une personne
qui parle en dirigeant le son de sa voix vers le fond de ce résonnateur
rudimentaire.
Tout le monde sait qu'en prenant avec les dents une baguette dont
l'autre extrémité repose sur une table, on entendra, les oreilles herméti-
quement bouchées, le bruit d'une pointe d'épingle frottée légèrement
sur la table, à un point aussi éloigné qu'on le voudra de celui où la
la baguette repose. Il y a dans cette expérience un problème de propaga-
tion des sons par les solides qu'il ne faut pas oublier; mais, par les
solides ou autrement, le fait est que le son est ici propagé jusqu'à
l'oreille, sans l'intervention de la membrane du tympan tout au moins.
Il est probable qu'une lésion des membranes des fenêtres, surtout de
celle de la fenêtre ovale, serait fatale à la faculté de l'ouïe; mais dans
quelle mesure ? on l'ignoie.
L'impressionnabilité de l'oreille aux sons aigus ou graves diffère sou*
vent d'une manière très sensible suivant les individus. Wollaston a pu-
IX. 3
34 LA CHRONIQUE MUSICALE
blié sur ce sujet, dans les Transactions philosophiques, des observations
intéressantes et variées (i). L'attention du savant piiysicien anglais fut
provoquée par la rencontre d'une personne complètement insensible au
son d'un petit tuyau d'orgue qui, en raison de son acuité, se trouvait
fort en deçà des limites de sa faculté d'entendre. Il ne tarda pas à recon-
naître que ce phénomène d'insensibilité aux sons aigus était plus répandu
que le défaut d'observation le laissait supposer. Il cite des personnes qui
n'entendaient pas la stridulation des grillons, et d'autres pour lesquelles
le pépiement des oiseaux n'existait pas dans l'échelle de sons percepti-
bles à l'oreille humaine.
Ces observations conduisirent Wollaston à étudier les différents pro-
cédés d'atténuation du sens de l'ouïe. Il se prit lui-même pour sujet
d'expérience et découvrit — ce que tout le monde peut faire comme lui
— qu'en se bouchant le nez et en fermant la bouche, tout en dilatant la
poitrine, la membrane du tympan, soumise à une tension extrême par
la pression externe sans contre-poids, produit l'insensibilité de l'oreille
aux tons graves.
Ce fait vient à l'appui de l'opinion que le tympan, au moyen de son
appareil d'os et de muscles, se reliant avec la membrane interne qui cou-
vre le labyrinthe, est susceptible de tension et de relâchement, de ma-
nière à prendre toutes les dispositions convenables pour recevoir et
transmettre les ondulations de l'air qui viennent le frapper diversement.
Mais il ne faudrait pas s'empresser de rien conclure de cette expérience,
si ce n'est que Wollaston n'ayant pas, apparemment, le tympan perforé,
pouvait user d'un procédé d'atténuation des sens de l'ouïe refusé à ceux
qui l'ont.
Sans nier que la faculté de percevoir les sons graves ou aigus puisse
dépendre, dans une certaine mesure, de l'état de la membrane du tym-
paUj quand cette membrane est intacte et ferme hermétiquement le
conduit auditif, nous devons confesser que, dans le cas contraire, nous
ignorons absolument à quoi tient l'un ou l'autre phénomène.
ADOLPHE BITARD.
(La suite prochainement.)
{\) On Soiinds inaudible by certain ears (Abstracts of Papers in Philosophical tran-
sactions from 1800 to i83o, vol, IL, p. i33, etc.),
TRIO BURLESQUE DE CAMBERT
ous avons trouvé dans une vieille comédie, tombée dans
l'oubli depuis longtemps, une page de musique qui
nous semble bonne à conserver tant à cause du renom
du maître qui l'a écrite, que comme spécimen, et des
plus anciens, de ce que nous appelons aujourd'hui la
musique bouffe ou l'opérette.
Cela se trouve intercalé dans le Jaloux invisible^ comédie en trois
actes du sieur Brécourt (acteur de la troupe de Molière), représentée sur
le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne le 20 août 1666. Le compositeur,
Cambert, est le même qui devint célèbre quelques années plus tard par
la création de l'opéra français [La Pastorale^ Pomone, les Peines et les
Plaisirs de VAmoiir^ Ariane). On sait qu'évincé par Lully^ de par
l'autorité de Louis XIV, Cambert émigra en Angleterre où il fut inten-
dant de la musique de Charles II. C'est même à Londres qu'il fit
représenter en français le dernier des opéras cités ci-dessus, qui avait été
répété à Paris du vivant de Mazarin.
Quant au trio luî-mêmCj voici comment il est amené dans la pièce :
Carisel est le mari jaloux, espèce de Sganarelle d'une crédulité invrai-
semblable. Les amants et leur complice Marin (un Scapin) tirent parti
de sa faiblesse pour lui jouer toutes sortes de tours. On lui fait croire qu'en
mettant certain bonnet sur la tête il peut se rendre invisible à autrui, et
comme le bonnet ne l'empêche pas de recevoir force coups de bâton appli-
qués sur son dos parfaitement visible, il s'en plaint à celui qui lui a
donné le bonnet magique. C'est alors que Marin, l'insolent valet qu
36 LA CHRONIQUE MUSICALE
se joue de lui, fait apparaître, par un prétendu sortilège, les musiciens
qui chantent le Triot. Voici d'ailleurs la scène tout entière.
Les paroles italiennes dont Gambert s'est servi sont de la même
famille que celles dont se servira plus tard notre monsieur Choufleury ;
mais il ne faut pas oublier qu'on est ici en pleine farce et qu'on se moque
d'un benêt. C'est de l'opérette deux cents ans avant Offenbach. Inutile
d'ajouter qu'aucun des biographes de Cambert ne fait mention de ce
morceau, resté caché dans les plis d'un bouquin devenu rare.
cARisEL, seul.
Quoy ! morbleu, sans me voir, on me bat, on m'assomme !
C'est le Diable ! à tastons m'avoir si bien battu !
Et qu'auroient-ils donc fait, les chiens, s'ils m'eussent veu.
Ah bonnet! ah bonnet! contre qui je déteste,
{le foulant aux pieds.)
Que puisses-tu crever quelque jour de la peste,
Et que le malheureux de qui je t"ai receu....
Mais le voicy, le traistre.
SCÈNE IV.
MARIN, CARISEL.
CARISEL continue .1
Ah Sire! Malotru,
Suborneur effronté, fourbe, archifourbissime,
Puissiez-vous quelque jour dans un affreux abisme,
Rencontrer tous les maux qu'en mon juste courroux
Je pourrais aujourd'hui souhaitter contre vous.
Puissiez-vous devenir un rat, et qu'avec joye
D'un chat bien affamé vous deveniez la proye,
Puissiez-vous devenir hybou pour les oyseaux
Et brebis pour les loups, pendu pour les corbeaux.
Serpent pour la Cygogne, Ancre pour un vieux cable,
Mouche pour l'Araignée, et Sergent pour le diable.
Que le diable luy-mesme avec inimitié
Par lien conjugale {sic) vous prenne pour moitié,
Et pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui vous ressemble.
MARIN.
Que Diable avcz-vous donc à japper contre moy ?
TRIO BURLESQUE DE CAMBERT Sy
CARISEL.
Rien, que deux mille coups sur vostre bonne foy.
MARIN.
Comment donc?
CARISEL
Ce bonnet qui rendoit invisible,
Morbleu, m'a-t-il rendu l'omoplate insensible?
Et sur sa bonne foy me fiant trop à vous,
Ne viens'je pas d'avoir cinquante mille coups ?
MARIN.
Diablezot.
CARISEL.
Diablezot! la chose est trop certaine.
Quatre hommes tour à tour y reprenoient haleine ;
Chacun d'eux à loisir avec un grand sang-froid
M'assennoit lentement un coup qui portoit droit.
Mais si juste et si fort, avec tant de pratique.
Qu'à les voir on eut dit qu'ils battoient en musique.
Moy les voyant d'abord dedans ce dessein-là,
Je me suis affublé du bonnet que voilà:
Et me fiant à vous et sur cette coëffure,
J'ay mis de bonne foy mon dos à l'aventure.
MARIN,
Hé quoy l'on vous a veu ?
CARISEL,
J'ai crû que non d'abord,
Mais me sentant frapper et si juste, et si fort,
Je me suis bien douté qu'il estoit impossible
Qu'aux yeux de ces Frappeurs je devinsse invisible.
MARIN {bas).
Peste 1 quelque brutal nous aura tout gasté 1
Le bonnet, l'aviez-vous tourné du bon costé?'
CARISEL.
Comment ! du bon costé? je l'ai mis sur ma teste.
MARIN.
Comment?
CARISEL remettant le bonnet.
Comme cela
MARIN.
Fy, morbleu, pauvre beste !
Je ne m'estonne plus si l'on vous a battu,
38 LA CHRONIQUE MUSICALE
Ce costé de bonnet n'eust jamais de vertu!
Vous l'avez justement mis s'en devant derrière;
Cependant il n'a plus sa qualité première,
Et vous l'avez souillé par vos emportemens;
Mais nous aurons recours à nos enchantemens,
Par la grande vertu de quelques Vers en prose....
CARISEL.
Et comment.'' les costésy font donc quelque chose;'
MARIN.
Vous moquez-vous? C'est tout.
CARISEL.
Je ne le savois pas.
MARIN.
Je m'en vais invoquer des Ombres de là-bas,
Retirez-vous.
CARISEL.
O mal! Cruelle jalousie!
Jusques à quand veux-tu troubler ma fantaisie?
Après que Marin a fait toutes les postures et grimaces magiques, un Pu-
pitre paroijî porté par trois figures grotesques, qui préludent par Bondi
Cariselli, et après que le Triot a dit une fois Bondi Cariselli....
MARIN.
Ils vous disent bonjour, répondez donc.
CARISEL.
A moy:'
MARIN.
Ouy.
CARISEL
Bonjour donc, Messieurs.
MARIN.
Vous avez quelque effroy.
CARISEL.
Point.
[On chante le Triot.)
CARISEL continue.
Que dit-on de moy ?
MARIN.
Qu'ils ont à ma prière
Remply vostre bonnet de sa vertu première. ,
TRIO BURLESQUE DE CAMBERT 39
CARISEL.
Tant mieux.
MARIN.
Et qu'il aura toute sa faculté
Pourveu que vous l'ayez toujours de ce costé,
Vous pouvez le reprendre avec pleine assurance.
Puisqu'il est revestu de toute sa puissance.
Adieu (bas). Quant au bonnet, je m'en vais hazarder
Par sa servante mesme à l'en persuader.
CARISEL seul.
Enfin donc te voilà, bonnet en qui j'espère,
Cher bonnet à mes vœux tantost si peu prospère,
Repare le défaut d'invisibilité,
Et dans l'occasion mets toy du bon costé!
Etc., etc....
Cette scène est d'un assez bon mouvement; d'ailleurs il y a de la gaîté
dans ce Jaloux invisible, et M. Ballande en pourrait faire son profit.
Quant au Triot de Cambert, nous l'avons fait transcrire en notation
moderne , et la Chronique musicale le donnera dans sa livraison du
i5 juillet.
O. LE TRIOUX.
VARIA
Correspondance. — Faits divers. — V^iiveîles,
FAITS DIVERS
A Notice sur la contrebasse^ qu'on lit dans ce numéro, est
extraite d'une brochure des plus intéressantes publiée par
M. Wekerlin, à la librairie Baur, 1 1, rue des Saints-Pères.
Cette brochure a pour titre : opuscules sur la chanson
POPULAIRE ET SUR LA MUSIQUE, elle Contient quatre études
importantes :
1° Fêtes et chansons populaires du printemps et de l'été;
2° La chanson de Jean de Nivelle;
3° Notice sur la contrebasse ;
4° Histoire de l'impression de la musique., principalement en France
(i^e partie, la seule publiée).
Ces études, où les documents précieux abondent, sont accompagnées d'airs
notés, de planches, et de fac-similé qui en augmentent singulièrement l'intérêt.
On sait d'ailleurs avec quelle compétence le savant bibliothécaire du Conser-
vatoire traite ces matières délicates. Il serait à souhaiter qu'il donnât une fin
à l'Histoire de l'impression de la musique, dont la Chronique musicale a pu
reproduire déjà la première partie : c'est un sujet tout nouveau, que
M. Wekerlin seul est en état de compléter.
Notre collaborateur, par caprice de bibliophile, a voulu que sa brochure
fût rare, et ne Ta fait tirer qu'à cinquante exemplaires.
— C'est samedi prochain, à midi précis, que commencera, à l'Institut,
l'audition pubhque des six cantates des logistes du grand prix de Rome.
Les paroles sont de M. R. Ballu, fils de l'architecte, membre de l'Institut,
La cantate est intitulée Clytemnestre.
Voici l'ordre de l'exécution des six morceaux :
No I. — M. Hillemacher. No 5 en 1874.
N° 2. — • M. Wormser, élève de M. Bazin. N" 2 de l'année dernière.
Véronge de la Nux, élève de M. Bazin. N° 4 de l'année der-
M.
No 3
mère.
No 4. _ M
No 5. — M
N°6. — M
Marmontel, élève de M. Reber.
Dutacq.
Pop Méarini. N» 6 en 1874,
VARIA 41
Le jugement préparatoire aura lieu vendredi prochain, 2 juillet, au Con-
servatoire,
Le jugement définitif se fera le lendemain, à l'Institut, après l'audition des
six cantates. .
— Les morceaux choisis pour les concours publics de juillet, au Conser-
vatoire, sont les suivants : pour les classes d'étude de clavier (41 concurrents,
dont 6 hommes et 35 femmes), le troisième concerto de Ries (en iit diè^^e
mineur) ; pour les classes de piano des hommes (14 concurrents), la première
ballade de Chopin, et pour celle des femmes (33 concurrents), le deuxième
concerto de Chopin (en fa mineur) ; pour les classes de violon {20 concur-
rents), le dix-neuvième concerto de Kreutzer (en re mineur) ; pour les classes
de violoncelle (8 concurrents), le sixième concerto (militaire) de Romberg. —
Dans les classes de chant, 14 élèves hommes et 20 élèves femmes ont été
admis au concours; dans celle d'opéra, 4 hommes et 5 femmes; d'opéra
comique, 7 hommes et 9 femmes; de déclamation dramatique, 18 hommes
et 8 femmes,
La Chronique musicale publiera comme les années précédentes un compte
rendu de ces concours, ainsi que le Palmarès.
— Le ministre des travaux publics a présenté à la Chambre un projet de
loi tendant à allouer un crédit supplémentaire de 3 millions pour l'achève-
ment du nouvel Opéra.
Cette somme se répartit ainsi :
Exécution de travaux que l'on avait eu d'abord la pensée d'a-
journer 450,000
Etablissement des appareils contre l'incendie 45o.ooo
Réparation des dégâts causés pendant le siège et pendant la
Commune 600,000
Exécution non prévue d'une partie du matériel scénique., . . 5oo.ooo
Installation de la machine de la scène et canalisation du gaz. i .000.000
Le projet de loi constate que les dépenses de construction
du nouvel Opéra s'élevaient, au i'^' janvier 1874, à la somme de 28.000.000
La Chambre a accordé en 1874 un crédit de i .000.000
et en même temps a autorisé un emprunt de 3 ,5oo.ooo
On demande aujourd'hui, pour solder les dépenses faites 3. 000. 000
La dépense totale sera donc ainsi réglée à 35 . 5oo.ooo
Si à celte dépense de construction on ajoute :
1° Celle des décors qu'il a fallu fournir en remplacement de
ceux qui ont été brûlés et pour lesquels on a autorisé, par la
loi du 28 mars 1 874, un emprunt de 2 , 5oo . 000
2° Celle du terrain, qu'on a évaluée à 10. 5oo,ooo
On compte que le nouvel Opéra n'a pas coûté moins de.... 48.500,000
La sous-commission du budget des beaux-arts, à l'Assemblée nationale, a
approuvé le rapport présenté par M. d'Osmoy, qui maintient les subventions
4i LA CHRONIQUE MUSICALE
actuelles ; sur la proposition du ministre, elle a même ajouté que le Théâtre-
Lyrique recevrait 195,000 francs, provenant des deux subventions de iSyS
et 1876 réunies, et lui a accordé pour Tannée suivante un autre supplément
de 100,000 francs, prélevés sur la part qui revient à l'État dans les bénéfices
réalisés par l'Opéra. En échange des avantages faits à la future direction de
ce théâtre, l'administration, voulant réserver exclusivement cette scène aux
jeunes compositeurs, interdirait les traductions et les reprises d'ouvrages
classiques au Théâtre-Lyrique; des autorisations spéciales pourraient néan-
moins être accordées la première année, par suite de la difficulté de recons-
tituer un répertoire, que le retrait des ouvrages de Gounod a considérable-
ment appauvri.
Mais ce projet de la sous-commission a été repoussé par la grande com-
mission du budget, qui veut simplement s'en tenir au maintien de la subven-
tion de l'année dernière.
M. Arsène Houssaye pose, dit-on, d'une façon sérieuse sa candidature à la
direction du Théâtre-Lyrique. Seulement il demanderait 200,000 francs de
subvention. Son but — but louable si jamais il en fut — serait de faire triom-
pher la musique française, que l'art allemand, l'école de Wagner, tend chaque
jour à rabaisser, et de repasser en revue tout notre riche répertoire depuis
Lulli.
Les jeunes compositeurs ne seraient point oubliés.
M. Arsène Houssaye veut réaliser l'idée par lui caressée depuis si longtemps
de faire mettre en musique le drame moderne. C'est ainsi que, décidé à
rompre avec les traditions de l'ancien Opéra-Comique, il commanderait des
livrets d'un genre nouveau à MM. Sardou, Dumas, Feuillet, Meilhac, etc.,
qui seraient confiés à qui de droit.
En revanche, c'est avec un véritable plaisir que nous verrions revenir
M. Houssaye au poste si difficile de directeur, et prendre enfin la défense de
notre musique nationale.
En présence de la décision de la commission du budget, le futur directeur
du Théâtre-Italien ne pourra obtenir une subvention de 200,000 francs, que
par voie d'amendement à la discussion publique du budget à la Chambre.
— L'amendement suivant sera présenté à l'article 20 du projet de loi sur
le budget des beaux-arts, par MM. Raoul Duval et Ganivet : « A partir du
i^r janvier 1876, le droit des hospices sur les théâtres proprement dits, et
sur les concerts proprement dits, quotidiens ou non quotidiens, sera perçu
sur la recette brute provenant du prix des billets vendus au bureau et en
location, déduction faite d'une somme fixe allouée à chaque théâtre ou con-
cert en représentation de ses frais et sur laquelle la perception n'aura pas
lieu. A cet effet, chaque administration devra remettre à l'Assistance publique
un état détaillé de ses frais. Cet état devra être approuvé par l'Assistance pu-
blique, et le prélèvement s'exercera sur la somme excédant le chiffre fixé
d'accord avec elle comme représentant la moyenne des frais quotidiens. »
— Le nivellement des terrains sur lesquels étaient élevées la salle et la
scène de l'ancien Opéra étant presque achevé, il va être procédé à la démoli-
VARIA 43
tion des dernières parties de l'édifice demeurées à peu près intactes et situées
à l'angle de la rue Drouot et de la rue Rossini. Le 19 juin, en la salle des
criées de la préfecture de la Seine, on a mis aux enchères les matériaux à
provenir de la démolition de ces derniers débris. Les bâtiments existant en-
core sont ceux qui étaient affectés à l'administration, au bureau de la copie,
à la caisse, etc., etc. Les restes de la grande galerie de l'hôtel de Choiseul,
qui était devenue le foyer de la danse, et dont on aperçoit encore aujourd'hui
plusieurs arcades, vont disparaître également. Enfin, dans deux mois, terme
extrême assigné à l'enlèvement des ruines qui vont être adjugées, il ne restera
plus une pierre de ce qui, pendant un demi-siècle, fut l'Opéra.
— On annonce que l'un de nos jeunes compositeurs, M. Edouard Caza-
neuve, vient de terminer la musique d'un opéra en trois actes dont le livret
est de M. Gorm.on. Titre : le Carrosse du Gouvernsur.
— Pour juger du peu de valeur des décors mis en adjudication, dès qu'ils
n'ont point une destination absolue, immédiate, il suffira de jeter les yeux
sur les chiffres suivants, résultant de la vente aux enchères pubhques des
décors ayant servi à l'exploitation provisoire de notre Grand-Opéra, salle
Ventadour. C'est à n'y pas croire :
Le !<='• lot, châssis de la Source et de Guillaume Tell, a été adjugé 40 fr.
Le 2*" et le 3*^ lot, 120 francs, à M, Vizet.
Le 4«, Guillaume Tell^ toiles et châssis, 2i5 francs, à M. Faure.
Le 5«, les Huguenots^ i5o francs, à M. Pelletier.
Le 6«, Robert, 400 francs, à M. Vizet.
Le 7% Hamlet, a été poussé par M. E. Dejean jusqu'à i65 francs et adjugé
170 francs, à M. Pelletier.
Le 8<=, l'Esclave, 16 toiles et les châssis, n'a pas été vendu. On en deman-
dait i5oo francs; personne ne s'est présenté, dit le Gaulois. M. F. Oswald
ajoute que tous ces décors étaient incomplets et que le ministère avait donné
des ordres pour racheter certains de ces décors en prévision de la réouverture
du Théâtre-Lyrique. Il eût bien mieux valu n'en point risquer la vente.
Un neuvième lot, composé des décors de Faust, n'a pas, non plus, trouvé
acquéreur, sur la mise à prix de 1,000 francs. Il n'en a pas été de même de
la vente effectuée, vendredi dernier, des costumes réformés de ces deux ou-
vrages, ainsi que de ceux de Don Juan, Guillaume Tell, les Huguenots et
Robert le Diable.
— Voici les principales clauses de la nouvelle loi italienne sur les repré-
sentations théâtrales :
Article i^''. — L'auteur d'une œuvre pouvant se représenter en public,
éditée ou non, a sur cette œuvre le droit exclusif de représentation et d'exé-
cution (sous réserve de l'accomplissement des conditions formulées au cha-
pitre III de la loi du 25 juin i865, n° 2337).
Art. 2. — Personne ne pourra exécuter ou représenter un ouvrage sans le
consentement de l'auteur ou de ses ayants droit.
44 LA CHRONIQUE MUSICALE
Art. 3. — Le droit de représentation ou d'exécution, pour l'auteur ou ses
ayants droit, dure quatre-vingts ans, à dater du jour de la première exécu-
tion ou de la première publication. L'ouvrage tombe ensuite dans le domaine
public, en ce qui concerne la représentation ou l'exécution.
Art. 5. — La déclaration et le dépôt des ouvrages, pour assurer la garantie
des droits, devront être faits dans les trois mois à partir de la première repré-
sentation ou de la première publication. La déclaration et le dépôt tardifs
seront également valables, excepté dans le cas où un autre aurait édité
ou représenté l'ouvrage, ou bien en aurait fait venir des exemplaires de
l'étranger pour les vendre dans l'espace de temps écoulé entre la fin du troi-
sième mois et le moment de la déclaration effective. Alors l'auteur n'aura
pas le droit de s'opposer à la vente des exemplaires qui seraient déjà impri
mes ou introduits.
Art. 6. — Les déclarations seront publiées chaque mois dans la Galette
officielle du royaume.
Art. 8. — La présente loi est aussi applicable aux ouvrages déjà publiés,
représentés ou exécutés.
— Le roi de Hanovre vient de conférer à Charles Lamoureux la grande
médaille d'honneur en or, pour les Arts et les Sciences.
— Les membres de la famille Boieldieu, présents aux fêtes du centenaire,
ont adressé la lettre suivante au maire de Rouen :
Rouen, le i6 juin i8j5.
Monsieur le Maire,
Nous ne voulons pas quitter la ville de Rouen sans vous exprimer notre
reconnaissance pour l'hommage éclatant qu'elle a rendu à la mémoire de
Boieldieu.
Cet hommage ne s'adresse, nous le savons, qu'au compositeur illustre et
sympatique; mais nous avons été profondément émus des solennités aux-
quelles nous venons d'assister, et nous vous prions de vouloir bien être, vis-
à-vis de la population tout entière^ l'interprète de nos sentiments et de ceux
des membres de notre famille qui n'ont pu être présents à cette grande mani-
festation.
Veuillez recevoir aussi, monsieur le maire, nos remercîments pour l'hos-
pitalité si complète que l'administration municipale nous a donnée, et dont
le souvenir ne s'efï'acera jamais de notre cœur.
Agréez, monsieur le maire, l'assurance de notre haute considération.
Adrien Boieldieu, fils de Boieldieu.
Louis AiGoiN, petit-fils.
Georges Aigoin, petit-fils.
Alphonse Boieldieu, lieutenant au 24e
bataillon de chasseurs, petit-neveu.
M. Louis Aigoin, en déposant cette lettre, a remis à M. le maire cent
francs pour les pauvres.
VARIA 45
— I.a Société des compositeurs de musique a voté, dans son assemblée
générale d'avant-hier, sur la proposition de M. Vaucorbeil, son président,
une somme de 5oo francs au profit des inondés, indépendamment des droits
aux représentations organisées au profit des malheureuses victimes de nos
inondations du midi.
— Le différend entre M. Bagier et les membres de l'orchestre du Théâtre-
Ventadour vient d'être tranché par un jugement de la première chambre
civile. — ■ Le 20 janvier dernier, les artistes de l'orchestre du Théâtre- Venta-
dour cessèrent leur service, parce que l'engagement contracté par eux avec
M. Bagier le 8 janvier ne fixait qu'à quinze jours la durée de leur concours.
M. Bagier dénonça au public ce qu'il appelait le mauvais vouloir des artistes*
musiciens. Devant la première chambre, M. Bagier a soutenu que les artistes
de l'orchestre avaient outrepassé leurs droits, que dans tous les traités an-
térieurs passés entre les diverses directions du Théâtre-Ventadour et eux, il
avait toujours été stipulé que les artistes de l'orchestre devaient, leur enga-
gement terminé, rester à la disposition du directeur pour les représentations
qu'il pouvait lui plaire de continuer au delà du terme fixé, et que cette dis-
position devait être observée, même en l'absence de dénonciation formelle.
Les artistes, au contraire, invoquaient les termes précis de leur dernier en-
gagement; il soutenaient n'avoir fait qu'user de leur droit en ne continuant
pas leur service au delà du 22 janvier, de même que le directeur aurait eu
le droit d'arrêter alors les représentations. Ils faisaient remarquer que leur
liberté était complète à ce moment, et que le devoir de M. Bagier était de
leur payer le 22 janvier les appointements échus, ce qu'il n'a pas fait et ce qui
motive aujourd'hui de leur paît une demande reconventionnelle. Le tribunal,
conformément aux conclusions de M. le substitut Ribot, a déclaré M. Bagier
mal fondé dans sa demande en dommages-intérêts contre les artistes, et l'a
Condamné, sur la demande reconventionnelle de ceux-ci, à payer les appoin-
tements échus, et en tous les dépens.
■^ Le pauvre M, Bagier a souvent des procès. En voici enfin un qu'il n'a
pas perdu.
Une demoiselle Angeli, artiste lyrique, engagée à Soo francs par mois,
réclamait â l'éx-directeur du Théâtre-Italien une somme de 1,000 francs
pour ses appointements de février et de m.ars.
M. Bagi.er a résisté à cette prétention, disant que la fermeture du théâtre
fin janvier, par suite du refus de service des musiciens et du retrait de la
subvention, était un cas de force majeure dont tout le personnel devait subir
le contre-coup.
Le tribunal a donné gain de cause à M. Bagier.
— La Chronique musicale a reproduit dernièrement, dans les extraits
qu'elle a donnés du livre de M. Pougin sur Boieldieu, le curieux article où.
Weber étudie le talent de Boieldieu et son opéra de Jean de Paris. M.Adol-
phe Jullien à découvert et publié pour la première fois en français, dans son
45 LA CHRONIQUE MUSICALE
feuilleton musical du Français, deux autres jugements encore plus élogieux
sur le même artiste et sur le même ouvrage. Ces articles sont ignorés en
France : ils seraient pourtant des plus curieux à connaître, car ils émanent
précisément de deux compositeurs qu'on pourrait croire les plus dédaigneux
pour le talent du musicien français, et qui montrent vis-à-vis de lui une
impartialité dont on use trop peu à leur égard.
Voici le jugement de Schumann sur Jean de Paris :
« Voilà un opéra modèle. Deux actes, deux décors, deux heures de spec-
tacle ; cela forme un tout heureux à souhait. Jean de Paris^ Figaro et le
Barbier sont les premiers opéras comiques du monde, de clairs miroirs où
se réfléchit la nationalité des compositeurs.
L'instrumentation, actuellement ma prmcipale préoccupation, est partout
d'un travail achevé. Les instruments à vent notamment, les clarinettes et
les cors, sont traités avec prédilection et ne couvrent le chant nulle part ; la
voix des violoncelles se fait entendre à découvert en maint passage et pro-
duit bon effet. Les notes élevées des cors, même quand la partie chantante
domine, se fondent avec elle le mieux du monde. »
Voici maintenant lavis de Wagner :
« ..... Le genre rossinien gagna beaucoup à se combiner ainsi avec les
qualités positives d'un style arrêté, et les artistes français produisirent dans
cette direction des ouvrages dignes d'une admiration sans réserve, miroirs
fidèles en tout temps des éminentes qualités du caractère national. C'est
ainsi que l'aimable esprit chevaleresque de l'ancienne France semble avoir
inspiré à Boieldieu sa délicieuse musique de Jean de Paris, car la vivacité
et la grâce de l'esprit français sont empreintes surtout dans le genre de
Topera comique. »
— On vient d'inaugurer le Cirque-Fernando, situé à Montmartre au haut
de la rue des Martyrs. L'orchestre, composé de vingt-cinq musiciens, est
dirigé par M. Bouillon. Le directeur d,e ce bel établissement se propose de
donner le dunanche, pendant l'hiver, des concerts populaires, c'est-à-dire des
auditions de bonne musique qu'on entendra en donnant très peu d'argent.
L'idée mérite les encouragements de la presse.
— Les journaux anglais signalent parmi les artistes de distinction que la
saison a amenés à Londres, M. Lichtlé, un des artistes les plus accomplis
sur le cor d'harmonie. The Musical World fait son éloge de la façon suivante:
« Ce monsieur a déjà été entendu plusieurs fois dans différents concerts à
la grande satisfaction des auditeurs. »
«■ La pureté de son qu'il produit, et sa puissance d'exécution sont vraiment
incroyables. »
M. Lichtlé est Alsacien; il était professeur au Conservatoire de Strasbourg,
et a quitté son pays après l'annexion.
— Sous le titre : les Spectateurs sur le Théâtre, Établissement et suppression
des bancs sur les scènes de la Comédie-Française et de l'Opéra, M. Adolphe
JuUien vient de réunir en une élégante brochure (chez Détaille, lo, rue des
VARIA 47
Beaux-Arts) le travail qu'il a publié dernièrement à la Chronique musicale et
qui contient de si curieux documents inédits extraits des Archives de la Co-
médie-Française. Cette luxueuse publication renferme le plan du Théâtre-
Français, dressé par Blondel avant lySq et une très belle eau-forte d'après
Charles Coypel, finement gravée par M. E. Champollion dans la grandeur
même de l'original, qui n'avait pas été reproduit depuis 172G et qui est de-
venu d'une extrême rareté.
NOUVELLES
ARis. Opéra. — Mademoiselle de Reszké a débuté le 21 juin dans le
rôle d'Ophélie d'Hamlet. Mademoiselle Gabrielle Moisset engagée
,0^1) depuis longtemps, a chanté le 26 juin la Reine dans les Huguenots^
et enfin, le 29 juin mademoiselle Grabow s'est essayée dans le
même rôle.
Mesdames Krauss, Carvalho et Gueymard prennent leur congé annuel le
le"- juillet.
— La reprise de Faust aura lieu après l'expiration du congé de madame
Carvalho. C'est M. Manoury qui reprendra le rôle de Valentin, et non
M. Çaron.
— Les répétitions de Jeanne d'Arc, le nouvel ouvrage de M. VIermet,
sont enfin commencées à l'Opéra.
On sait que mademoiselle Krauss doit remplir le rôle de l'héroïne de
Vaucouleurs,
Quant au personnage d'Agnès Sorel , il est plus que probable qu'on le
destine à mademoiselle Bloch.
— Les artistes des chœurs de l'Opéra viennent d'adresser une demande
en augmentation d'appointements.
— Le Prophète sera donné vers la fin de septembre. En voici la distribu-
tion :
Jean de Leyde MM. Villaret
Jonas Laurent
Oberthal Bataille
Zacharie Menu
Mathisœn Domar
Fidès Mmes Rosine Bloch
Berthe Daram
Opéra-Comique. — L'Opéra-Comique célébrera le centenaire de Boiel-
dieu à sa date réelle, c'est-à-dire le 16 décembre prochain.
La Dame blanche sera complètement remontée pour la circonstance, et
Duchesne chantera pour la première fois le rôle de Georges Brown.
48
LA CHRONIQUE MUSICALE
C'est aussi le i6 décembre 1862 que fut donnée, sous la direction de
M. Perrin, la millième représentation de la Dame blanche. A cette occasion,
des stances composées par M. Méry furent dites par Léon Achard, qui venait
de débuter si brillamment dans le rôle de Georges Brown. Le spectacle com-
mençait par le premier acte de Jean de Paris.
Depuis le 16 décembre 1862, on a donc joué la Dame blanche 346 fois II
Gaité. — A dater du i«'' juillet iSyS, M. Albert Vizentini devient directeur
du théâtre de la Gaîté qu'il vient d'acheter, à ce jour, à M. Offenbach,
et qu'il exploitera au nom de la société en commandite : Albert Vizentini
et Cie.
La première pièce que montera le nouveau directeur est le Voyage dans
la lune., de MM. Leterrier, Vanloo et A. Mortier, avec musique d'Offenbach
et Mademoiselle Aimée dans le principal rôle
Puis viendront le Don Quichotte de Sardou et Offenbach et une autre
grande pièce : le Cheveu du Diable, de MM. Ed. Cadol et V. Koning.
Bouffes-Parisiens. — M. Ch. Comte, directeur des Bouffes-Parisiens,
vient de confier à un jeune compositeur, M. Léopold Dauphin, le soin
d'écrire la musique d'une pièce de MM. Victor Bernard et Valéry Vernier.
Titre : Les Ciseaux d'Accoulina. opéra-bouflfe en un acte.
Pour l'article Varia :
Le Secrétaire de la Rédaction .^
O. LE TRIOUX.
rropriétaire-Gérant : q4 "EJTHU^ HE ULHo-i 'K'J^*
Taris — Alcan-Lévy, imprlirieur breveté, rue de Latayette, 61,]
FRAGMENTS DES MÉMOIRES INÉDITS
CHEVALIER SIGISMOND NEUKOMM
SALZBOURG
A famille est originaire de la Souabe, où elle a
brillé de quelque éclat à diverses époques, no-
tamment durant les guerres de trente ans et de
sept ans. Plusieurs de ses membres figurèrent
avec honneur sur les champs de bataille, à la
suite de leurs princes souverains, et l'un d'eux,
Antoine Neukomm, devenu conseiller intime
du dernier comte palatin de Neubourg, après
avoir dignement porté l'épée à ses côtés, mérita
d'être anobli, sur la proposition de ce dernier, par l'empereur Joseph II,
ainsi que ses frères Xavier et David.
IX. 4
5o LA CHRONIQUE MUSICALE
Mon père, David Neukomm, fils de celui que je viens de citer, était
né à Defiingen, près de Gunzbourg, en Souabe. Il avait fait d'excel-
lentes études classiques, et, vers l'âge de vingt ans, il se rendit à Salz-
bourg pour y prendre ses grades universitaires. Ses connaissances éten-
dues lui permettaient d'aspirer à un emploi important. Mais de lourdes
charges de famille décidèrent autrement de son avenir : il se contenta
d'une modeste place de professeur à l'Ecole normale, qu'on venait de
créer.
Mon père était très doux, très bon, mais en même temps très sévère
et très grave. Je ne me souviens pas de l'avoir vu rire une seule fois.
Par contre, je ne l'ai jamais vu en colère. Il parlait peu, mais ses paroles
avaient de la portée. Il aimait passionnément la musique et avait acquis
un bon talent d'amateur sur le violon. Il m'accompagnait parfois sur
cet instrument quand il pouvait dérober un quart d'heure à ses occupa-
tions multiples. Je me rappelle aussi que lorsque je fus en état de jouer
un petit morceau, il me mena chez le vieux Mozart, père de l'immortel
auteur de Don Juan. Ce vénérable vieillard daigna écouter avec bonté
cette misère^ lui qui avait été accoutumé à entendre son fils improviser
en maître, dès l'âge de cinq ans, sur un motif donné à l'improviste.
Non cuîlibet licet adiré Corinthum!
J'ai donc connu Mozart le père, mais non son fils, qui avait quitté
Salzbourg peu de temps après ma naissance, et qui était mort lorsque
j'arrivai à Vienne en 1798.
Je suis le premier enfant né du mariage de mon père et de ma mère,
et je fus l'aîné de vingt-trois enfants 1 II fallut toute l'économie de ma
bonne mère et toute l'application de mon père, qui, dès cinq heures du
matin, était chaque jour au travail, pour venir à bout d'élever cette
nombreuse famille. Notre table était simple, mais nous ne connûmes
jamais ni luxe ni misère. Je suis né le 10 juillet 1778.
J'étais ce qu'on est convenu d'appeler un enfant précoce; à quatre ans,
je savais lire, et, une année plus tard, j'écrivais d'une bonne main d'éco-
lier. Un homme qui venait parfois à la maison s'amusait à m'apprendre
à siffler des airs, que je retenais et rendais parfaitement. Ce fut ainsi que
se révéla mon goût pour la musique. Lorsque j'eus atteint l'âge de sept
ans, je commençai l'étude de cet art, qui est devenu la passion de toute
ma vie, sous la direction d'un excellent organiste de la ville, nommé
Weissaner, qui, en moins d'un an, me mit à même de toucher l'orgue
de réalise d'un village voisin. A neuf ans, je commençai mes classes au
lycée, et mon père me donna un répétiteur qui me poussa de façon à
parcourir honorablement tous les degrés de mes humanités.
LE CHEVALIER SIGISMOND NEUKOMM 5i
La musique marchait de front avec mes études ; aussi fus-je bientôt
en état de suppléer non-seulement mon maître, mais encore plusieurs
autres organistes de la ville dans leurs pénibles fonctions, notamment
Michel Haydn, dont la femme était parente de ma mère. Michel Haydn,
frère du grand- Haydn, et lui-même compositeur plein de mérite, était,
à cette époque, maître des concerts de la cour et premier organiste de la
cathédrale.
Pour donner une idée de ce qu'était un service solennel dans cette
cathédrale, il me faut remonter plus haut, et montrer ce qu'était Salz-
bourg au temps où je me reporte, Salzbourg, ou plutôt le pays de Salz-
bourg, formait alors une principauté ecclésiastique, dont le souverain,
archevêque, légat du Saint-Siège et primat d'Allemagne, était élu par le
chapitre, composé de vingt-quatre chanoines, tous princes ou comtes,
appartenant aux premières maisons de l'empire.
Les princes-archevêques de Salzbourg jouissaient de tous les droits et
de toutes les prérogatives des autres souverains, et, souvent, au moyen
âge, ils avaient pris part aux guerres qui déchirèrent l'Allemagne durant
tant de siècles.
Je suis né sous le gouvernement du prince-archevêque comte CoUo-
redo, homme d'esprit et beaucoup plus éclairé que les autres souverains
ses voisins. Il avait hérité de ses prédécesseurs d'une cour complète,
composée de ce qu'on appelait autrefois de grands seigneurs, et d'une
excellente chapelle qui se faisait entendre aux concerts de la cour et à
la cathédrale.
Dans cette magnifique église, construite tout en marbre et dans le
meilleur style italien, étaient placées six orgues, savoir : quatre dans les
quatre jubés, un dans le chœur, et le sixième — un orgue monumental
— à l'autre extrémité de l'édifice, faisant face au maître-autel.
Les jours de grande fête, les musiciens étaient disposés de la manière
suivante : Sur le jubé à droite étaient placés tous les chanteurs solistes,
quelques instruments à vent, le maître de chapelle (en ce temps-là c'était
un abbé italien du nom de Gatti), le premier organiste de semaine (il y
en avait deux qui alternaient pour remphr cette fonction), et enfin les
violoncelles et les contre-basses. Sur le jubé à gauche étaient disposés
les autres instruments à cordes, et les deux autres jubés étaient occupés
par deux bandes de trompettes et de timbaliers, qui sonnaient alternati-
vement des fanfares. Ces trompettes et ces timbaliers portaient, dans les
grandes circonstances, l'ancien costume espagnol. Enfin, dans le chœur,
étaient placés le maître-autel, le trône du prince, les stalles des cha-
52 LA CHRONIQUE MUSICALE
noines, les bancs pour les chantres et les enfants de la maîtrise, et l'orgue
pour accompagner les grands morceaux d'ensemble.
A l'heure fixée pour le service, le prince-archevêque, revêtu de son
grand costume de cardinal, descendait les degrés de son palais, qui est
attenant à la cathédrale. Il était précédé de ses pages, tous jeunes gens
de familles nobles, et suivi des gentilshommes de sa cour. Les chefs des
différentes branches d'administration, les magistrats de la ville et le
bourgmestre fermaient le cortège, qui s'avançait majestueusement entre
une double haie de hallebardiers et de gardes-du-corps.
A l'entrée du prince dans l'église, le grand orgue jouait à pleins jeux.
En ce temps-là, c'était généralement moi qui le tenais, comme suppléant
à l'organiste en titre. Arrivé près du maître-autel, le prince prenait place
sur son trône. Les trompettes sonnaient des fanfares, puis la grand'-
messe commençait. Le même cérémonial accompagnait la sortie du
prince.
Qu'on me pardonne cette digression : elle est l'image fidèle d'une
scène dont la génération actuelle, même dans mon pays, n'a plus aucune
idée. Je reprends mon récit où je l'ai interrompu.
Ma qualité d'enfant précoce se manifestait également sous le rapport
du sentiment. Il me souvient qu'à peine âgé de huit ans, je fis à une
petite fille une proposition de mariage, et tâchai de lui faire comprendre
qu'il y aurait pour elle honneur et avantage à épouser « un homme »
qui, certainement, serait un jour organiste de la ville, peut-être même
de la cathédrale, auquel cas la bienheureuse épouse serait au moins
l'égale d'une impératrice. Plus tard, je mis plus de mystère dans mes
adorations, et la belle qui fut l'objet de ma seconde flamme, et à laquelle
je n'adressai jamais la parole, ne put se douter de la tendresse qu'elle
avait inspirée au futur organiste. Mes déclarations les plus hardies se
bornaient à tirer mon chapeau en passant sous ses fenêtres, sans oser
regarder si elle avait pu me voir. Je me plaisais dans la solitude, et sur
un de ces charmants monticules qui environnent la ville, je me retirais
dans l'endroit le plus sauvage pour dévorer les Idylles de Gessner, le
jeune Werther, de Gœthe, et tous nos poètes qui ont chanté l'amour
et les beautés de la nature ; puis, lorsque mon cœur s'était gonflé au
point d'être prêt de se fendre, je tirais ma flûte de ma poche et je filais
des sons à faire pleurer d'attendrissement les rochers qui m'entouraient.
Le souvenir de ce temps a encore aujourd'hui des charmes pour moi,
car mon cœur s'obstine à ne vouloir point apprendre à vieillir avec moi.
Il se révolte contre le millésime de mon acte de naissance ! Le docteur
LE CHEVALIER SIGISMOND NEUKOMM 5 3
Gall a bien raison de dire que l'homme est à l'âge de trois ans tout ce
qu'il sera à l'âge de quatre-vingt-dix !
Depuis ma première enfance, j'ai toujours eu un extrême désir d'ap'
prendre toutes choses. La position de mon père venait à mon aide. Le
corps enseignant dont il faisait partie m'avait admis gratuitement à
tous les cours, de manière que j'ai reçu une instruction scientifique
assez étendue. Pour la musique, j'y faisais des progrès assez rapides :
J'apprenais à jouer plusieurs instruments, en commençant par le violon
et la flûte. Par la suite, ces exercices m'ont été d'une grande utilité, et
j'ai pu me convaincre que tout compositeur doit apprendre à jouer de
tous les instruments, ne fût-ce que pour éviter, dans ses ouvrages, des
difficultés qui, dans les instruments à vent surtout, résultent des clefs
et des mauvais sons. Un autre conseil que je donnerai aux élèves qui se
vouent à la composition musicale, serait d'apprendre à chanter. La voix
est un instrument beaucoup plus difficile à manier qu'on ne le pense or-
dinairement, et il y a tels compositeurs, fort admirés d'ailleurs, qui écri-
vent très mal pour la voix et dont la simple inspection de leurs ouvrages
indique suffisamment qu'ils n'ont pas appris à chanter.
J'abandonnai bientôt l'étude suivie des instruments à archet, mais je
restai fidèle à ma flûte, ce qui me permit de figurer fort jeune à l'or-
chestre du théâtre. Mes occupations n'y étaient point considérables, car
on ne jouait que trois fois par semaine, encore n'y avait-il pas de flûtes
les jours de comédie ; mais du moins ces petits services me valurent-ils
mes entrées, ce qui me procura la bonne occasion d'entendre de la musi-
que. Les soirées passées au théâtre de Salzbourg me remettent en mé-
moire une aventure de mon enfance, que je ne puis passer sous silence.
On représentait alors souvent des tragédies et des drames détestables
tirés des légendes du moyen âge. Ces pièces et les romans de la même
époque étaient fort à la mode. Nos jeunes têtes s'en enflammèrent.
Or, quoique je fusse l'un des plus jeunes parmi mes condisciples, j'étais
l'instigateur en toutes choses. Me voilà donc à concevoir la sublime idée
de créer une association dcj^reux chevaliers. Aussitôt, nous confection-
nâmes des casques, des cuirasses et des boucliers en carton recouvert de
papier argenté, avec force devises et enluminures. Puis nous prîmes des
noms de guerre. Si j'ai bonne mémoire, j'avais choisi, moi chétif garçon,
celui de Cœur de Lion. Comme on pense, les duels à outrance étaient
l'objet principal de nos réunions chevaleresques; et, en vérité, nous nous
battions comme des enragés et nos épées étaient dentelées comme des
scies. Je me hâie de dire que, dans tous nos combats, jamais une goutte
de sang ne fut répandue, le sort déterminant ceux des combattants qui
54 LA CHRONIQUE MUSICALE
devaient mordre la poussière. Or il advint qu'un jour nous convînmes
de ressusciter le combat des Horaces et des Curiaces. Nous portâmes
tout notre attirail sur une colline située à peu de distance de la
ville, et là, au grand jour, nous organisâmes notre rencontre. Tout alla
fort bien^ et les vaincus se roulèrent convenablement dans la poussière.
Mais, hélas! nous avions compté sans un promeneur qui nous dénonça
à notre professeur. J'ai oublié de dire qu'au moment où cette action
avait lieu, nous aurions dû assister à nos cours. Dès le lendemain, le
professeur fit une grande enquête sur cet événement. Il ordonna que le
chef de l'entreprise se dénonçât; mais personne ne le fit, nos statuts nous
défendant « sous peine de mort « de divulguer les secrets de notre ordre.
Cependant je me dévouai, et pour épargner nn pensum à. mes frères d'ar-
mes, je me déclarai leur chef et leur séducteur. Je savais que je n'avais
pas grand'chose à craindre, mon professeur étant grand amateur de mu-
sique. Je fus donc quitte pour une bonne réprimande, à laquelle s'ajouta
la défense expresse de jamais jouer aux preux chevaliers. Ainsi passe la
gloire de ce monde ! Sic transit gloria mundi !
En me rappelant ces premières années de ma jeunesse, je suis
étonné d'avoir trouvé le temps de faire tout ce que j'ai fait. Mais mon
père m'avait enseigné le secret de la valeur du temps. Quiconque sait
apprécier les minutes est sûr de trouver des heures! Mon père, qui était,
ainsi que je l'ai dit, tous les matms à cinq heures à son travail, me
réveillait à la même heure, et assis à ses côtés je préparais mes leçons.
Parfois mes yeux se refermaient involontairement, et alors un « Tu dors »
de mon père me rappelait à l'ordre. Parfois aussi j'avais, comme tous les
enfants de mon âge, des moments où la paresse s'emparait de moi. Or
je me rappelle que, dans un de ces moments, mon père me dit un jour
avec un accent qui m'émut profondément : « Tu ne fais rien qui vaille?
Hélas ! je désirais tant te mettre en état de gagner ta vie moins pénible-
ment que moi. » Avec de telles paroles, mon père m'aurait fait traverser
des flammes. Je me corrigeai et travaillai désormais sans relâche.
Lorsque j'eus atteint l'âge de quatorze ans, je fus nommé à la place
d'organiste del'Université. Cette fonction me donnaitassez d'occupations;
mais aussi mes émoluments étaient de cinquante florins par an. Je me
croyais un Crésus. Néanmoins, outre mon propre service, je continuai
à suppléer mes confrères, notamment mon vénéré maître Michel Haydn,
sous la direction duquel j'étudiais alors la composition.
Durant tout le temps de l'Avent, il y avait tous les jours, à cinq heures
du matiUj une grand'messe à la cathédrale. C'est à ce service que Haydn
m'envoyait à sa place. Tous les matins, je partais donc de la maison,
LE CHEVALIER SIGISMOND NEUKOMM 55
ma petite lanterne à la main, pour me rendre, à travers une épaisse
couche de neige, à la cathédrale. Mais c'était surtout le dimanche que
mes fonctions devenaient vraiment pénibles. Qu'on en juge plutôt : A
cinq heures, ma grand'messe à la cathédrale ; à six heures et demie, à
l'église de la Trinité, au delà du pont^ aussi pour Haydn; à huit heures,
pour mon propre compte, à l'église de FUniversité ; à neuf heures, à la
grande église ; à neuf heures et demie, au grand orgue de la cathédrale ;
à deux heures, à l'Université; à trois heures, à la cathédrale, et souvent
encore à cinq heures dans quelque autre église paroissiale. On conçoit
que cette activité fut pour moi une excellente école.
A dix-sept ans. Je terminai ma carrière universitaire, et dès lors je me
décidai à me vouer entièrement à la composition musicale. On me pro-
posa une place de répétiteur à l'Opéra. Je l'acceptai avec empressement.
Mes nouvelles fonctions consistaient à faire répéter les chanteurs, qui,
pour la plupart, n'étaient pas musiciens. Il en résulta que je sus par
cœur tous les opéras qu'on montait, ce qui me fut utile, puisque ce
travail me familiarisait avec les chefs-d'œuvre de Mozart et d'autres
grands maîtres.
Mais les recettes n'ayant pu couvrir les dépenses, la direction fut
obligée de fermer le théâtre au bout d'une année d'exploitation. En pré-
sence de cette catastrophe, mon enthousiasme pour la musique me fit
prendre un grand parti. Je résolus de me rendre à Vienne, qui alors
était le pays par excellence de la bonne musique. J'avais à peine de quoi
fournir aux frais de mon voyage ; mais j'avais le courage que ma con-
fiance en Dieu m'a donné et qui ne m'a jamais abandonné. Et puis,
Michel Haydn m'avait promis des lettres de recommandation, et c'est
muni d'une introduction auprès de son frère Joseph — introduction que
je regardais comme un bien suprême — que je quittai la maison pater-
nelle le 19 mars 1798.
II
VIENNE
J'arrivai à Vienne le jour même de la première exécution de l'orato-
rio : Les Sept Paroles de Jésus-Christ.
Haydn avait composé cet ouvrage, quinze années auparavant, sur la
demande du chapitre de la cathédrale de Cadix. C'étaient des morceaux
de musique instrumentale destinés à être exécutés le vendredi saint.
56 LA CHRONIQUE MUSICALE
L'église, toute tendue de noir, n'était éclairée que par une seule lampe
suspendue au milieu du vaisseau. Après la symphonie d'introduction,
le prêtre montait à l'autel et prononçait la première parole : Mon père,
pardonne:{-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ; puis il prononçait une
courte dissertation sur ce texte, et l'orchestre Jouait la seconde sympho-
nie, qui exprime le sens des paroles. Le prêtre remontait ensuite à l'au-
tel et alternait avec l'orchestre jusqu'à la fin de la septième et dernière
parole. Le tout se terminait par une symphonie qui exprime le tremble-
ment de terre qui, suivant l'histoire, marqua le moment de la mort du
Christ.
A son retour de son second voyage en Angleterre, Haydn, passant
par Passau, apprit que le maître de chapelle du prince-évêque de cette
ville avait conçu l'heureuse idée d'adapter à sa musique des paroles et
des parties de chant. Haydn, pensant avec raison qu'il pouvait faire ce
travail mieux qu'aucun autre, reprit cette idée et composa des parties de
chant sur des paroles que lui fournit son protecteur et ami, le baron van
Swieten. C'est sous cette forme que cet ouvrage admirable fut exécuté
pour la première fois le jour de mon arrivée à Vienne, L'impression que
produisit sur moi l'audition de ce chef-d'œuvre est encore vivante en
mon esprit, quoique cinquante années se soient écoulées depuis cette
époque.
J'étais bien pressé de remettre au grand Haydn la lettre de son frère.
Je me rendis donc chez lui dès le lendemain. Il était sorti. On me fit
entrer dans son cabinet de travail pour attendre son retour. Le cœur me
battait, et je puis dire que jamais croyant ne s'est approché avec plus de
vénération du Saint-Sépulcre ~de Jérusalem que je ne m'approchai du
mauvais piano, couvert de manuscrits, au-dessus duquel était suspendu
le portrait du maître, peint en Angleterre.
Haydn rentra au bout de peu d'instants. Il me reçut assez froide-
ment, et, après avoir lu la lettre de son frère, il m'adressa la parole en
ces termes :
(( Mon frère désire que je vous prenne pour élève, mais je n'en ai
point le temps. Je travaille à un grand ouvrage (c'était la Création) qui
m'occupe exclusivement. Mon frère me dit que vous avez terminé avec
succès vos études de contre-point. Apportez-moi quelqu'un de vos ou-
vrages pour que je voie ce que vous pouvez faire. Mais venez de grand
matin, avant que je me mette au travail. »
Je retournai au bout de peu de jours chez Haydn. Lorsqu'il eut par-
couru mes pauvres petits essais, il me dit d'un air plein de bienveil-
lance :
LE CHEVALIER SIGISMOND NEUKOMM Sj
« C'est bien; continuez à travailler, et montrez-moi tout ce que vous
ferez. y>
Dès ce moment, une nouvelle existence commença pour moi.
J'avais retrouvé à Vienne un compatriote, ancien ami de la famille de
ma mère, M. Milder, courrier du cabinet de l'empereur. Il avait deux
filles, dont l'aînée, Pauline, montrait quelques dispositions pour la mu-
sique. Dans l'intention de m'être utile, M. Milder me proposa de lui
donner des leçons en échange du logement qu'il m'offrit. J'acceptai de
grand cœur et commençai l'instruction musicale de Pauline, alors âgée
de quatorze ou quinze ans. Je ne me doutais guère que mon élève devien-
drait un jour la célèbre madame Milder-Hauptmann. M. Milder ne
borna point sa bienveillance à cette délicate attention. Il me procura
quelques petites leçons, mais à grand'peine, car, quoique âgé de vingt
ans, j'en portais à peine seize. Il fallait donc prendre toutes les leçons
qui se présentaient. Or, comme elles se trouvaient généralement dans
des quartiers assez excentriques, je perdais beaucoup de temps à courir
le cachet, — temps précieux qu'il me fallait regagner sur mes heures de
sommeil. Mais rien ne me décourageait, et je faisais des progrès non-
seulement dans mon art, mais encore dans l'affection de mon bien-aimé
maître Haydn, qui me traitait comme un fils. Je n'avais pas non plus
négligé mes études classiques ; et même il me prit, vers cette époque,
fantaisie d'étudier la médecine. J'aurais peut-être déserté pour elle la
musique, si mes moyens pécuniaires me l'eussent permis.
Mes excès de travail me valurent au bout de peu de temps une fièvre
nerveuse qui me conduisit aux portes du tombeau. Je m'en remis pour-
tant grâce aux soins de la bonne famille Milder, et en dépit d'une sur-
prise, arrangée par mes amis pour célébrer ma convalescence, et qui
occasionna une rechute qui faillit me devenir funeste : ce fut Sussmayer,
bien connu par son achèvement du Requiem de Mozart, qui fut la cause
involontaire de cette recrudescence de la maladie; il avait composé la
musique d'une cantate que nos amis exécutèrent dans une chambre
voisine de la mienne ; je n'en avais point été prévenu, et un tremblement
violent me saisit; la fièvre me reprit et ma convalescence fut longue et
pénible; mais la jeunesse a tant de ressources que j'eus la joie de re-
prendre mes chères occupations.
Je me désolais souvent en voyant ce que d'autres compositeurs avaient
produit à l'âge où j'étais ; Mozart surtout, qui dès sa naissance avait été
grand, me causait des vertiges, mais les bonnes paroles de Haydn me
ramenaient à la raison.
Je ne saurais à ce sujet passer sous silence un conseil qu'il me donna
58 LA CHRONIQUE MUSICALE
et qui me fut profitable. J'avais, en étudiant les chefs-d'œuvre des
grands maîtres du seizième siècle, découvert dans un ouvrage du père
Athanase Kircher {Musurgia univer salis, sive ars magna consoni
et dissoni in X libros digestà) un canon énigmatique à trente-six parties
réelles, savoir : à neuf chœurs à quatre parties. J'avais eu la patience de
mettre ce canon en partition, ainsi que plusieurs autres, et je pris
tellement goût à ce genre d'exercices, que pendant un certain temps je
ne fis plus que des canons énigmatiques. Haydn m'avertit du danger
que Je courais. Il me démontra que je faisais fausse route et me mit en
garde contre mes entraînements. Je renonçai donc à mes canons et je
m'en applaudis, car, dans le fait, ces difficultés vaincues ne sont qu'un
jeu d'esprit, et la musique a un plus noble but.
Je veux payer ici le tribut de la reconnaissance particulière que je
dois à mon ami Joseph Eybler. Il avait été élève d'Albrechtsberger et
de Mozart, et Haydn faisait le plus grand cas de son talent. Eybler me
prit en affection, et ses conseils m'ont fait le plus grand bien. Je lui sou-
mettais mes travaux, et dans ses critiques il se montrait plus sévère que
Haydn lui-même.
E. NEUKOMM,
(La suite prochainement.)
L'OREILLE
(0
ES limites des sons perceptibles à l'oreille ne peuvent
être fixées d'une manière immuable; elles s'éloignent
ou se rapprochent suivant les individus, indépendam-
ment de toute affection morbide et de tout obstacle
matériel. Les limites admises par la science ne sont
donc calculées que sur une moyenne assez peu exacte
elle-même, on le comprend, par l'impossibilité de saisir l'humanité tout
entière par les oreilles, sous prétexte d'expériences d'acoustique transcen-
dante.
Quoique Savart prétende qu'une corde agitée de manière à donner seu-
lement huit vibrations par seconde produit un son perceptible (2), il est
reconnu que l'oreille humaine ne perçoit nettement qu'un son produit
par trente-deux vibrations simples par seconde au moins. Helmholtz (3)
exige soixante vibrations.
Quant à la limite supérieure des sons, Despretz, renchérissant sur
Savart, la recule à 73,000 vibrations par seconde. Mais d'après les
expériences plus récentes de Kœnig, les notes les plus aiguës qui se puis-
sent entendre distinctement — que le savant mécanicien, du moins,
(i) Voir le numéro du 1" juillet,
(2) Revue encyclopédique, juillet i83i. — Annales de Chimie et de Physique
vol. XXXVI.
(3) Die Lehre von den Ton Empfindungen, von H. Helmholtz (Braunschweig,
i855). A été traduit par M. G. Guéroult, sous ce titre : Théorie physiologique de la
Musique. — Paris, i868.
6o LA CHRONIQUE MUSICALE
puisse entendre distinctement — ne donnent pas plus de 45,000 vibra-
tions.
Les limites moyennes des sons perceptibles se trouvent ainsi renfer-
mées entre 60 et 45,000 vibrations par seconde. L'étendue de la faculté
d'entendre chez l'homme embrasse donc près de dix octaves, quoique les
vibrations d'une note à l'extrémité la plus élevée soient au moins sept
cents fois plus rapides que celles qui produisent les sons les plus graves.
Comme des vibrations beaucoup plus rapides existent nécessairement,
on peut dire que des petits animaux, tels que la cigale, le grillon, etc.,
dont la faculté de percevoir les sons semble presque commencer où la
nôtre finit, entendent des sons infiniment plus aigus, dont nous n'avons
nulle idée. De m.ême, sans doute, il y a des insectes dont les sensations
n'ont rien de commun avec les nôtres, mais qui sont doués d'une puis-
sance d'excitation particulière et d'un sens percevant les vibrations qui
frappent nos propres sens, mais dans un tel éloignement que l'animal
qui les perçoit peut être considéré comme possédant un sens différent,
s'accordant avec le nôtre seulement dans le milieu par lequel il est excité,
et qui n'est probablement pas affecté par les vibrations plus lentes aux-
quelles nous sommes sensibles (i).
Un fait assez curieux et qui échappe généralement à l'attention, c'est
que, de même que nombre de personnes voient mieux d'un œil que de
l'autre, beaucoup ont les deux oreilles fort inégalement sensibles. On ne
s'aperçoit pas de cette différence, pas plus qu'on ne s'aperçoit de l'imper-
fection de l'un des deux yeux, parce que les deux organes agissent de
conserve, atténuant les imperfections l'un de l'autre, tout en s'emparant,
pour le transmettre au cerveau : les yeux, du relief des objets; l'oreille,
du relief des sons^ qui est le timbre. Mais que l'on se bouche les oreilles
l'une après l'autre, ou que l'on ferme alternativement les deux yeux, et
l'on ne tardera pas à se convaincre que l'infirmité peu grave que nous
signalons est beaucoup trop répandue,
Ittard affirme avoir connu une personne dont les deux oreilles enten-
daient foiyour^ une note différente. Cette assertion d'Ittard a rencontré
bien des incrédules, et j'en ai vu rire de pitié des gens fort sensés, mais
étrangers aux sciences naturelles. Cependant qu'on nous permette de
poursuivre notre rapprochement entre la vue et l'ouïe, et sans doute la
chose paraîtra moins étrange.
Il existe une aberration bien connue de l'organe de la vision, prove-
(i) Wollaston : Abstract of^Pajpers, etc.
L'OREILLE 6i
nant, soit d'une affection de la rétine ou du nerf optique, soit d'un défaut
de parallélisme des axes visuels, et qui produit cette hallucination singu-
lière de faire voir à la personne qui en est atteinte, les objets doubles ou
même multiples. Cette affection a reçu en conséquence le nom de diplo-
pie (vue double), que le vulgaire traduit bévue (i). Rien en théorie ne
s'oppose à ce que la même infirmité affecte l'ouïe; et si peu avancés que
nous soyons dans la pratique, nous n'ignorons pas que les hallucinations
auditives sont tout aussi nombreuses et variées que les hallucinations
optiques.
La berlue (Amblyopie) n'est-elle pas une autre affection de l'œil dont
l'analogue se retrouve dans l'oreille? On recherche, on observe qu'il y a
des personnes qui entendent mal d'une oreille ou de toutes les deux, et
l'on bâtit trop souvent là-dessus une théorie, fort savante, sans doute,
mais où le cas pathologique est complètement laissé de côté par je ne sais
quelle préoccupation du « curieux )) plus nuisible évidemment qu'utile
à la science. Voici, par exemple, Flessel qui pousse si loin ses observa-
tions en ce genre qu'il en arrive, dans le cas de sensibilité inégale, à cette
conclusion, que le phénomène est objectif et que le diapason donne ef-
fectivement une note différente selon qu'il vibre devant une oreille ou
devant l'autre! D'où il suit que c'est le diapason qui a tort — ou que
Flessel a la berlue !
Le mirage a son similaire auditif dans r^<:oM5m<îfe, hallucination par
laquelle on entend dans les airs des bruits de voix et d'instruments qui
n'y sont naturellement pas, de même que le mirage offre à la vue le spec-
tacle trompeur d'îles verdoyantes épanouies sur l'immensité sans bornes
de la mer, oasis parfumées, agrémentées de sources pures, dans l'étendue
des sables brûlants du désert.
Enfin, outre la surdité complète et irrémédiable produite par la para-
lysie du nerf acoustique, une foule d'affections connues, spéciales, s'at-
taquent à l'organe de l'ouïe : ïhypercousie, qui fait entendre les sons
plus fort que nature; la surdité incomplète ou dysécie; la paracousie,
qui fait entendre des bruits imaginaires ; YJiypéréthésie^ ou excès de sen-
sibilité du nerf acoustique, etc., etc.
Bayle, tombant en convulsions au bruit d'un filet d'eau coulant d'un
robinet, nous offre un assez curieux exemple d'hypéréthésie.
(i) Je reçois précisément une lettre d'un médecin de mes amis, dans laquelle il
me raconte qu'il soigne actuellement, pour une autre affection, un jeune homme
d'une de nos grandes villes du sud-ouest, atteint de diplopie bien caractérisée :
conséquence de la maladie pour laquelle il est en traitement.
62 LA CHRONIQUE MUSICALE
Willis cite plusieurs personnes dures d'oreilles, c'est-à-dire atteintes
de dyse'cie (ouïe faible), du moins apparemment , qui n'entendaient
les sons faibles qu'autant qu'un grand bruit les accompagnait ou^
plus exactement, leur servait de véhicule. C'est à tort, en tout cas, que
Willis donne à ce phénomène le nom de paracousie, qui sert à indiquer
le cas, non des gens qui sont durs d'oreilles, mais de ceux qui entendent
de travers.
Mais, écrire un traité des maladies de l'oreille n'est pas notre but; ce
serait, d'ailleurs, la tâche d'une plume autrement compétente que la
nôtre. Si nous avons indiqué sommairement à quels maux l'oreille est
sujette et l'insuffisance, selon nous_, des observations médicales dont ce
fragile et merveilleux organe a été jusqu'ici l'objet, c'est un peu pour
détruire quelques illusions et beaucoup pour préparer ce qui nous reste
à dire sur cet intéressant sujet, que nous ne saurions épuiser.
III
Les personnes chez lesquelles le sens de l'ouïe est parfait, possèdent,
ainsi que nous l'avons dit en commençant, la faculté précieuse de distin-
guer toutes les relations qui existent entre les sons de ton différent, de
décomposer, comme le prisme fait les couleurs, les sons les plus com-
plexes, les plus chargés d'harmoniques, en vibrations simples (i). Les
personnes qui jouissent de cette faculté sont douées de ce qu'on appelle
une oreille musicale — à des degrés différents, bien entendu.
Mais il en est qui n'ont d'autre faculté que celle d'entendre.
L'oreille humaine est, comme nous l'avons vu, immergée dans un
océan fluide dont chaque ondulation produit son effet. Répétées à des
intervalles réguliers et rapides, ces ondulations donnent à une « oreille
musicale » la sensation d'une note musicale ; à des intervalles irrégu-
liers, c'est le sentiment du bruit qu'on éprouve (2). Eh! bien, à de cer-
taines oreilles, régulières ou irrégulières, toutes les ondulations du fluide
auditif n'apportent que la sensation du bruit, et la musique n'est pour
(i) Suivant Weber, l'oreille d'un musicien exercé distingue parfaitement deux
notes dont les vibrations respectives sont entre elles dans la proportion de tooo à
looi. {Wellenlehre aiif Expérimente Gegriindet, Von den Brûdern Ernst Heinrich
Weber und Wilhelm Weber. Leipzig, 1825).
(2) Hooke le premier, en 1681, produisit un son musical par des petits coups
légers répétés à intervalles égaux et rapides. Sa crécelle, la sirène de Cagnard de la
Tour, la roue dentée de Savart ont été construites pour la démonstration mécanique
de ce phénomène.
L'OREILLE 63
elles, suivant le mot de Théophile Gautier, qu'un bruit qui coûte cher.
Elles n'ont aucune idée du plaisir qu'éprouvent les oreilles mieux douées
à suivre dans leur évolution merveilleuse une succession de notes choi-
sies avec art, et ne sauraient distinguer un ton d'un autre.
D'autres, sans être absolument insensibles à la musique, ne font point
de différence entre les productions horripilantes de l'orgue de Barbarie
et les accents de l'instrument le plus parfait.
Je connais une personne douée d'une vue excellente, quoique déjà
âgée, qui a toute sa vie parfaitement distingué les sept couleurs du
prisme, et qui n'a jamais rien entendu aux nuances intermédiaires les
plus nettes, les plus tranchées. N'y a-t-il pas une grande similitude
entre l'infirmité de cette personne, assez bonne musicienne, pour com-
ble, et les personnes dénuées d'oreille musicale?
Saint-Augustin, anathématisant les malheureux qui n'aiment pas la
musique, prouvait l'excellente organisation de son oreille, bien plus en-
core que l'étendue de sa charité chrétienne; et Shakespeare, faisant dire
à l'un de ses personnages qu'il faut se méfier de
The man that hath no music in himself... (i)
parce que cet homme est capable des actions les plus noires, Shakespeare
n'est pas moins blâmable que Saint-Augustin. Il faut plaindre ces in-
fortunés, mais bien se garder de leur faire une mauvaise réputation ou
de les envoyer au diable, car ils sont les victimes, non les instruments
de leur infortune.
Des hommes extrêmement remarquables, des hommes distingués par
un grand talent poétique même, ont vécu totalement dénués d'oreille
musicale.
Tel fut le cas de Pope, un des maîtres incontestés du rhythme poétique.
Pope avouait ingénument son infirmité qui le rendait incapable de saisir
la moindre différence entre les contorsions ridicules d'un abject violon-
neux de carrefour et les meilleures exécutions des plus beaux morceaux
de Hsendel.
W. Johnson (2) raconte qu'un ecclésiastique de sa connaissance, en
sortant d'une représentation donnée par la Catalani, lui avouait se trou-
(i) The Merchant of Venice. Act V, se. I.
(2) Familiar introduction to the principles of. Physical sciencCi Vol. I, p. 342.
(Philadelphia, i835).
64 LA CHRONIQUE MUSICALE
ver dans l'impossibilité la plus complète de dire en quoi sa « performance »
différait de celle d'un vulgaire chanteur de ballades, ajoutant gravement
qu'il éprouvait autant de plaisir à entendre l'un que l'autre.
Plus sérieusement atteint, la Mothe Le Vayer ne pouvait souffrir le
son d'aucun instrument, quelque harmonieux 'qu'il fût. Mais le bruit
du tonnerre et le sifflement des vents le plongeaient dans un véritable
ravissement.
Jean-Jacques Rousseau parle d'une dame qu'il connut à Paris, sur
laquelle la musique produisait ce singulier effet de la faire éclater d'un
rire convuisif tout à fait involontaire.
Walter Scott, quoique non absolument incapable de goûter de bonne
musique, ne put jamais, quoi qu'il fît, acquérir pour lui-même la moindre
notion pratique de l'art musical. Il fut placé dans sa jeunesse sous la di-
rection d'un maître éminent d'Edimbourg; mais après des efforts inouïs,
bientôt reconnus inutiles, le professeur dut renoncer à la tâche entreprise
et l'élève abandonner toute tentative pour cause d'absolu défaut de cet
élément indispensable du succès : une oreille musicale.
Ces exemples pourraient être multipliés à l'infini, et sans aller si
loin, on en trouverait la matière de plusieurs volumes rien que dans le
cercle ordinaire de ses connaissances. Mais un phénomène plus rare, of-
frant des complications qui déroutent toute théorie dont la base n'a pas
une solidité éprouvée, se présente naturellement sous notre plume.
Celui que nous pourrions appeler le père, mais qui, en tout cas, fut le
parrain de la science acoustique, Joseph Sauveur, naquit sourd-muet. Il
resta muet jusqu'à l'âge de sept ans, n'eut jamais la parole libre, et fut
toute sa vie presque sourd. Il avait une voix fausse et nul sentiment
musical. Pour la vérification de ses expériences, il était obligé d'avoir
recours à des musiciens. Et ce fut Sauveur qui, le premier, découvrit
que le caractère d'une note dépend du nombre des vibrations qui l'agi-
tent dans une période donnée! (i)
L'homme n'est pas maître de ses sens ; c'est un axiome philosophique
auquel la vie de Sauveur semble donner un énergique démenti, mais
Sauveur est une grande et fort rare exception, sans parler de son organi-
sation particulière qui le rendait si étrangement propre aux mathémati-
(i) Saunderson, le professeur aveugle, enseignait, vers le même temps, l'optique
à l'Université de Cambridge, mais il n'y excella qu'en ce qui concerne seulement les
curiosités de cette science. En quoi il ne peut être comparé à Sauveur, qui fit faire
à l'acoustique ses premiers pas sérieux.
L'OREILLE 65
ques, car il était mécanicien avant que de parler et apprenait tout jeune
encore la géométrie sans maître.
Considérant le peu de pouvoir que l'homme en général est capable
d'exercer sur ses sens, et sur le sens de l'ouïe particulièrement, on com-
prend qu'on puisse être Wagnérien autrement que par préjugé d'école,
c'est-à-dire de bonne foi : peut-être suffit-il pour cela d'une tension ex-
cessive des trois mille cordes de la lyre de Corti.
On a coutume de dire qu'il ne faut pas disputer des goûts ni des cou-
leurs; il ne serait que juste d'ajouter : ni des préférences musicales, qui
sont tout aussi impérieuses et exclusives.
Il existe des organes qu'une douce et simple mélodie charmera tou-
jours bien davantage que l'harmonie la plus savante et la plus riche. Or,
les organes de cette sorte ne laissent pas que de venir se loger, parfois,
dans la cavité de l'os pétreux d'un critique qui ne se doute pas de son
infirmité, — si c'en est une. Et, par contre, il en est d'autres qui exi-
gent les complications les plus inextricables du mélange harmonique et
ne sauraient se satisfaire à moins. Mais comment accorder les posses-
seurs de deux organes si différents et empêcher qu'ils n'en viennent aux
mains dans les occasions solennelles?
C'est toujours l'histoire « du démêlé d'un poète tragique avec un au-
teur comique ; » nul ne sera capable de les mettre d'accord, s'il n'y em-
ploie un grain d'hypocrisie, ne pouvant à la to'is préférer le tragique et
le comique; et c'est précisément de préférence qu'il s'agit : « Pour un
composeur de farces, dit Giblet, vous avez bien de la vanité. » — « Pour
un versificateur qui ne doit sa réputation qu'à de faux brillants, repart
Calidas, vous vous en faites bien accroire, » (î) Montés sur ce ton, on
finit rarement par s'embrasser, et une haine mortelle sépare à jamais
l'organe plus délicat de l'organe plus robuste. Survienne une révolution,
il y aura lieu de s'étonner si l'un des deux n'envoie pas, pour le moins,
l'autre étudier l'harmonie des vagues déferlant sur les récifs de corail de
la Nouvelle Calédonie.
Est-il besoin d'expliquer comment un critique très savant, très judi-
cieux et aussi impartial qu'on peut l'être en pareille matière, peut être
de bonne foi un fort méchant juge?...
IV
L'homme ne paraît pas être né musicien^ bien que Vorigine de la
(i) Lesage. Le Diable Boiteux, chap, XIV.
IX.
66 LA CHRONIQUE MUSICALE
musique se perde littéralement dans la nuit des temps ; mais il est cer-
tainement né avec une oreille musicale (i). Comment eût-il été sensible,
autrement, aux accents des oiseaux des bois, ses premiers maîtres ? Qui
aurait indiqué à Jubal l'art de construire la cithare et la flûte, s'il n'avait
eu pour guide sûr une oreille douée des qualités requises pour distin-
guer, bien qu'inconsciemment, les rapports des sons?
Les Grecs tournent assez lestement la difficulté en attribuant à leurs
dieux l'invention de la musique et de la plupart des instruments. Tout
s'enchaîne alors logiquement : l'homme a été à l'école des dieux, et il
profita si bien de leurs leçons, qu'il ne cesse de perfectionner un art
quelque peu entaché de barbarie à l'époque lointaine où il en reçut les
éléments des maîtres de l'Olympe ; ce qui n'est guère flatteur poux ceux-
ci, j'en conviens.
Quoi qu'il en soit, les Grecs comprenaient si bien l'influence exercée
sur l'esprit par l'harmonie des sons, que l'histoire de leurs héros, les
légendes de leurs dieux, leurs leçons de morale, la plupart de leurs lois,
enfin, étaient écrites en vers, mises en musique, et chantées publique-
ment en choeur au son des instruments. — Les mêmes usages se retrou-
vent également chez les Hébreux.
C'était au reste l'opinion des philosophes que la musique était indis-
pensable pour former une nation à la vertu ; et Platon assurait que la
musique d'un peuple ne peut être altérée sans affecter la constitution de
l'État. Platon avait raison, car, de son vivant même, ce grand art com-
mença à tomber en décadence, entraînant la décadence de la nation
grecque par la dépravation de ses mœurs.
Les Pythagoriciens avaient bâti toute une théorie philosophique de la
musique sur cette base nuageuse que l'âme humaine est un composé
d'harmonie. Ils prétendaient qu'il y avait dans l'effet musical autre
chose que la sensation : un principe immatériel, mais intelligible, domi-
nant le principe matériel ; une sorte de combinaison de rapports de
nombres se débattant comme des diables, puis s'arrêtant tout à coup par
une résolution soudaine d'équations mélodieuses. Eh bien! en y met-
tant un peu de bonne volonté, ne pourrait-on pas découvrir dans cette
merveille de brouillamini métaphysique, les germes, fort empâtés, il est
vrai, de la théorie des ondulations sonores?
(x) Darwin est d'avis que l'habitude d'émettre des sons musicaux s'est développée
d'abord, comme moyen de séduction, chez les ancêtres primitifs de l'homme, et a
dû s'associer ainsi aux émotions les plus énergiques qu'ils pussent resientir : à
l'amour, à la rivalité, à la victoire. (Voir l'Expression des émotions^ etc. — Revue
scientifique, lôaoût iSyS).
L'OREILLE 67
On ferait des volumes avec les récits, dont fourmillent les anciens
auteurs, des miracles accomplis parla musique :
Les bêtes féroces^ puis les esprits infernaux, l'occasion venue, char-
més parles accents de l'époux infortuné de la belle Eurydice ; les murs
de Thèbes bâtis, en dansant, au son de la lyre du divin Amphion. —
Sans oublier ceux de Jéricho, qui tombent au son des trompettes du
i3^ chasseurs sonnant le réveil en fanfare ! — Ici, l'ordre des temps est
changé; là, ce sont les flots, les arbres et jusqu'aux rochers qui entrent
en danse, charmés par les doux accords du sistre ou de la flûte de Pan.
Le granit verse des larmes ; l'homme pleure des perles ; le Sahara est
transformé en pays de Cocagne : Tels sont les prodiges ordinairement
accomplis par les sons musicaux. Ces exagérations mêmes ne nous indi-
quent-elles pas quelle puissante influence exerçait la musique sur
l'oreille... des poètes de ces naïves légendes ? En somme, l'exagération
n'est pas si grande qu'elle le paraît, et l'influence de la musique s'étend
en réalité à la nature inanimée. — Mais ce n'est pas ici le lieu d'entrer
dans des développements de cette nature.
Le premier fait qui sort, du moins en partie, des brouillards de la
légende, c'est celui de David chassant le diable du royal corps de Saûl
en jouant de la harpe. Ce diable avait évidemment quelque degré de
parenté avec celui que le chanteur Farinelli avait mission de chasser du
corps non moins royal de Philippe V d'Espagne, au commencement du
siècle dernier : Mettons que c'était une très noire et très lancinante mé-
lancolie, et il nous reste deux exemples très présentables et classiques au
premier chef de l'influence de la musique sur le cerveau des gens — dont
l'organe auditif est parfaitement constitué.
Et, tenez, voici un exemple emprunté à des sources beaucoup moins
imposantes, il est vrai, mais tout aussi authentiques. Au mois de jan-
vier 1873, les journaux publiaient le fait-divers suivant que je débar-
rasse des enjolivements de style habituels aux reporters soucieux d'un
consciencieux tirage à la ligne : Dans une maison de la rue Sedaine,
les cris : « Au secours ! à l'assassin ! » se font entendre en plein jour*
Ces cris sont poussés par un pauvre vieillard que des malheurs de famille,
amenés par les douloureux événements de 1870-71, ont rendu fou. Il
menace de se précipiter par la fenêtre, dans la conviction que sa chambre
solitaire est peuplée de gens qui en veulent à sa vie. Survient une jeune
fille qui, sans mot dire, se met au piano et joue un air doux et mélan-^
colique que le fait-divers ne nomme pas. Alors, l'exaltation du vieillard^
qui lutte en ce moment avec des agents de police occupés à l'empêcher
68 LA CHRONIQUE MUSICALE
de se jeter par la fenêtre, tombe comme par enchantement, il s'attendrit
et bientôt s'affaisse dans un fauteuil. La jeune fille au piano, sa nièce,
vient de renouveler le miracle de David, en chassant du corps du pauvre
vieillard le démon qui l'obsède !
De même qu'elle a le pouvoir de chasser le diable, la musique jouit
aussi de la singulière prérogative de l'évoquer et de l'introduire où il n'a
que faire. On sait quel « diable-au-corps » produisent les accents belli-
queux de la Marseillaise. . .
Thimothée, le Thébain, s'amusa un jour à exciter la fureur du Grand
Alexandre, en lui jouant un air Phrygien, à tel point qu'il saisit ses
armes tout à coup et menaçait de tout exterminer. Ce que voyant, l'ar-
tiste s'empresse de passer sans retard au mode Lydien, qui ramène aussi-
tôt le héros à des sentiments plus doux.
Cassiodore nous a transmis une lettre de Théodoric à Boëce, écrite
vers 490 avant J.-C. (i), qui contient, outre une curieuse appréciation
de l'art musical à cette époque, l'analyse des cinq modes usités et de leur
influence sur l'âme humaine.
«... Qu'y a-t-il, s'écrie Théodoric, de supérieur à cet art divin, qui,
par sa douce harmonie, embrasse tous les corps célestes, et, par une
puissance pleine de charmes, réunit les éléments de la Nature partout
épars et isolés. Toutes les conceptions qui modifient l'être humain sup-
posent une constante harmonie. C'est elle qui met la convenance dans
nos pensées, la beauté dans nos discours, la régularité dans nos mouve-
ments, quand elle arrive dans nos oreilles, coordonnée par de savantes
lois; elle commande et inspire nos chants et change nos esprits et nos
cœurs
a Elle charme la tristesse, hélas ! si funeste ; elle apaise les emporte-
ments furieux ; elle change en douceur la cruauté la plus féroce ; elle
ranime les cœurs lâches et les esprits indolents ; elle procure le sommeil
salutaire à celui que de tristes veilles tourmentaient; elle rappelle aux
saintes lois de la chasteté l'homme flétri par un amour impur; elle
dissipe l'ennui, toujours si contraire aux bonnes pensées; elle change
les haines funestes en secours bienfaisants; et, par le plus heureux
mode de guérison, elle bannit de l'âme les passions par l'attrait même
du plaisir Elle parle sans langue et en se faisant obéir des choses
insensibles; elle exerce sur les sens un souverain empire.
« Toute cette harmonie s'obtient, ici-bas, par le moyen de cinq tons, .
(i; Cassiodore. Lib. II, ep. 40. ;
L'OREILLE 69
dont chacun porte le nom de la province où il fut inventé. Car la bonté
divine, en imprimant la beauté à tous ses ouvrages, l'a répandue et dis-
persée dans des lieux divers.
« Le ton Dorien recommande la pudeur et produit des mœurs chastes ;
« Le ton Phrygien excite au combat et remplit d'une ardeur
furieuse.
c( UEolien calme les tempêtes de l'âme et charme par le sommeil les
cœurs déjà calmés par ses accords.
« Le Toscan donne de l'intelligence aux plus ignorants et de l'ardeur
pour les biens célestes aux hommes appesantis par le désir des biens de
ce monde.
« Le Lydien^ inventé pour bannir de l'âme les soucis et les chagrins,
la soulage et la fortifie par ses accords mélodieux.
a Ces cinq tons se divisent chacun en trois parties, car tous ont un
dessus^ un medhini et une basse; et comme toutes ces inflexions de la
voix, harmonisées par des sons alternatifs, ne peuvent exister l'un sans
Tautre, on a sagement inventé les quinze modes musicaux qui embras-
sent tous les chants assortis à nos divers organes (i) »
Tout cela pour en venir à trouver un chanteur digne d'être présenté à
son beau-frère Clovis, roi des Francs. Théodoric était homme de style
et vain de ses connaissances artistiques; mais il nous indique à quel
mode avait recours V enchanteur pour produire tel ou tel phénomène
psychique sur la personne du patient qu'il se choisissait, et l'on a vu,
par l'exemple d'Alexandre, que ce choix tombait aussi bien sur les grands
que sur les petits. Sachons donc gré à Théodoric du fait, sinon de l'in-
tention.
Le poète Tyrtée, choisi pour général — sur les avis de l'oracle — par
les Lacédémoniens découragés, ranime leur courage par ses chants et les
conduit d'un bon pas à la victoire.
On sait, d'autre part, comment Terpandre apaisa une sédition qui
venait d'éclater à Lacédémone, avec sa cithare pour toute arme offensive
et son art pour bouclier.
A l'occasion d'une de ces émeutes plus bruyantes que terribles qui
signalèrent les dernières années de l'empire, je ne sais plus quel officier
supérieur (ou général) proposa d'employer le moyen de Terpandre, revu
et augmenté, pour faire cesser tout ce tapage, en faisant défiler la musi-
que militaire à travers Paris, c'est-à-dire, d'un bout à l'autre des boule-
(i) A. Jouve. Etude sur Boëce. {Revue Indépendante, i5 novembre 1866).
70 LA CHRONIQUE MUSICALE
vards en ébullition. J'ai beaucoup regretté pour ma part qu'on n'ait pas
tenté l'exécution d'un tel projet, car j'ai conservé l'entière et inaltérable
conviction que le moyen réussirait infailliblement.
Les chants des Bardes Gaulois n'arrêtaient-ils pas les fureurs des
combattants ivres de sang plus sûrement que n'aurait pu le faire la plus
puissante intervention armée, le mandat « d'arrêt » le plus énergique
ment libellé ?
Cette action si manifeste de la musique sur le cerveau, et par suite sur
toute l'économie de l'homme, a fait naître dans bien des esprits divers,
l'idée de l'employer comme agent thérapeutique.
C'est ainsi que le P. Kircher, qui s'est beaucoup occupé du sujet,
comme de tout ce qui se rapporte aux phénomènes de l'acoustique,
nous assure que la musique est, par excellence, le remède de la danse de
Saint-Guy, entre autres maux nombreux qu'elle guérit également.
C'était d'ailleurs une croyance très répandue au moyen-âge que toutes
les affections nerveuses, et jusqu'à l'épilepsie et la rage, étaient guéries
par la musique. Que cette croyance ne fût pas entièrement dépourvue
de sens, nous croyons l'avoir démontré par des exemples; mais nous
ferons sagement de ne pas nous engager trop avant dans cette voie, car
nous ne tarderions guère à y rencontrer des auteurs qui auraient bien
fait d'expérimenter sur eux-mêmes l'influence des sons musicaux sur la
sottise.
Citons pourtant ce dernier exemple, emprunté à l'Histoire de l'Aca^
demie des Sciences :
ce Un musicien illustre, grand compositeur, fut attaqué d'une fièvre
qui, ayant toujours augmenté, devint continue avec des redoublements.
Le septième jour il tomba dans un délire très violent et presque sans
aucun intervalle, accompagné de cris, de larmes, de terreurs et d'une
insomnie perpétuelle. Le troisième jour de son délire, il demanda à en-
tendre un concert dans sa chambre ; son médecin n'y consentit qu'avec
beaucoup de peine. On lui chanta les cantates de Bernier. Dès les pre-
miers accords qu'il entendit, son visage prit un air serein, ses yeux
furent tranquilles, les convulsions cessèrent absolument; il versa des
larmes de plaisir et fut sans fièvre durant tout le concert ; mais dès qu'il
fut fini, il retomba dans son premier état. On ne manqua pas de conti-
nuer l'usage d'un remède dont le succès avait été si imprévu et si heu-
reux. Dix jours de musique le guérirent entièrement, sans autre secours
qu'une saignée au pied qui fut la seconde pendant sa maladie. »
L'OREILLE 71
Un médecin a repris tout récemment la thèse du P. Kircher (i).
Je ne vois pas qu'il y ait apporté des faits nouveaux, mais j'estime que
les anciens suffisent à justifier une sérieuse étude de ce moyen curatif,
aussi efficace, peut-être, qu'une infusion de cloportes (oniscus asellus)
— fût-ce dans l'hydropisie,
« Les mouvements mesurés et réguliers, dit Condorcet (2) s'exécutent
avec moins de fatigue. Ceux qui les voient et les entendent en saisissent
l'ordre, ou les rapports, avec plus de facilité. Ils sont donc, par cette
double raison, une source de plaisir. » C'est en vertu de ce principe, et
pour transformer une fatigue en plaisir qu'on place un orchestre ambu-
lant à la tête d'un régiment en marche. Il faut, pour bien se rendre
compte du phénomène, voir une colonne de fantassins harassés, affaissés,
débandés, perdus, se rallier, relever la tête et marcher d'un pas alerte au
son d'un simple et modeste clairon.
Je lis dans Y Eco d' Italia, qui se publie à New- York, qu'une ligue de
hatres familiœ s'est récemment constituée à Quincy (Illinois), et qu'elle
a voté la résolution de ne point permettre aux jeunes filles d'apprendre
la musique, qu'elles n'aient d'abord appris à pétrir le pain, à laver la
vaisselle, — qu'elles ne se soient, en un mot, rendues habiles dans tous
les petits soins pleins d'attraits de la vie domestique.
C'est un tort grave. Sans aller jusqu'à prétendre que la vaisselle serait
mieux lavée si elle l'était en musique, je professe l'opinion que les choses
n'en vont que mieux et plus régulièrement chez les personnes dont
l'oreille est exercée à saisir la mesure, et que les pères de famille de l'IUi-
nois sont des sauvages.
Les femmes hindoues n'évoluent guère que chargées comme des mules.
On les voit aller portant sur la tête d'immenses jarres d'eau (quelque-
fois quatre ou cinq superposées), des pièces d'étoffes pesantes, des gerbes
de cannes à sucre, des fagots, des paniers remplis ; un enfant à cali-
fourchon sur une hanche et maintenu d'une main, l'autre main n'ayant
garde de rester libre. Elles vont, ainsi chargées, avec une grâce et une
légèreté inconnues de nos paysannes — parce que nos paysannes n'ont
pas, comme elles, d'énormes pendants d'oreilles et des anneaux d'argent
aux bras et aux chevilles, dont le tintement cadencé accompagne leur
marche !
(i) D'' Chomet. Influence de la Musique sur la santé, etc. — Paris, 1874.
(2) Esquisse d'un tableau historique des Progrès de l'esprit humain, (Première
époque),
72 LA CHRONIQUE MUSICALE
Quiconque a vu des matelots, manœuvrant au cabestan, s'accompa-
gner d'un chant au rhythme particulièrement cadencé, comprend l'har-
monie et la force que cet accompagnement donne à leurs mouvements
aisés et presque gracieux.
Les orateurs romains avaient également recours à la musique pour
régler les différentes intonations de leurs discours. Ils se donnaient à
eux-mêmes une répétition générale la veille d'un grand événement ora-
toire, et se faisaient accompagner par le son des instruments, comme un
artiste par le souffleur.
Imaginez M. Jules Simon répétant un discours sur l'enseignement
supérieur ou sur le libre échange au son de la petite flûte, ou M. Em-
manuel Arago défendant la liberté de la presse avec accompagnement
de trombonne : vous aurez une idée de la scène qui se passait chez
Cicéron, la veille d'une séance importante au Sénat romain !...
En résumé, des organes de nos sens (y compris le sixième sens indiqué
par Brillât-Savarin), l'oreille est certainement le plus délicat et le plus
sensible. D'où vient donc que c'est précisément celui de nos organes avec
lequel on en use avec le moins de ménagement ?
Il existe des ordonnances de police très sévères, rendues expressément
en vue de la protection de l'odorat et de la vision.
Le goût et le toucher se défendent bravement eux-mêmes.
Mais l'ouïe n'est armée ni pour l'offensive ni pour la défensive —
puisque se boucher les oreilles pour ne pas entendre est un moyen re-
connu insuffisant.
Cependant il n'est venu à l'esprit d'aucune autorité quelconque d'or-
donner des mesures préventives contre les bruits discordants, qui consti-
tuent la majorité des combinaisons sonores, tout comme les oreilles
défectueuses sont en majorité écrasante dans la foule des oreilles.
Et c'est justement ce qui explique l'incurie chronique que je signale
en vain, laquelle a pour complice l'indifférence de la multitude en ma-
tière d'acoustique.
L'harmonie n'est pourtant pas chose de si mince importance.
ADOLPHE BITARD.
LE VIOLONCELLE
NOTES D UN COMPILATEUR
'Homme chante. — La Clarinette déclame. — Le Bas-
son gronde. — La Flûte gazouille. — Le Hautbois
gémit. — La Trompette appelle. — Le Cor soupire. —
Les Timbales tonnent. — Le Trombone rugit. —
Le Tambour marche. — Les Cymbales éclatent. —
Le Violon rêve. — Le Violoncelle prie.
Le violoncelle, en effet, a un caractère grave et recueilli ; il est émou-
vant, il est majestueux, il élève l'âme vers les régions célestes. Chanteur
sublime, il sait pourtant descendre au rôle plus modeste d'accompagna-
teur ; on l'a vu même, dans de fréquentes occasions, perdre sa voix au
milieu des cent voix de l'orchestre, effacer sa personnalité^, s'égarer dans
la foule, se faire humble alors, mais utile encore.
Si, en ce monde, les êtres vivants valaient autant que les choses inertes,
nous verrions, à l'exemple du violoncelle, nos fières cantatrices et nos
glorieux ténors ne pas dédaigner parfois de faire leur petite partie dans
les chœurs.
« Dans les orchestres modernes très riches, où les violoncelles sont en
grand nombre, on les divise souvent en premiers et seconds. Les premiers
exécutent une partie spéciale, mélodique ou harmonique, et les seconds
doublent les contre-basses à l'octave ou à l'unisson.
Rossini dans l'introduction de l'ouverture de Guillaume Tell a écrit un
quintette pour cinq violoncelles soli, accompagnés en pizzicato par les autres
violoncelles divisés en premiers et seconds. Ces timbres graves, de la même
74 LA CHRONIQUE MUSICALE
nature, sont là d'un excellent effet, et servent à faire ressortir encore l'or-
chestration éclatante de l'allégro suivant. »
Berlioz, Traité d'orchestration.
« Parmi les instruments, le violoncelle est doué d'une admirable magie.
« J'ai remarqué que tous ses virtuoses étaient les plus honnêtes gens du
monde.
» J'eus le bonheur d'être élève de Duport le jeune.
» Par quel miracle, lui dis-je un jour, toutes vos notes dans les mouvements
les plus vifs sortent-elles si pures?
« C'est, me répondit-il avec un modeste et doux sourire de vieillard,
qu'aussitôt levé je vais depuis bien longtemps à ma basse comme à une vieille
épouse que j'aime.
« L'étude de cet instrument est à la fois délicieuse et pénible.
« On me demandera la cause de cette heureuse influença qui domine les
virtuoses violoncellistes ?
« C'est l'inspiration que donne cet instrument à ceux qui font leur habitude,
leur état d'en jouer ; c'est qu'il ne fait vibrer continuellement à leur âme que
l'expression de la mélancolie, de la chaste tendresse et de la religion.
« Ne lui demandez, ô artistes ! ni festivité, ni folâtreries, ni volupté ; il
vous répondra par ce vers de Boileau, auquel je ne change qu'un mot ;
« Le rire sur ma touche est en mauvaise humeur, »
« Et pourquoi, ambitieux artistes, lui demanderiez-vous plus que son beau
volume de son; que sa double corde, qui a quelque chose de la majesté de
l'orgue; que ses arpèges si variés, si vigoureux ou si légers; que ses har-
moniques, douces comme la flûte plaintive, et plus enfin que ses trois pures
octaves.
« Tout en accompagnant ne chante-t-il pas ? Il exprime aussi la passion,
en quelques mesures sans doute, mais si délicieusement ou si énergiquement,
qu'il vous force à l'écouter.
« Quant à la forme de cet instrument, elle est si noble, si avantageuse au
bras blanc et à la main d'une vierge ou d'une femme, que les peintres du
moyen-âge en ont tiré dans leurs tableaux une immense ressource.
f Témoin la fameuse Sainte-Cécile posant son admirable main sur la
touche d'une basse de viole ; témoin Paul Véronè^e jouant lui-même de cet
instrument à ses Noces de Cana.
« Aussi la forme de cet instrument comme son timbre et son expression,
ont- ils leurs dilettanti. Ce sont ses ouïes en forme d'S barré, son beau et
vieux vernis à l'huile, ses tables d'érabie et de sapin, et surtout sa volute,
presque ionique, qui les charment, »
Dbnne Baron.
LE VIOLONCELLE nS
« Ce qui fait la double nature du violoncelle, c'est précisérv snt en ce qu'il
est comme instrument solo d'un caractère tout à fait spécial, an instrument
que rien ne peut remplacer, ni imiter, soit dans son timbre, soit dans sa
puissance toute mystérieuse à pénétrer l'âme jusqu'au fond par ses accents.
« Le violoncelle palpite continuellement, seul il a une vie à lui particu-
lière.
« Sans lui l'harmonie est disloquée, les instruments sont disjoints entre-
eux. Permettez-moi cette expression : les instruments ne s'aiment pas entre-
eux.
« Il est comme le fil qui relie tout, comme le souffle de vie qui éclaire, qui
anime et fait palpiter les masses harmonieuses.
« Malheureusement on l'a fait déchoir de son trône en le rabaissant au
simple rôle de contre-basse ou de mixture entre la contre-basse et l'alto.
« Je ne veux pas dire par là que le violoncelle doive chanter continuelle-
ment ; non, car ici encore il ne serait point dans le rôle qui lui est propre ;
mais ce qu'il devrait toujours faire, qu'il chante ou ne chante pas, ce serait
de laisser circuler son souffle divin sur l'ensemble harmonique de l'orchestre,
car c'est lui qui en fait l'homogénéité de couleur et d'expression.
« Une pédale de modulation au violoncelle est toujours d'un grand effet ;
une note jetée, un pizzicato donné à propos à cet instrument, sont autant de
moyens qui ne devraient jamais être négligés.
« Quel est l'instrument qui puisse soupirer comme le violoncelle ? Comme
il rend bien les différentes situations de l'âme !^
Quel instrument est capable comme lui d'exprimer la douleur, la sérénité,
le désespoir, l'espérance, la béatitude ?
« Le violoncelle seul est celui de tous les instruments qui puisse san-
gloter.
« Aussi est-ce inutilement qu'on s'efforce à lui faire grimacer ces mignar-
dises qui ne peuvent que profaner la noblesse et la dignité de son caractère.
« Il réunit toutes les ressources des autres instruments solo; tout en res-
tant, lui, inimitable, il remplace avantageusement tous les autres.
« Son timbre est tout particulier, il tient du Cor et de la Voix humaine.
« Ses effets sont très variés. Ses tenues et ses coulés sont sublimes. Ses
pizzicati sont d'un caractère très dramatique, ils tiennent de la harpe, mais
ils ont une énergie spéciale.
« Les accents du violoncelle qui chante semblent n'être point nés sur cette
terre, et planer dans les régions étranges pour s'adresser à Dieu direc-
tement.
« Ses sons ont un caractère de pureté, de simplicité et de grandeur que
rien n'égale. Ils imposent l'admiration et le recueillement, et c'est précisé-
ment à cause de toutes ces qualités que le violoncelliste doit s'attacher à
toujours bien phraser, en plaçant sa respiration d'une manière très régulière.
a Le violoncelle ne charme pas^ il ne charme jamais, parce qu'il ne
76 LA CHRONIQUE MUSICALE
s'adresse jamais aux sens, comme le peuvent faire tous les autres instruments.
11 élève lame, l'agrandit et la place sous le regard du Créateur. »
Emile de Bret.
L'étendue du violoncelle est sensiblement celle de la voix humaine, à
la prendre depuis le contre ut grave que donnent (exceptionnellement)
les chantres des chap3lles russes, Jusqu'aux sons aigus des soprani.
Il est vrai que la limite du possible vers les régions hautes n'est pas
rigoureusement fixée sur le violonce'le ; elle dépend de l'habileté du
virtuose.
Cette parité de diapason entre la voix humaine et celle du violoncelle
n'est pas moins peut-être que la cause principale du charme que nous
trouvons en lui. C'est un écho, un miroir sonore de nous-mêmes !
Comme instrument d'ensemble, le violoncelle apporte un contingent
de sons précieux à l'orchestre. Il se prête, d'ailleurs, comme le violon,
son congénère, à tous les jeux de l'harmonie, de la double corde, du
pizzicato, de l'arpège ; mais on l'entend aussi comme soliste dans la so-
nate, le concerto, l'air varié, etc.
La musique pour violoncelle s'écrit sur trois clefs, qui en font en
réalité quatre : la clef de Fa^ la clef d'f// (quatrième hgne), et la clef de
Sol, qui se prend dans deux acceptions distinctes.
Lorsque la clef de Sol se trouve en tête du morceau ou immédiate-
ment placée après la clef de Fa^ l'instrumentiste doit jouer à l'octave
basse des notes écrites; mais si elle intervient après la clef d'f/^, elle
reprend sa signification exacte, et les notes qui suivent doivent être
exécutées à leur octave réelle.
Cette double interprétation d'une clef était à relever, car nous ne
croyons pas qu'on en puisse citer un exemple analogue dans l'histoire
des autres instruments.
Et si on nous demandait d'esquisser l'histoire du violoncelle, nous
n'aurions pas à remonter aux époques fabuleuses des peuples pasteurs,
ainsi que nous l'avons fait dans notre travail sur le hautbois (i).
Le violoncelle est un des derniers nés de la famille de l'orchestre, à
moins cependant qu'on ne le considère comme une simple modification
de la basse de viole.
Ce dernier instrument avait communément sept cordes, dont les trois
plus graves étaient (d'après l'invention de Marais) recouvertes d'un fil
métallique en spirale.
(i) Voir la Chronique musicale du i" juillet 1874.
LE VIOLONCELLE 77
Dans les premiers temps, le violoncelle avait cinq cordes : Ut, Sol,
Ré, La, Ré, mais cette dernière ne tarda pas à être supprimée.
C'est vers la fin du dix-septième siècle que le violoncelle fut inventé,
par le P. Tardieu de Tarascon. Telle est du moins l'opinion la plus
répandue.
« Mais d'autres auteurs affirment que créé par Bonoccini, maître de cha-
pelle du roi de Portugal, il a été apporté en France et mis en vogue par
Struck Ratestin.
DE PONTÉCOULANT.
Ce qu'il y a de certain, c'est que vers 1680, sept ans avant la mort de
Lulli, le violoncelle fut introduit à l'Opéra de Paris par un nommé
Batistini. Mais le premier virtuose qui brilla sur le violoncelle fut Fran-
cinello, musicien romain. Puis vint, comme fondateur de l'école fran-
çaise, Berthauld (de Valenciennes), qui se rendit célèbre dès le commen-
cement du dix-huitième siècle.
Les Allemands eurent Romberg et Maximilien Bohrer ; les Anglais :
Crossdill et Linley.
Enfin, il nous faudrait citer encore bien des noms parmi les illustra-
tions du violoncelle, si nous voulions en donner une liste complète.
Qu'il nous suffise de rappeler ceux de : Duport, Janson, Breval, La-
marre, Baudiot, Norblin, et dans des temps plus modernes : Servais,
Batta, Vaslin, Piatti, Poëncet, Jacquard, etc..
La littérature moderne s'est montrée sobre dans l'emploi du violon-
celle comme moyen pour obtenir un effet dramatique.
Voici cependant deux passages importants d'œuvres d'un mérite réel,
et qui sont restées populaires :
« Alors par une ouverture du rideau, ils aperçurent un jeune homme, de
trente ans environ, assis sur un tabouret assez élevé et jouant du violoncelle.
Il se livrait évidemment en lui quelque combat terrible ! sans doute la
lutte acharnée de la volonté contre la douleur; car de temps en temps son
front se rembrunissait, et tout en continuant de tirer les plus tristes accords
de son instrument, il fermait les yeux, comme si ne voyant plus les choses
extérieures, il eût perdu avec elles le sentiment de sa douleur intime.
« Enfin le violoncelle sembla, comme un homme à l'agonie, pousser un
cri déchirant, et l'archet tomba des mains du musicien.
78
LA CHRONIQUE MUSICALE
« Voilà le roman que vous cherchiez, mon cher poète, il est là dans cette
pauvre maison, dans cet homme qui souffre, dans ce violoncelle qui pleure. »
Alexandre Dumas. Les Mohicans de Paris.
« Pendant ce temps Ah! je vivrais dix mille ans, je n'oublierais pas un
seul détail de cette scène 1.... pendant ce temps les doigts du vieillard posés
sur les cordes, en tiraient par saccades des sons, des plaintes qui m'entraient
dans l'âme La jeune fille se réveilla Mon père, dit-elle en souriant,
j'ai une grâce à vous demander. . . . jouez-moi le Chant du Calvaire I. , . . Non,
non, dit-il en essayant de sourire aussi, lui.... le jour de ton mariage,
petite! L'enfant le regarda fixement sans répondre.... Il baissa les
yeux, il secoua ses cheveux blancs sur son front plus pâle que le marbre, et
prit son archet 1. . , . J'entendis alors le Chant du Calvaire !. . . . Oui.... Pen-
dant qu'il jouait, je voyais de grosses larmes tomber une à une sur ses pau-
vres mains amaigries et tremblantes.... Il pleurait! Le bois et le cuivre
pleuraient ! . . . . Et moi ! . . . . L'enfant seul ne pleurait pas ! . . . .
Octave Feuillet. Dalila.
ALFRED GUICHON.
CASTIL-BLAZE
(I]
III
Procès à l'occasion de Freyschût:^. — Changement d'industrie. — Revers de fortune.
— Excentricités littéraires. — Le traducteur devient néologue. — Rendez-vous
la musique?
ES critiques rancunières de la presse, qui n'étaient que
des représailles plus ou moins jalouses contre les
succès d'argent du traducteur de Robin des Bois, me
rappellent une circonstance qui se produisit plus tard,
mais dont le souvenir m'arrive assez à point à propos
de Weber, pour me permettre de transgresser un peu
l'ordre chronologique.
Je veux parler du singulier procès qui fut mis en instance au tribunal
civil de Paris et dans lequel nous eûmes la désopilante satisfaction de
voir M. le comte Thadée Tyrzkicwich, rédacteur de la Revue musicale
de Leipzig, assigner M. Nestor Roqueplan, alors directeur de l'Académie
impériale de musique à Paris, contre la représentation, selon lui peu or-
thodoxe, de Frejrschiit^, qui venait d'avoir lieu sur cette grande scène,
le 7 octobre i853. La plaisante boutade du mélophile saxon me ramène
tout naturellement à initier nos lecteurs à certaines particularités
littéraires, musicales et dramatiques qui ne sont probablement point
encore sorties du petit cercle de dilettanti méridionaux dont je faisais
partie encore, il y a une trentaine d'années, à Avignon.
(i) Voir le numéro du l'i-' juillet.
8o LA CHRONIQUE MUSICALE
Cela dit en passant, je vais essayer de rapporter une scène comique ou
plutôt une bizarre conversation qui eut lieu en ma présence au foyer
du théâtre de cette ville, certain soir où l'on venait d'y représenter cet
opéra.
Les deux interlocuteurs étaient Castil-Blaze lui-même et un ama-
teur zélé de l'endroit. Celui-ci dit à l'autre en l'abordant cavalièrement
dans cet idiome provençal, si énergique, et qu'il faut bien, quoiqu'il en
coûte à un narrateur fidèle, renoncer à reproduire en français :
— Dites-moi donc^ Blaze, votre Robin des Bois, si enchanteur, qu'est-
ce qu'il nous chante? Que demandent tous ces chasseurs? Pourquoi
toutes ces bêtes féroces ? En un mot_, qu'est-ce que tout cela signifie?
— Je ne sais pas.
— Comment! vous ne savez pas ! vous avez traduit cette pièce dans
notre belle langue européenne et vous ne savez pas ce qu'elle veut nous
dire! vous n'en comprenez pas le sens, le but, la moralité, l'intrigue
enfin !
— Pas le moins du monde.
— Vous plaisantez, je crois!
— Je ne plaisante jamais que quand je me mets en colère Cela
m'est arrivé quelquefois dans les Débats, par exemple..,, et alors, je
ne suis même plus Castil-Blaze, je m'appelle X X X. Mais d'abord, en-
tendons-nous bien. Qui vous a dit que j'étais le traducteur de cette
pièce ?
— Mais c'est vous-même qui le dites ou qui le laissez dire sur l'affiche
du théâtre.
— L'affiche, selon son habitude, ne sait pas ou ne doit pas savoir ce
qu'elle dit.
Mais pour moi, le ciel m'est témoin que je n'ai rien fait qu'arranger
la musique, à peu de chose près, de ce magnifique opéra sur les paroles
françaises dont la prose m'avait été livrée et que j'ai mise en vers de
mon mieux pour les adapter à la mélodie : voilà tout.
— Ce n'est pas vous-même qui l'avez traduite de l'allemand ?
— J'en suis parfaitement incapable ! Je ne sais pas un mot de ce
jargon barbare et anti-musical. Seulement, comme j'avais remarqué,
dans cette partition, une scène, celle de la fonte des balles, trop difficile
pour être interprétée sur la plupart de nos théâtres de province, seules
scènes, après celle de l'Odéon où mon exhibition fantastique pouvait
être exploitée avec quelque succès, je proposai à mon collaborateur d'en
alléger sa traduction et nous la supprimâmes entièrement.
CASTIL-BLAZE Si
— Cette scène n'était donc point absolument indispensable à l'intel-
ligence du drame ?
— Je pense tout le contraire, car elle y sert, je crois, de nœud à l'in-
trigue.
— Mais lorsque le public ne comprend pas une pièce_, elle l'ennuie et
il n'en veut plus ?
— Mon opinion est que c'est exactement tout le contraire; c'est-à-dire
que lorsque le public ne comprend pas une pièce la première fois, il veut
aller la voir une seconde, puis une troisième, puis une quatrième, jusqu'à
la fin des fins, c'est-à-dire jusqu'à ce que son intelligence soit satisfaite,
et comme une traduction, transformation ou transfiguration, selon ce
qu'il vous plaira le mieux de l'appeler, est une chose, le plus souvent,
incompréhensible, cela fait qu'il y revient indéfiniment,,, et voilà.
— Ah! ah! ah!
— Comprenez- vous maintenant?
— Je commence à saisir la ficelle.
— J'en suis fort aise. Eh bien, sachez encore, mon cher ami, qu'un
opéra n'est une pièce de théâtre que pour les musiciens, et que ceux qui
ne vont à sa représentation que pour les paroles sont des ânons ou des
imbéciles.... Or, comme le plus grand nombre...
— Je n'irai plus....
— Je ne dis pas cela pour vous, mon cher! Dieu m'en garde ? Je sais
bien que vous êtes un bon amateur qui allez toujours à l'opéra quand
même; mais....
— Ah ! ce sont des ânons ou des imbéciles Je ne suis pas curieux
le moins du monde.... Je n'irai plus voir Robin des Bois...,
— Qu'importe? si vous n'allez plus le voir, d'autres iront l'entendre
et par une bonne raison, c'est qu'ils n'y comprendront jamais rien.
— Vous êtes vraiment un homme extraordinaire !
— Non, mon ami, je ne suis qu'un homme positif ; c'est pourquoi
je sais peut-être un peu mieux que vous que les choses de ce monde
doivent être divisées et classées en deux grandes catégories bien distinctes
IX. 6
LA CHRONIQUE MUSICALE
qui sont les bonnes choses et les choses bonnes. Je sais que ce ne sont pas
toujours les hommes de génie qui réussissent dans leurs entreprises, mais
plutôt les hommes ingénieux, et qu'en un mot le savoir faire vaut
mieux que le savoir. Voilà, mon cher ami, toute ma rhétorique et toute
ma morale : j'en ai tiré une nouvelle industrie que j'ai résolu d'aller
exploiter à Paris sur tous les tons. ))
Ainsi finit cette bizarre conversation de Castil-Blaze et de l'amateur
Vauclusien. Telle était la logique du premier introducteur de la musi-
que exotique en France, et cette logique était alors, est encore aujour-
d'hui et sera toujours parfaitement dans le vrai. Aussi, personne ne
voulait-il croire, il y a vingt ans, qu'un homme sensé parmi les Alle-
mands, ait pu songer à venir chercher querelle à la reproduction, selon
lui vicieuse, à Paris, d'un opéra qui y a acquis, depuis quarante ans,
son droit de cité en enrichissant celui qui l'y a importé, tandis que ce
même opéra, créé et fidèlement exécuté en Allemagne, y a vu mourir
de ifaim son sublime auteur. Mais laissons cela et reprenons le fil de
notre notice biographique,
11 y eut un moment où l'abeille parasite, ne trouvant plus de fleurs
dans le domaine public, s'efforça de vivre de son propre domaine. Cette
subite transmigration n'est pas toujours facile ; mais Castil-Blaze, qui
osait tout, osa la tenter. Dès ce moment il vola de ses propres ailes :
la cendre des morts ne fut plus ostensiblement remuée; les vivants
eux-mêmes n'eurent plus rien à dire. Quant à Weber, il était mort à
Londres depuis 1826, au moment où il préparait une représentation
extraordinaire de son Freyschût:{, qui eut lieu peu de temps après, au
bénéfice de sa veuve et de ses enfants. Il y a des gloires qui ne sont que
des éclairs passagers, comme il y a des existences humaines qui ne
sont venues briller sur la terre que pour y être éprouvées au creuset du
malheur.
Castil-Blaze venait de s'improviser compositeur de musique. Mais
aussi, à partir du jour où cette belle pensée lui était venue à l'esprit, le
cortège des billets de banque rebroussa chemin de la rue Buffault, qu'il
habitait, jusque chez les graveurs, les imprimeurs et les fabricants de pa-
pier. C'était bien le cas de dire avec le proverbe, que ce qui arrive par
la flûte s'en va par le tambour. Cette flûte, c'était Freyschut:{ et le
Barbier de Séville, et ce tambour, destiné à ne pas faire grand bruit par
lui-même, c'était : Bel:{ébut ou les Jeux du roi René, grand opéra en
quatre actes, exorcisé, dès son apparition en 1840, par l'Académie royale
de musique, et exécuté à Montpellier dans une première et dernière re-
présentation, le i5 août 1841. Ce furent ensuite ; la Colombe, opéra en
CASTIL-BLAZE 83
un acte, qui n'eut pas un meilleur sort ; Choriste et liqiioristes, qui
eurent cependant le bon esprit de ne pas sortir de l'officine du distilla-
teur ; et enfin Pigeon vole ou Flûte et Poignard, autre volatile musical
en un acte, dont la première représentation eut lieu à Avignon, le ven-
dredi 3 mars 1843, devant un public de compatriotes et d'amis (nous
en faisions partiej, restés froids et impassibles en présence d'un poëme
glacial, sans intérêt, sans intrigue, encadré d'une mélodie sans unité,
sorte d'énigme à travers laquelle on était cependant curieux de percer,
afin de deviner à quelle école appartenaient tels ou tels duos, trios, qua-
tuors, quintettes, etc._, plus ou moins bien assaisonnés de roucoulements
de flûte, comme feu le Rossignol de Lebrun. Ne forçons pas notre
talent^ etc.
Sur le libretto de cette pièce, publié à Paris chez Boulé, on lisait les
lignes suivantes, moins piquantes que burlesques, mais que nous signa-
lons néanmoins, afin d'achever d'initier le lecteur dans tous les replis de
la nature bizarre de l'esprit dont nous nous occupons. Ces lignes figu-
rent sur le frontispice de Touvrage en forme d'avis aux acheteurs : pré-
caution, s'il en fut jamais, très inutile :
Partition réduite avec accompagnement de clavecin^et disposée pour
la conduite de Vorchestre: i5,ooo francs, et comptant i5 francs ;
parties d^ orchestre et le livret, 5 0^000 francs^ et comptant 5o francs.
Vous voyez par là que l'amour de la gloire ou l'ambition avaient
tourné l'esprit du critique au point de ne plus savoir se reconnaître lui-
même, et que pour avoir voulu devenir un habile homme, il avait cessé
d'être un homme habile. Le savoir faire ne l'emportait plus sur le
savoir, car le savoir ne voulait plus céder le pas au savoir faire : O
humanité !
Mais ce n'est pas tout encore. -— Le diable ne veut jamais s'arrêter en-
bon chemin, — surtout quand il voit que ce chemin commence à être
parsemé d'épines. Pour comble de malheur, notre héros ambitieux essaya
de conjurer ses revers dramatiques à l'aide de la spéculation financière,
ressource qui ne sympathise guère avec les combinaisons du contre-
point, de la littérature et des arts. 11 joua à la Bourse, et il perdit le
reste de ses écus. Il aurait pu y perdre quelque chose de plus précieux
encore : sa santé s'altéra, et un moment on craignit pour sa raison,
même pour ses jours. Toutefois, il en fut quitte pour ses billets de banque
et une forte maladie qui faillit le conduire prématurément ad patres.
Mais reportons nos souvenirs vers des temps meilleurs, qui rappellent
des circonstances ou des pensées plus riantes.
Une des particularités qui distinguaient le célèbre critique musical
84 LA CHRONIQUE MUSICALE
dont nous avons étudié et recueilli les traits les plus caractéristiques,
c'était, nous l'avons déjà dit, sa prétention à l'originalité, au pittoresque
et au néologisme. Il abhorrait ce que l'on appelle très improprement
les lieux communs, et il affectait de ne jamais suivre les lignes tracées.
Cette prétention frise quelquefois le pédantisme chez les écrivains qui
ne sont pas tout à fait des Montaigne, des Sterne ou des Rabelais. Elle
le fourvoya plus d'une fois dans des excentricités pittoresques ou des
sinuosités labyrinthiennes qui décelaient moins l'originalité que le
baroque.
On devait être, d'ailleurs, justement surpris et offusqué de voir le
savant musicien qui ne pouvait rayonner par lui-même, puisqu'il n'était
qu'un réflecteur de la gloire d'autrui, se poser tout à coup en aristarque
universel ou chien enragé qui déchire et mord au hasard tout ce qui
veut briller ou s'élever autour de lui.
Toutefois, de temps en temps, des étincelles de génie et des apprécia-
tions lumineuses perçaient encore au travers de ces obscurités affectées
de rhéteur. On lui doit d'heureuses rectifications, quelques termes nou-
veaux d'une utilité réelle, restés en vigueur, et surtout un système ré-
gulier de prosodie que nul musicien littérateur n'avait avant lui compris
ni mis en pratique d'une manière claire et nette. Nous reviendrons, en
son lieu et place, sur ce chapitre important. Nous n'avons pas encore
abordé les hautes questions de l'art au sujet de la coupe musicale du
vers, que nos plus grands librettistes, Scribe en tête, ont si cavalièrement
dédaignée ou négligée.
Nous avons dit que Castil-Blaze avait créé quelques mots heureux ou
utiles que nos littérateurs musiciens ont fini par adopter : ainsi, à pro-
pos du mot librettiste que nous venons d'employer, quoiqu'on le trou-
vât vicieux dans l'acception nouvelle qu'on lui donne au théâtre, at-
tendu, disait-il, qu'il est déjà en crédit dans les bureaux de police et
chez les batteurs d'or, il en imagina un spécial : parolier ; et aux qua-
lifications assez triviales ou vulgaires de danseur et danseuse de ballet,
il substitua ballerin et ballerine, de l'italien ballare, danser. Ces termes
ont définitivement pris racine parmi ceux de notre vocabulaire musical.
Dans d'autres circonstances, il a été moins heureux ; ainsi, lorsque,
p. 482 ou 483 de son Molière musicien, il déblatère vivement contre
l'Académie française qui n'a pas écrit, dans son dictionnaire, harpège
au lieu de arpège (manière d'attaquer les sons successivement comme
sur la harpe), il a oublié de remarquer que ce mot, comme beaucoup
d'autres termes français de musique, dérive de l'italien arpeggio, qui
lui-même provient de arpa, harpe.
CASTIL-BLAZE 85
Mais nous avons dit que Castil-Blaze affectait de ne rien faire et de ne
rien dire comme tout le monde ; c'est ce qui nous explique une foule de
critiques hasardées, heureuses ou malheureuses, selon qu'il se trouvait
plus ou moins en veine, mais que nous nous dispenserons d'énumérer
ici, attendu qu'il faudrait le passer lui-même en revue du haut en bas,
c'est-à-dire depuis son chapeau castillan jusqu'à sa griffe, dont le blason
n'avait pour tout emblème héraldique qu'une clef de sol. Quant à ses
salutations épistolaires, avec ses amis elles s'exprimaient invariablement
comme suit : votre infiniment dévot!... S'il avait dit dévoué au lieu de
dévot, il aurait craint de déroger à son système arrêté de singularisa-
tion universelle.
Enfin, il avait voulu se distinguer jusque dans son cachet de corres-
pondance, qui était composé d'un commencement d'allegro^ au ton de
la majeur, avec clef d'ut quatrième ligne, et ces deux notes en accord
sur la portée : la, mi.
Nous terminerons ce chapitre par une petite incartade ou apostrophe
en guise d'anecdote plaisante, car avec lui il y en avait dans tous les
tons ; et là il pouvait se vanter d'être fécond créateur. Voici :
Un amateur musicien (je crois que c'était Bastide, père d'un avocat
avignonnais, aujourd'hui bon musicien lui-même) lui avait emprunté
je ne sais quel cahier de musique auquel lui, Castil-Blaze, tenait beau-
coup, mais que son ami avait oublié dans ses rayons. Près de deux ans
s'étaient écoulés depuis le jour oti il lui avait confié cette musique, d'assez
mince valeur intrinsèque, et qu'il n'osait plus lui réclamer. Il ne savait
comment s'y prendre un peu poliment, lorsqu'un jour, l'abordant au
milieu d'un cercle d'amis, il lui adressa la parole en ces termes en le
frappant légèrement sur l'épaule :
— Escouta, Bastide...
— Hein?
— Rende\ la musica, vo ? (Rendez-vous la musique, vous?)
— Pourquoi me demandez-vous cela ? fit Bastide qui ne se rappelait
pas.
— Oh ! ne vous formalisez pas ! c'est une simple question que je vous
adresse. La règle des habitudes n'est pas encore bien fixée sur cette
question arithmétique. Il y a de certaines choses qui se rendent ou ne
se rendent pas. C'est une variante avec point d'orgue ad libitum; il en
est même qu'il serait de fort mauvais ton de restituer : une épingle, un
pain à cacheter ou une feuille de papier à lettres, par exemple ; eh bien,
la musique, aux yeux de certaines personnes, est, à peu de chose près,
dans cette infime catégorie-là. Cependant, à son endroit, les avis sont
86 LA CHRONIQUE MUSICALE
encore partagés : les uns la rendent, les autres ne la rendent pas. Ainsi,
comme bien vous pensez, ceux-ci la gardent à perpétuité ; pour eux il y
a prescription. C'est pourquoi il m'était curieux de savoir de quel côté,
à ce sujet, un homme de sens délicat, tel que vous, aime à pencher. ))
Bastide, nous l'avons dit, ne se rappelait pas, et il regardait Blaze,
fixement entre les deux yeux, pour tâcher d'y lire sa pensée et y démêler
le motif de sa bizarre interpellation.
— Quel original ! se dit-il à part.
— Enfin, la rendez-vous ou ne la rendez-vous pas ? reprit Blaze un
peu plus brusquement : dites oui ou non.
— Mais, parbleu, oui; je la rends !
— Eh bien^ j'en suis fort aise, et je ne vous en demande pas davan-
tage ; c'était une simple question de curiosité. Adieu ! portez-vous
bien! »
Et il lui serra la main en le quittant sans s'expliquer plus clairement.
Le lendemain, Bastide, après avoir passé la nuit et une bonne partie
du jour sous le poids de cette singulière question, qui n'avait été
jusque-là pour lui qu'une énigme, vint à se rappeler que son ami lui
avait en effet prêté, dans le temps, un cahier de musique ; qu'il avait
négligé de le lui rendre, d'abord par paresse, puis par oubli ; et, ayant
eu le bonheur de le retrouver parmi ses papiers, il se hâta d'aller le lui
rapporter, avec force compliments sur sa manière nouvelle, très délicate
et très originale, de réclamer ses droits.
Je me suis servi depuis, mainte fois moi-même, de ce moyen-là pour
me faire rendre ma musique prêtée ; mais le stratagème, quoique bon,
ne m'a pas toujours également bien réussi, probablement parce qu'il
n'était qu'une pâle traduction du texte original.
La musique prêtée meurt et ne se rend pas. C'est comme la garde...
je voulais dire que, le plus souvent, celui qui la tient la garde... et ce-
pendant... voyez donc la bizarrerie capricieuse des choses de ce monde !
Le musicien qui s'était depuis si longtemps impunément et irrévocable-
ment approprié la musique d'autrui, n'avait eu, ce jour-là, qu'à dire un
mot pour se faire restituer la sienne !...
Qu'on vienne nous dire après que cet homme d'art n'avait pas 4'ima'
ginatign !
CASTIL-BLAZE 87
IV
Son genre d'esprit. — Encore ses traductions. — Horloges musiciennes. — Henri-
Blaze, baron de Bury, fils de CastiL — Mariage du père. — Singulière anecdote à
l'occasion de ce mariage. — Peut-être !
Il me tarde, en écrivant ces pages, consacrées à la mémoire de notre
très regretté Castil-Blaze, d'arriver au moment où je n'aurai plus que
de doux souvenirs, d'honorables travaux et d'heureux faits à constater
sur la vie et les écrits de l'excellent ami et du savant musicien que j'ai
connu et su apprécier dès ma plus tendre jeunesse. Il venait fréquem-
ment, le soir, chez un de mes oncles paternels, depuis député et maire
de notre ville natale, sous la Restauration; mais, même avant cette
époque, il s'y rendait fréquemment certains jours marqués de la semaine,
concurremment avec d'autres bourgeois et bourgeoises du pays, aussi
bons appréciateurs de la belle musique de Rossini, toute nouvelle alors,
que zélés amateurs de la bouillotte^ jeu de cartes très en vogue avant que
le boston et le whist nous fussent arrivés d'Angleterre.
Bien que le célèbre critique musicien fût déjà alors grand jeune
homme et moi encore enfant, je me rappelle qu'on appréciait déjà beau-
coup son esprit caustique et mordant, et que l'on écoutait même avec
plaisir les chansonnettes et les romances de son crû, comme aussi les char-
mants quatuors pour voix d'hommes qu'il arrangeait sur nos meilleurs
airs connus. Mais il avait, il faut en convenir, un penchant immodéré
pour les jeux de mots, les pointes d'esprits et le calembourg. Pour se les
rappeler tous, il faudrait avoir la mémoire prodigieuse de son excellent
père, Henri-Sébastien-Blaze, notaire très estimé de la ville d'Avignon ;
lequel, par parenthèse, lorsqu'un client venait le trouver à son étude
pour une date ou pour un nom, ne consultait presque jamais ses regis-
tres, et lui disait en posant son index sur son front : « Mes minutes à
moi, répondent à la seconde; elles sont toutes là. » Le calembourg était
héréditaire dans cette charmante famille : ceux du fils^ je ne les citerai
donc pas tous, mais quelques-uns suffiront pour en apprécier la valeur
comme une sorte d'échantillon des autres.
Un soir donc qu'on attendait, chez mon oncle, un peu plus de monde
qu'à l'ordinaire à l'occasion d'une grande soirée, un domestique étant
venu allumer les quatre quinquets de l'antichambre, l'un d'eux s'étei-
gnit ; « François, lui dis-je, il y en a un d'éteint, — Tu fais erreur, mori
LA CHRONIQUE MUSICALE
petit ami, s'écria Blaze qui arrivait en ce moment, ne vois-tu pas qu'ils
sont tous quatre en fer blanc ? » Ceci était assez trivial, mais une de ses
pointes les plus précieuses, qui cependant perdra beaucoup, étant ra-
contée en français, la voici :
Un jour d'été qu'il faisait chez lui sa toilette de garçon, la femme de
chambre de sa mère, jeune fille simple et naïve, entra par hasard dans
sa chambre à coucher au moment où il changeait de linge et venait de
déposer sur son lit le vêtement indispensable; elle fit un cri en l'aperce-
vant dans cet état de complète nudité et tourna le dos pour fuir,
« Oh ! n'ayez pas peur, lui cria-t-il, car vous l'avez échappé belle ;
et si vous étiez entrée une minute plus tôt, vous risquiez de me trouver
en chemise. »
Mais laissons la babiole qui veut toujours aussi trouver sa place dans
une biographie et arrivons aux choses graves qui seules ont quelque va-
leur devant les esprits sérieux de notre siècle auxquels cette revue
s'adresse principalement.
Pour ce qui est des traductions lyriques de Castil-Blaze, outre les
Noces de Figaro^ la Flûte enchantée, le Barbier de Séville, le Ma-
riage secret et Freyschut^, il avait traduit la Pie voleuse, Otello,
Moïse, la Donna del Lago, Euriante, Anna Boleyn, etc. Plus tard on
vit paraître à l'Opéra le fameux Don Juan de Mozart qu'il avait depuis
peu retouché en collaboration avec son fils Henri.
CHARLES SOULLIER.
(La suite prochainement.)
VARIA
Com-espondance, — Faits divers. — V^onvelles,
FAITS DIVERS
ES membres de la section musicale de l'Institut, assistes
de trois jurés adjoints et des membres du bureau de
l'Académie des beaux-arts, assistaient, le vendredi 2 juil-
let, au Conservatoire, à l'audition préalable, à huis clos,
des cantates pour le prix de Rome. Le lendemain samedi,
audition définitive, suivie du jugement du concours par
toutes les sections réunies de l'Institut. Les six cantates
écrites sur la Ciytemnestre de M. Ballu ont été interprétées ainsi qu'il suit :
i» Cantate de M. Dutacq, chantée par M. Caisso, élève du Conservatoire;
M. Dufriche, de l'Opéra-Comique, et mademoiselle Belgirard, élève du Con-
servatoire;
2° Cantate de M. Pop-Méarini : chantée par MM. Villaret, Roques, élève
du Conservatoire, et mademoiselle Mulat ;
3o Cantate de M. Véronge de la Nux : chantée par MM. Vergnet, Manoury
et mademoiselle Puisais, élève du Conservatoire ;
4» Cantate de M. Marmontel : chantée par MM. Coppel, Couturier, élève
du Conservatoire, et mademoiselle Howe ;
50 Cantate de M. Hillemacher : chantée par MM. Grisy, Menu et made-
moiselle Arnaud, tous trois de l'Opéra ;
6° Cantate de M. Wormser : chantée par MM. Bosquin, Bouhy.'et madame
Krauss.
C'est cette dernière cantate qui a été couronnée. En conséquence :
M. Wormser, élève de M. François Bazin, a été proclamé lauréat du con-
cours et on lui a décerné le premier grand prix. Le jury n'a pas cru devoir
décerner un second prix, mais une mention honorable a été accordée à
M. Dutacq, élève de M. Henri Reber.
— Les concours publics du Conservatoire de musique et de déclamation
sont fixés ainsi qu'il suit : Chant, vendredi 23 juillet; piano, samedi 24;
opéra comique, lundi 26; tragédie et comédie, mardi 27; opéra, mercredi 28;
violoncelle et violon, jeudi 29; et les instruments à vent, le vendredi 3o
juillet.
— M . Edouard Hanslick, le critique musical de la Neue Freue Presse de
Vienne, a visité récemment Paris.
90 LA CHRONIQUE MUSICALE
Il consacre dans son journal un feuilleton au nouvel Opéra. M. Hanslick
consent à voir dans l'œuvre de Garnier la huitième merveille du monde.
Mais s'il regarde le monument comme une œuvre d'art admirable, il est loin
d'éprouver le même enthousiasme pour les chanteurs qui ont inauguré la
nouvelle salle. Nous donnons, d'après le Guide musical de Bruxelles, la tra-
duction de l'article de M. Hanslick, dont nous lui laissons toute la respon-
sabilité, déclarant ne vouloir partager d'aucune façon sa manière de ^voir
sur certains de nos artistes :
« Depuis son ouverture, le 5 janvier iSyS, jusqu'à la fin de mai, dit
M. Hanslick, le Grand-Opéra de Paris n'a représenté que la Juive, Guil-
laume Tell, Hamlet, la Favorite, et en dernier lieu les Huguenots. Ainsi,
cinq opéras en cinq mois ! Quelques soirées ont donc permis au public
d'épuiser tout le répertoire. 11 est vrai de dire que pendant toute cette
période, c'était moins la représentation que le monument lui-même que l'on
allait voir, et le vrai spectacle n'était ni sur la scène ni dans la salle, mais
c'était la salle elle-même.
« Les trois coups vigoureusement appliqués sur le bois sonore viennent de
retentir : moyen quelque peu préhistorique de remplacer le son de la cloche,
mais qu'une honorable tradition a fait conserver dans toute la France. Le
rideau se lève. On donne les Huguenots. Nous remarquons avec satisfaction
que les archets des violons ne se mettent en aucune façon en travers des
regards des spectateurs et que le bruit des instruments ne couvre pas le
chant : l'orchestre est placé plus bas qu'à Vienne, et avec raison. L'acous-
tique est excellente, quoique sous ce rapport le nouvel Opéra ne soit pas à
la hauteur de l'ancien que l'incendie a détruit rue Le Peletier et où le bois
dominait dans la construction. Le chant résonne dans la salle beaucoup
mieux que l'orchestre, de qui l'on est en droit d'attendre plus de vigueur et
de brillant. Ce n'est pas qu'il soit placé trop bas, mais son insuffisance
numérique ne lui permet pas de se faire entendre avec la force nécessaire
dans un si grand vaisseau. Dix à quatorze violons de plus, et l'orchestre ne
laisserait plus rien à désirer. Occupons-nous maintenant de l'exécution elle-
même. On peut affirmer hardiment que le mérite des artistes n'est nulle-
ment en rapport avec la grandeur et la magnificence du bâtiment. Ces
oiseaux chanteurs ne méritent pas la cage dorée qu'on leur a faite. Il n'y a
de remarquable que la mise en scène, les décorations, les costumes et les
ballets. Quant aux chanteurs, à l'exception d'un ou deux, il ne leur est pas
permis d'avoir la prétention d'être des artistes de premier ordre, dignes du
Grand-Opéra de Paris, dont le devoir cependant serait de posséder ce qu'il
y a de mieux en ce genre. Deux faits qui prouveront mieux que tout ce que
je puis dire la décadence musicale du célèbre Institut, c'est que Gounod et
Verdi ne veulent lui confier l'exécution, l'un de son Polyeucte, l'autre de
son Aida, aussi longtemps que des changements ne seront pas introduits
dans le personnel actuel. Le ténor Villaret chantait Raoul, Villaret, cette
espèce de bourgeois vieux et pansu, dont la mimique consiste en un sourire
perpétuellement niais et dont l'action se borne à deux mouvements stéréo-
typés des bras. Sa voix est encore forte, mais n'a plus le moindre velouté
ni la moindre fraîcheur. Villaret n'a jamais su ce que c'est que chanter, et
d^s le premier air (Plus blanche^ etc.j, que l'on ne peut crier, laissait aper»
VARIA
91
cevoir toute son insuffisance. Dans un rôle comme celui de Raoul, l'aspect
seul de cet homme est déjà comique. Je ne pouvais m'empêcher de jeter à
chaque instant les yeux sur Roger qui se trouvait au parterre, et qui contem-
plait Raoul de la scène d'un regard profondément mélancolique. Quelles
pensées devaient s'élever dans l'âme de cet intelligent et sympathique artiste
qui, dans ce même rôle, avait ému et ravi tous les cœurs! — Mademoiselle
Gabrielle Krauss chantait Valenîine avec cette voix creuse et tremblante qu'à
Vienne nous ne connaissons que trop. Bonne musicienne, intelligente et
ayant l'habitude des planches, elle remplit convenablement son rôle, sans
pouvoir parvenir cependant dans aucune scène à émouvoir ses auditeurs. Le
public qui, il est vrai, laisse à la claque le soin d'applaudir, mais qui cepen-
dant sort de sa réserve ordinaire quand il s'agit d'un de ses favoris, comme
Faure, madame Miolan et d'autres, avait à l'égard de mademoiselle Krauss
une attitude presque entièrement passive. La critique parisienne elle-même,
en général si bienveillante et d'une prédilection si particulière pour made-
moiselle Krauss, avait recours, pour parler de sa Valentine, à des détours où
perçaient à la fois mille difficultés et le désir de trouver tout bien. Sans nul
doute, le principal mérite de cette artiste, aux yeux du public de Paris, c'est
la sûreté et la correction avec laquelle elle manie la langue française.
« Madame Miolan-Carvalho, une dame de quarante à cinquante ans,
avec des restes heureusement conservés de voix et de beauté, chantait la
Reine. Elle remplit aussi les rôles de Marguerite, d'Ophélie; c'est donc
comme un véritable ange sauveur qu'elle a pris son vol de l'Opéra-Comique
au Grand-Opéra dans la détresse. Madame Miolan sait tirer un excellent
parti de ses moyens, et s'il lui manque la profondeur et l'énergie de la
passion, elle séduit cependant par le charme d'un art plein de mesure et
d'élégance. Le public parisien conserve pour ses artistes une tendre sympa-
thie, et le souvenir des beaux jours de la Miolan vient, comme un écho
sonore, embellir pour lui son chant d'à présent. Aussi, la vénération qu'on
porte à cette artiste est-elle, à Paris, parfaitement compréhensible et fondée.
Comme madame Miolan surpasse en talent toutes les autres chanteuses, aussi
Faure, le célèbre baryton, est à la tête de tous les chanteurs du Grand-Opéra.
Son jeu libre et élégant trahit encore, toujours, son origine de l'Opéra-
Comique. Pour la noble formation et le velouté parfait du son, pour la
netteté de l'articulation, pour tout ce qui regarde l'art de la vocalisation et
l'exquisse expression du chant, Faure est incomparable. Ce n'est que là où il
faut à la voix une puissance et une énergie métalliques, que Faure ne s'élève
pas à la grandeur d'effets qu'obtient notre Beck dans ces mêmes passages. Le
don Juan de Faure finit précisément où commence le don Juan de Beck : à
la scène du festin au deuxième finale. Sans se mettre en avant plus qu'il ne
faut, Faure sait faire les rôles comme celui de Nevers, dans les Huguenots^ le
point central de l'action. Le vieux Belval fait encore un excellent Marcel.
Dans Hamlet, Faure est plein d'intelligence et d'exquis sentiment, et
madame Miolan remplit le rôle d'Ophélie avec une grâce tranquille. Mais ils
sont plus que médiocrement secondés par madame Gueymard, sans voix
comme sans talent dans la reine Gertrude, par Ponsard, un roiClaudius tout
à fait médiocre, et par Bosquin, un bien triste Laërte.
« Lors de la représentation de la Juive, de Halévy, j'eus l'occasion d'en»?
92 LA CHRONIQUE MUSICALE
tendre une autre partie de la troupe du Grand-Opéra. Mademoiselle Mauduit,
dans le personnage de Rachel, est bien la plus médiocre et la moins intéres-
sante artiste qu'on puisse s'imaginer. On ne peut pas dire qu'elle soit mau-
vaise, c'est la nullité même. M. Salomon, qui représente Éléazar, gagne
rapidement la sympathie d'auditeurs qui, le jour auparavant, ont eu à souffrir
M. Villaret. Robuste et d'une taille élevée, Salomon possède une voix de
ténor tendre, sonore, seulement un peu voilée dans le haut, et qui fait
autant de plaisir que son jeu simple et franc. Aussi prédisons-nous à ce
jeune artiste, que la nature a très heureusement doué, une belle carrière,
pourvu qu'il ait l'application et l'intelligence nécessaires. Cette dernière
qualité ne brillait pas trop dans la façon dont il avait conçu le rôle d'Éléazar,
auquel il ne comprenait pas grand'chose. Aucun des traits nationaux du Juif,
pas plus que son caractère fanatique et vindicatif, n'étaient rendus. Salomon
jouait tout le personnage, la tête majestueusement relevée, plein d'onction
et de conciliation, comme s'il voulait bénir toute la chrétienté! en un mot,
un véritable apôtre. Jamais je n'ai vu si peu d'intelligence dramatique.
Madame Daram, une petite personne pas trop charmante, chantait Eudoxie
convenablement, d'une petite voix prompte à s'émouvoir. Bosquin, comme
prince Léopold, était évidemment un maître d'école saxon déguisé et de
l'effet le plus comique. Certes, tout est loin d'être parfait aux représentations
de l'Opéra de Vienne, mais quand on se trouve au Grand-Opéra de Paris et
que l'on songe à des chanteurs comme Ehun, Materna, Wilt, Beck, Roki-
tansky, Mûller, Labatt, etc., il est impossible de ne pas éprouver une agréable
sensation patriotique,
« Mais portons plutôt nos regards vers les plus beaux côtés du Grand-
Opéra et finissons par la mise en scène, ce mot pris dans le sens le plus large.
D'abord les décors. On n'a pas cherché à ébloiiir les yeux à tout prix par
l'éclat et les effets de couleur; ce sont des tableaux poétiquement conçus et
pleins de caractère. Qu'il est beau et qu'il répond parfaitement à la scène, ce
paysage de neige avec la terrasse, au premier acte à'Hamlet ! Qu'il est royale-
ment magnifique, le parc de Chenonceaux, au deuxième acte des Huguenots^
avec son escalier monumental où toute une armée de pages, de dames de la
cour et de hallebardiers est si pittoresquement groupée 1 Qu'il est charmant
et grandiose à la fois, le tableau de la prairie, au troisième acte de la Juive,
avec son château féodal et ses monts imposants ! A cet art de la décoration
répondent la richesse, le pittoresque, la fidélité historique des costumes, le
parfait arrangement des groupes et de leurs évolutions sur la scène. Quant
aux ballets, ils déploient une splendeur pleine de goût et une grande préci-
sion de mouvements.
« Edouard Hanslick. »
Les sous-commissions de l'intérieur et des beaux-arts réunies ont entendu
M. de Nervaux, directeur général de l'Assistance publique, à l'occasion de
divers amendements relatifs au droit des pauvres et déposés par MM. Raoul
Duval, Beau, etc.
M. Beau propose notamment, comme nous l'avons déjà indiqué, de réduire
le droit des pauvres pour les concerts non quotidiens. Ainsi, d'après son
amendement, la taxe prélevée par l'administration ne serait que de 3 o/o.
VARIA 93
M. de Nervaux s'est appliqué à démontrer aux sous- commissions du budget
que les droits des pauvres ne sauraient être réduits sans qu'il en résultât un
bouleverssment dans le budget de la ville de Paris. En effet, d'après le direc-
teur de l'Assistance publique, les revenus annuels de cette administration sont
de 7,353,000 fr., qui se décomposent comme suit:
Mont-de-Piété 328,000 fr.
Concession de cimetières 21 0,000 »
Droit des pauvres 2,000,000 »
Revenus mobiliers et immobiliers de l'Assistance publique, . . 4,81 5, 000 »
Total 7,353,000 »
Il faut ajouter à ce chiffre la subvention accordée par la ville de Paris et
qui s'élève à 1 3, 2 00, 000 fr. Or, si le droit des pauvres subissait des réduc-
tions, il faudrait élever d'une somme équivalente la subvention accordée par
la Ville.
Entrant ensuite dans le détail des taxes perçues au nom du droit des
pauvres, M. de Nervaux a donné les chiffres correspondants des recettes
brutes des théâtres, cafés-concerts, concerts, bals, et du droit des pauvres
pendant les dernières années.
Voici les chiffres pour l'année 1874 :
Recettes brutes. Droit des pauvres.
Théâtres 19,565,27864 1,761,40740
Cafés-concerts 2,196,323 01 223,780 12
Concerts 325,67260 66,21476
Bals 1,125,356 i5 214,23848
Assauts, fêtes diverses, etc 53,393 08
23,212, 53o 40 2,3i9,o33 84
M. de Nervaux ne croit donc pas qu'il soit possible d'opérer la réduction
demandée par M . Beau pour les concerts non quotidiens, tels que les con-
certs du Conservatoire, les concerts Pasdeloup, et ce dernier, soit dit entre
parenthèses, paie 400 francs par séance, sur une recette estimée à 5, 000 fr.
environ.
Les sous-commissions, après une courte délibération, ont décidé qu'elles
entendraient M, le préfet de la Seine. M. Tirard a été chargé de demander
à M. Ferdinand Duval de venir s'entendre avec elles.
Plusieurs membres estiment qu'il serait néanmoms possible de réduire les
taxes sur les concerts non quotidiens en augmentant, par compensation, les
droits des pauvres pour les bals publics.
Cette intéressante question sera d'ailleurs prochainement discutée.
— Le 7 juillet, à neuf heures du matin, la Commission consultative des
théâtres a été convoquée pour discuter la question du Théâtre- Lyrique, ou
plutôt celle de la nomination du directeur de ce théâtre.
M. Wallon est tout à fait disposé en faveur du Théâtre- Lyrique, ainsi que
nous l'avons déjà dit dans un précédent article, et il est d'avis de donner à
son futur directeur les 97,500 fr. (chiffre exact), « comme entrée de jeu, »
suivant sa propre expression. La Commission du budget a, de son côté, con-
senti à ajouter aux 100,000 francs inscrits au prochain budget, le reliquat
94 LA CHRONIQUE MUSICALE
de la dernière subvention. La nouvelle contradictoire, envoyée par l'agence
Havas, et reproduite par plusieurs de nos confrères, était donc inexacte.
Il serait possible que la nomination du directeur du Théâtre-Lyrique suivît
de près la réunion d'hier, et qu'après avoir entendu les divers avis des
membres de la Commission consultative, le ministre des Beaux-Arts prît une
décision.
— Aux termes du cahier des charges de l'Opéra, les bénéfices sont liquidés
tous les deux ans, et l'État prélève la moitié de ces bénéfices.
La somme ainsi obtenue doit être affectée :
1° A la reconstitution du matériel dans le cas où le crédit de 2,400,000 fr.,
voté par l'Assemblée serait insuffisant ;
2° A l'amélioration des représentations de l'art lyrique en France.
— Par suite d'une combinaison proposée par la Commission et acceptée
par les parties intéressées, l'État pourrait avoir la libre disposition de ces
onds et les employer au profit du Théâtre-Lyrique.
— La collecte faite par M. Gailhard, parmi le personnel de l'Opéra, au
profit des inondés du Midi, s'est élevée au chiffre de 6,294 francs.
— Grande activité au théâtre de Bayreuth, dont la construction est aujour-
d'hui presque entièrement achevée. Pendant qu'une légion d'ouvriers se hâte
de terminer les travaux de la scène, Wagner lui-même s'est mis à la tête de
sa petite troupe, dont les premiers sujets sont : Madame Friedrich-Materna,
MM. Niemann, Betz et Scaria. Les répétitions au foyer ont commencé le
i^i' juillet; du 1'='' au i5 août auront lieu les répétitions à l'orchestre. C'est le
Kapellmeister Hans Richter qui en prendra la direction. La question des
costumes, très délicate à trancher, a été résolue par le professeur Dœpler de
Berlin. Cet artiste a soumis à Wagner ses esquisses et le maître s'est montré
très satisfait du talent avec lequel il avait réalisé ses conceptions. Le profes-
seur Dœpler a donc pris la direction de ce travail important, et tous les cos-
tumes seront confectionnés sous son contrôle, à Berlin et à Meiningen, qui a
la spécialité des armes antiques et moyen âge. Une autre question pratique
préoccupe vivement Wagner ; c'est celle de savoir où l'on pourra héberger la
population artistique accourue à Bayreuth pour assister aux représentations
de la trétalogie. Bayreuth, on le sait, est une petite ville de 18,000 habitants
qui se trouvera certainement fort embarrassée de l'affluence d'étrangers que
va lui amener la curieuse solennité qui se prépare. Il est donc question de
construire un grand hôtel, comprenant 400 chambres meublées et 600 lits.
Ce projet soulève naturellement une question de capitaux que les comités
wagnériens s'occupent en ce moment de résoudre.
— MM. Beau et d'Osmoy ont présenté, sur la demande de l'Association des
artistes musiciens, présidée par M. le baron Taylor, un amendement à la loi
du budget fixant à 3 0/0 le droit des pauvres sur les concerts 7îon quotidiens ^
droit qui, depuis trois ans, a été augmenté d'une manière inouïe par l'Assis-
tance publique de Paris. Ces concerts sont ceux que donnent occasionnelle-
ment des artistes, des sociétés artistiques ou de bienfaisance, à la difiérence
VARIA 95
des cafés-concerts et des concerts-promenades, qui sont quotidiens et imposés
comme les théâtres à 10 0/0.
Les concerts non quotidiens peuvent, en vertu de l'interprétation d'une
ancienne loi du 8 thermidor an V, être taxés jusqu'à 2 5 o|o. Toutes les admi-
nistrations qui se sont succédé depuis 80 ans avaient compris la nécessité de
n'imposer les concerts au bénéfice d'artistes que d'un droit minime, qui va-
riait de 3o à 5o francs au plus par concert ; mais, depuis trois ans, l'Assis-
tance publique a élevé ses prétentions jusqu'à demander à la Société des
concerts du Conservatoire 800 francs par concert pour la prochaine saison,
au lieu de 3oo francs qu'elle payait jusqu'en iSyS. Cette Société a déclaré
qu'elle cesserait ses concerts si l'on persistait à lui réclamer plus que les 400
francs qu'elle a payés depuis trois ans.
Nous avons déjà le Théâtre-Italien et le Théâtre-Lyrique fermés et leur
personnel sans emploi ; faudra-t-il que Paris soit aussi privé des beaux con-
certs du Conservatoire ?
Il est bon qu'on sache que la Société des concerts ayant à partager le bé-
néfice de ses concerts entre ses i5o membres, il ne revient en moyenne à
chaque artiste que 3 francs par heure pour le temps employé aux concerts
et aux nombreuses répétitions qu'ils nécessitent. Il va sans dire que les autres
Sociétés artistiques ayant des recettes moins élevées'que celles du Conserva-
toire, ne peuvent donner à leurs membres que des bénéfices encore beaucoup
moindres.
L'amendement de MM. Beau et d'Osmoy paraît avoir beaucoup de chances
d'être adopté par l'Assemblée nationale, parce qu'il respecte le principe du
droit des pauvres, tout en ménageant les intérêts des artistes ; la fixation du
droit à 3 0/0 pour les concerts de musique sérieuse et ceux au bénéfice d'ar-
tistes aurait pour conséquence de rétablir ce droit tel à peu près qu'il était
perçu avant les augmentations réclamées par l'Assistance publique depuis
1873.
L'Assemblée nationale comprendra certainement qu'entraver le mouve-
ment artistique de Paris et retirer une de ses ressources à une classe nom-
breuse et peu fortunée d'artistes n'est pas le moyen de remplir la caisse de
l'Assistance publique, car ses exigences exagérées amèneraient inévitable-
ment une diminution dans le nombre des concerts et nuiraient autant aux
hospices qu'aux artistes.
NOUVELLES
ARis. Opéra. — Mademoiselle Rosine Bloch a pris le rôle de la
^ Reine dans Hamlet à la place de madame Gueymàrd, actuellement
en congé.
— Après le ballet de M. Léo Delibes qui est entré en répétition,
on mettra à l'étude un opéra ballet de M. de Saint-Georges. Le titre de ce
nouvel ouvrage n'est pas encore arrêté.
— Les auditions se succèdent. Plusieurs ténors ont été entendus. M. Vitaux,
i
96
LA CHRONIQUE MUSICALE
ténor du grand Opéra de Bordeaux, devait débuter dans les Huguenots. Au
dernier moment il s'est retiré.
■ Un autre ténor, M. Valdejo, premier sujet de l'Opéra-Comique à Liège et
à Lyon pendant ces dernières années, s'est fait entendre aussi et son auditon
a été des plus heureuses.
Opéra- Comique. — Capoul revenant de Londres a passé par Paris et pris
connaissance de son rôle dans Paul et Virginie^ sous la direction même de
l'auteur, qui tenait le piano. Cette lecture aurait complètement réussi à
tous les égards. On dit mademoiselle Heilbron destinée au rôle de Virginie.
Variétés. — Mademoiselle Aimée rentrera aux Variétés dans les Brigands^
que M. Bertrand a l'intention de reprendre vers la fin de septembre, avant
de jouer la Boulangère^ dont les répétitions vont commencer le 20 août.
Folies-Dramatiques . — Réouverture le i^r août avec Les Cinq francs d'un
bourgeois de Paris.
Théâtre-Taibout. — Le théâtre Taibout a trouvé preneur. Cette petite salle
si élégante mais si peu chanceuse jusqu'ici vient d'être louée à M. de Molènes
qui dirigeait tout récemment l'Alcazar d'hiver. Le nouveau directeur se pro-
pose de former une troupe capable d'y jouer le répertoire d'opérettes.
— M. Kowalski vient de partir pour faire une tournée en Bretagne en
compagnie de madame Alhaiza, mademoiselle Sanglés, et MM. Raoult, Ne-
veu, Poter, Pitel et Hammeral.
Jeudi prochain, premier concert à Rennes au bénéfice des inondés.
Pour l'article Varia :
Le Secrétaire de la Rédaction,
O. LE TRIOUX.
l'ropriétaire-Gérant : Qy^^THU^ HEULHQ^i'l\
l'aris — Alcan-Lévy, imprimeur breveté, rue de Latayette, 6i«
ROSSINI, BEETHOVEN
ET L'ÉCOLE ITALIENNE CONTEMPORAINE
'art a besoin de liberté pour rester sain, pour
demeurer fier et grand. Seinblable au rossignol,
il ne vit pas eri cage. Il aime à secouer sa che-
velure éclatante aux quatre vents du ciel. Il lui
faut le plein soleil, les étendues, l'azur incom-
mensurable. Est-il esclave, aussitôt il dépérit,
La contrainte le bâillonne, 1 épuise, l'étouffé.
Le despotisme le frappe d'impuissance. Soumis
à des volontés inflexibles, à des systèmes reli-
gieux ou politiques qui ne le laissent pas maître de lui-même, il devient
ce qu'il peut. Il était robuste, le voilà malingre, rachitique. Enfermé
dans de certaines limites, rivé malgré lui peut-être à la loi commune,
subissant les fluctuations de la politique courante, forcé d'obéir aux
IX. 7
LA CHRONIQUE MUSICALE
mandataires d'un ordre de choses déterminé, il se rabat sur les senti-
ments individuels. Cherche-t-il à sortir du cercle étroit où se meut
forcément sa pensée, on l'arrête ; porte- t-il trop haut la tête , on le rap-
pelle à l'ordre ; se révolte-t-il, on Texile ou on le condamne au carcere
duro. Alors, triste et résigné, il écoute la brise qui passe, il prête l'oreille
au murmure des flots, il cueille une fleur dont le parfum l'enivre; il ne
pense plus, il rêve ; spectateur d'un drame immense joué par les puis-
sants de la terre, drame dont il ne peut raconter les péripéties terribles,
il se réfugie dans la poésie vague, dans le genre, dans l'inutile. Il lime,
il cisèle. La formule seule le préoccupe et il finit par se rapetisser entiè-
rement dans un travail sans intérêt et sans but. — Ou bien il se jette
dans l'indifférence, dans la matière, dans la vie à outrance, dans le
scepticisme, dans le plaisir, dans le faux, dans la courtisanerie, dans la
domesticité. Il s'énerve, il se démoralise ; il renonce sans vergogne à ses
convictions pour adorer publiquement le dieu qu'il renie^ il préconise
des principes qu'il hait, il lèche les pieds du maître, il se tait devant
l'étranger. Il est à vendre, on l'achète. Ses ailes tombent, il a le pouce de
la force brutale sur le front. Se trouve-t-il à plaindre? non; il dîne tous
les jours, il s'enivre quelquefois, il se prostitue, il rit. Il oublie qu'on
ne se soustrait aux exigences de la liberté que pour s'abrutir aux bras de
la licence. Traître à 'ses devoirs, craintif, flatteur, voluptueux, léger,
il court les palais et les ruelles, mendiant quelques pièces d'or, quêtant
les applaudissements vulgaires et réclamant la récompense due à ses
sacrifices. Il "est plat, vil, hideux. Désintéressé des hautes questions
sociales, il végète misérablement, il s'amuse, il s'étourdit. Quel événe-
ment ou quel homme lui rendra sa beauté, sa dignité, son indépen-
dance?
L'idée est une grande guerrière : elle veut la lutte, le sang et les
larmes. Le passé lui envoie, comme Junon à Hercule, des serpents pour
la dévorer, et il faut que, sous peine de mort, elle dompte les animaux
venimeux qui la poursuivent à travers les ruines et les tombeaux, dans
l'espoir de l'atteindre, de s'enrouler autour d'elle et de la tuer. Tous ces
tyrans, ces préjugés, ces intérêts se liguent contre elle. Patience 1 pa-
tience ! Elle grandira, elle combattra, elle vaincra. Qu'attend-elle donc?
Son jour,
L'art dont les rapports évidents avec la religion, la politique, les
ROSSINI, BEETHOVEN, ETC. 99
mœurs, le climat^ le paysage et les êtres qui raniment, ne sauraient être
contestés, est-il, ainsi que le prétend Ballanche, la décoration de la
société ? Non : il en est l'âme ; il est la société même sous la forme
donnée par les artistes supérieurs à ses sensations, à ses sentiments, à
ses idées. Les tendances des peuples, spiritualisées par le génie avide
d'idéal, illustrées par le talent, voilà l'art.
Mais Fart affecte plus particulièrement ou les sens ou le cœur, ou
l'esprit; de là des œuvres d'ordres bien différents, sensuelles, sentimen-
tales, intellectuelles; de là, aussi, des appréciations diverses formulées
par les connaisseurs, parles amateurs et par la foule sur les productions
artistiques.
La diversité de ces appréciations inspirait à Berlioz cette réflexion :
ce Qui peut définir le Beau ? ce qui est beau pour l'un ne l'est pas pour
l'autre. » C'était, on le voit, la négation du Beau. Et cependant le Beau
existe, il peut être défini, et les siècles ne se trompent pas quand il s'agit
de signaler l'éternelle et resplendissante Beauté.
Les définitions du Beau fourmillent; j'en citerai deux qui me parais-
sentremarquables.Onconnaîtgénéralementla première ; elle date de deux
mille trois cents ans environ, et nous fut léguée par Platon. La voici :
« Le Beau est la splendeur du vrai. » La seconde appartient à M. de
Maistre : « Le Beau, dans tous les genres imaginables, dit-il, est ce qui
plaît à la vertu éclairée. » Or, la définition de Platon me semble supé-
rieure à celle de M. de Maistre de toute la distance qui sépare l'absolu
du relatif. Platon a pensé à Dieu, de Maistre a pensé à l'homme, — à
un certain homme. Au surplus, il serait triste, désolant, redoutable, que
le Beau n'attirât pas la vertu éclah'ée ; il n'en est point ainsi, heureuse-
ment; le Beau, au contraire, possède la faculté particulière, providen-
tielle, de charmer l'ignorance et d'éclairer le vice perdus dans les ténè-
bres. L'enfant n'est encore ni instruit, ni vertueux ; pourtant il s'arrête
tout pensif devant un site pittoresque ; une fleur l'enchante, les vives
couleurs d'un papillon le séduisent, la demoiselle bleue ou verte qui
vole au bord de l'eau le ravit, il admire le soleil levant ; il sent, derrière
l'astre qui colore sa petite figure émue, l'Inconnu sublime dont sa mère
lui révéla le nom. Le soir, il admire les arbres touffus de la forêt frisson-
nant au vent; le cri des éléments déchaînés l'émeut profondément; il
aime l'âme mystérieuse qui respire et se cache dans la nature; il veut
gravir la montagne. Qu'y a-t-il au delà de cette montagne ? une autre
montagne. Tant mieux ! il y montera, s'écriant comme Guethe :
Immer h'ôher mitss ich steigen,
Immer tvciter muss ich schaun
100 LA CHRONIQUE MUSICALE
Je veux monter toujours plus haut,
Je veux regarder toujours plus loin.
Il lui semble que son ascension le rapproche des étoiles.
Passe-t-il à côté d'une église? Son imagination s'éveille, son pouls bat
avec force; il pénètre dans l'immense édifice; l'ombre, les vitraux ma-
gnifiques, les colonnes élancées, les pas qui retentissent dans l'enceinte
sacrée, les statues des saints vaguement éclairées, les gémissements de
l'orgue, le chant grave des prêtres, tout cela l'ébranlé. Il se prosterne,
il s'agenouille, il pleure; instinctivement il prie, ses lèvres innocentes
balbutient : Seigneur !
Entend-il lire? Ce sont les pensées simples, profondes souvent, géné-
reuses et noblement exprimées toujours, qui le frappent d'abord. Dans
un opéra, dans une symphonie, .il saisira vite les mélodies saillantes ;
celles qui auront un cachet inaccoutumé d'élévation l'entraîneront ;
sans savoir pourquoi, il les préférera. Qui fait naître en lui ces émotions
inexprimables, ces élans impétueux, ces mouvements passionnés? C'est
la création, fille de Dieu ; c'est l'art, fils de l'homme ; c'est le Beau. Eh
bien! les masses ressemblent à l'enfant : comme lui, elles sont naïves;
comme lui, elles sont susceptibles de recevoir une forte impulsion ; comme
lui elles se laissent aller à leur instinct, et cet instinct, don précieux,
les sert mieux parfois que les connaissances incomplètes qui, chez cer-
tains amateurs, remplacent l'intuition et le sens commun par le parti pris
et le préjugé. Ne médisons donc pas de l'instinct, et ne nous imaginons
pas, surtout, que ce qui plaît à la vertu éclairée soit précisément et in-
failliblement empreint de cette splendeur du vrai dont parle si judicieu-
sement Platon. Grâce aux bons instincts de la foule, si faciles à éveiller,
tout irait donc à merveille pour les artistes et pour leurs ouvrages, si des
gens qui se supposent gratuitement très compétents, n'égaraient pas
l'opinion publique, qu'ils prétendent diriger, et s'ils ne la détournaient
pas fréquemment de la voie où marche le vrai pour la conduire, en vue
d'intérêts personnels étrangers à l'art, dans le chemin orné de fondrières
où trébuche le faux. Ah! le faux, c'est notre plaie. Le faux s'introduit
clandestinement partout. Usé avant l'âge, fardant ses vieilles joues
creuses, portant perruque ou se teignant les cheveux, il se couvre d'ori-
peaux, il se pare de bijoux Ruolz, il fait des grimaces en guise de sou-
rires, il montre ses ozanores et dit : « Je suis le vrai. « Et voilà le dan-
ger ! Car les imbéciles, les ignorants, les faibles, victimes du demi-savoir,
de la spéculation et de la mauvaise foi, finissent par croire que le faux
ROSSINI, BEETHOVEN, ETC. loi
est en effet le vrai. On s'habitue à ses charlâtaneries, à son langage fre-
laté, à sa mine effrontée ; il se glisse furtivement, et par des moyens que
la conscience réprouve, dans la religion, dans la politique, dans l'indus-
trie, dans le commerce, dans les arts. Il affirme que la raison ne doit
pas être écoutée, que la tyrannie a toutes les vertus, que le despotisme
est une bonne chose, que la liberté ne vaut rien, que l'égalité est une
détestable invention, que la guerre, inévitable et d'institution divine,
naturellement, procure une gloire avantageuse aux nations, que les dé-
couvertes, les inventions sont dangereuses, étant la ruine des capita-
listes ; qu'un mensonge, lorsqu'il est productif, a sa valeur, et que la
convention doit tenir en laisse la danse, la mimique^, la sculpture, la
peinture, la musique et la poésie.
En un mot, il empoisonne les sources de la vie intellectuelle et mo-
rale, il souffle sur la lumière, il se campe insolemment devant la vérité
qu'il bafoue, criant aux badauds qui l'écoutent : « Cette fille toute nue
que vous apercevez là-bas sur la margelle d'un puits, un miroir à la
main, je la connais : C'est une drôlesse ! »
Tant que l'Italie dut supporter la domination étrangère, vivre sous
un régime ennemi de .toute liberté et se courber sous le bâton, il eût été
parfaitement inutile de lui parler de rénovation.
Aujourd'hui, l'Italie devenue libre se recueille; sa résurrection dépend
d'elle ; elle le sent, elle le sait ; rassemblant ses forces, elle s'élancera
bientôt, virile et victorieuse, vers les hauteurs où s'épanouit l'art im-
mortel qui, pour produire des chefs-d'œuvre, doit s'appuyer sur l'indé-
pendance et la vertu.
Une robe noire qui couvre tout, un sabre qui n'épargne rien^ des ci-
seaux qui ne se lassent pas de rogner, c'est plus qu'il n'en faut pour
établir le règne du faux d'une manière solide et durable. A cette heure,
la robe noire perd de son influence, le sabre a tourné sa pointe d'un
autre côté, et les ciseaux se reposent un peu; l'Italie s'appartient presque,
elle respire tant bien que mal. N'ayant plus dans le flanc la griffe au-
trichienne, rentrée en possession d'elle-même, elle s'efforcera sans doute
de reconquérir promptement sa vigueur compromise par l'abus des seuls
plaisirs qu'on l'autorisât naguère à goûter. On ne lui permettait que la
dépravation. L'Autriche, secondée par des princillons farouches, bigots,
dévoués à la politique papale et élevés à l'école de Machiavel, s'était faite
entremetteuse pour observer plus aisément les riches provinces où se
débattait une population dont elle tordait le cœur, dont elle éteignait
la pensée. Elle savait que la volupté, qui engendre les tyrans, engendre
102 LA CHRONIQUE MUSICALE
aussi les nations soumises, et elle prétendait conserver ses rapines en
énervant, en abrutissant un grand peuple.
Je dirai maintenant quand, comment, par qui, et jusqu'à quel point
le faux s'est incarné, au dix-neuvième siècle, dans l'école musicale
italienne.
Mozart, le fondateur du drame lyrique, le précurseur de Meyerbeer,
était mort l'année même où Cherubini faisait représenter Lodoïska ;
Gltic-k reposait depuis 1787 au sein de cette noble terre, qui, après nous
avoir nourris^ bercés, charmés, nous reprend et nous donne un dernier
asile ; Spontini, âgé de douze ou treize ans, étudiait à Jesi sans se douter
qu'il s'adosserait au mausolée de Gluck et qu'il annoncerait Rossini.
On était en 1792, la France révolutionnaire effrayait les souverains;
Condorcet venait de rédiger sa fameuse adresse à la France ; c'est alors
que naquit à Pesaro un enfant qui couvait, lui aussi, une révolution,
révolution pacifique, bruyante toutefois ; il allait conquérir le monde
en riant. En trempant légèrement sa plume dans l'encre, en couvrant
rapidement le papier de milliers de notes vives, brillantes, pimpantes,
colorées, folles, il devait, à vingt et un ans, enfanter une partition dont
le succès fut tel que l'auteur aurait pu en avoir le vertige, s'il ne se fût
accoutumé, presque dès l'enfance, à se moquer de tout : de la science,
de ses maîtres, de la critique, du public et de lui-même. Fils de deux
musiciens ambulants, un joueur de cor et une cantatrice médiocre, le
nouveau-né, en attendant qu'il traitât la musique dramatique à sa fa-
çon, tétait comme un simple mortel en vue du golfe de Venise. Le
poupon, frais, rose, gras, remplissait, je suppose, son métier de nour-
risson en conscience; il serrait à pleines mains le vase arrondi d'où
coulait pour lui la boisson blanche et sucrée, et je parierais que, le jour
où il s'abreuva pour la première fois, il vida d'un trait la charmante
bouteille. Ses coups d'essai, là comme ailleurs, furent sans doute des
coups de maître, L'^îfant qui, le 29 février 1792, faisait si gaillarde-
ment son entrée dans le monde^ c'était, vous l'avez deviné, Joacchino
Rossini. Il se développait paisiblement au giron maternel tandis que,
à Paris, une petite fille, tenue sur les fonts par Thuriot, un vainqueur
de la Bastille, et baptisée par un autre vainqueur, Fauchet, recevait
aux sons de l'orgue, hurlant l'horrible Ça ira! ce nom étrange : Pétion-
Nationale-Pique ! On raffolait des piques en ce moment-là. Les piques
fraternisaient avec les baïonnettes. Peut-être le bruit de la lutte pari-
sienne, répercutée par les échos de la Suisse, parvint-il aux oreilles de
celui qui, trente-sept ans plus tard, chanta la délivrance de l'Helvétie.
Joacchino commença-t-il à étudier la musique à douze ans comme le
ROSSINI, BEETHOVEN, ETC. io3
prétend Stendhal, ou jouait-il déjà à dix ans, ainsi que l'assure Fétis, la
seconde partie de cor dans les orchestres forains où son père le condui-
sait? Un biographe consciencieux ferait là-dessus des recherches consi-
dérables, il interrogerait un à un avec une patience louable les volumes
fort nombreux, écrits sur la vie et les ouvrages de Rossini, il évoquerait
les ombres de Stendhal et de Fétis, il leur demanderait solennellement
ce qui en est, et, les fantômes ne répondant plus depuis longtemps aux
questions qu'on leur adresse, il finirait par vous donner une conclusion
de son crû, basée sur une foule d'excellentes suppositions. Quant à moi,
je ne conclurai à ce sujet, ne me souciant point d'attirer sur mes talons
tous les Mirecourt du globe. En revanche, je puis dire sans me compro-
mettre que Joacchino entra, le 20 mars 1807, au Lycée de Bologne, et
qu'il eut pour professeur de composition musicale le père ^Stanislas
Mattei. Le brave abbé se disposait à guider Joacchino dans les dédales
du contrepoint double, du canon et de la fugue, lorsqu'il s'avisa de dire
à son élève : « Tu en sais assez maintenant pour écrire un opéra. » —
ce Vraiment, maître? alors je n'ai pas besoin d'en savoir davantage;
adieu!» C'est ainsi que Rossini se sépara de Mattei. Ce trait seul peint le
caractère du futur auteur de Guillaume Tell, il m.ontre la nature de
son esprit, et il explique, non les succès, mais les défaillances de l'aven-
tureux maestro.
Pendant que le grand Napoléon saignait la France à blanc, en 181 3,
Rossini remportait une victoire qui ne coûta pas une goutte de sang. On
représentait pour la première fois à Venise un opéra dont le prodigieux
succès trouve jusqu'à un certain point sa justification dans de jolies mé-
lodies et principalement dans une cavatine célèbre. Di tanti palpiti, air
précédé d'un large et beau récitatit, composé en cinq minutes, juste le
temps de faire cuire du riz (s'il faut en croire la tradition) et appelé pour
cette raison Y Aria deiri\i^ prit un soir sa volée, sortant délia Fenice^ et,
plus agile que les pigeons de Saint-Marc, fit le tour du domaine humain.
Le compositeur porté aux nues, la partition portée aux étoiles, toutes
les villes de la Péninsule se disputèrent Rossini. Vers cette époque
l'heureux chantre de Tancrède écrivant à sa mère, adressait ses lettres :
AlV onoratissima signora Rossini, madré del célèbre maestro, in Bo-
logna. Et Rossini pouvait se décerner ainsi le triomphe à lui-même
sans trop d'orgueil et sans le moindre ridicule, car les salons, les anti-
chambres, les rues, les établissements publics, les palais retentissaient de
l^ divina melodia. S'enfermait-il chez lui? Des passants fredonnaient
sous sa fenêtre : Di tanti palpiti ; entrait-il au café pour se rafraîchir?
Quelque musicien ambulant s'arrêtant à deux pas de lui sans le connaître,
104 LA CHRONIQUE MUSICALE
je présume, s'accompagnait sur la guitare: Di tanti palpiti ; glissait-il
parmi les lagunes dans une barque mystérieuse soigneusement close ?
Le gondolier murmurait : Di tanti palpiti. Dans cette dernière circons-
tance cela ressemblait assez à un à propos. Quoi qu'il en soit on n'accu-
mula jamais tant de palpiti; l'univers entier, je crois, soupira sur cet
air-là. Enfin Rossini, tout en s'amusant et en amusant les autres, tout
en risquant des plaisanteries d'un goût douteux, comme, par exemple,
lorsqu'il exhiba devant un Monsignore qui le surprit un matin au lit,
ses bras, ses jambes et le reste (i), ou lorsqu'il se mit à débiter des polis-
sonneries en patois bolonais chez un cardinal (2) qui le suppliait de ne
chanter que le moins possible des chants d'amour, Rossini composa
l'Italienne à Alger ^ le Turc en Italie^ Elisabeth^ reine d'Angleterre^
Othello^ Armide, la Donna del Lago, Zelmira, Mosè. Ces différentes
partitions bouffes ou dramatiques réussirent ; quant à son chef-d'œuvre,
// barbiere, il lui valut à Rome, en 181 6, des sifflets passagers et une
gloire qui durera autant que la musique. Jamais, même dans Yopera
sef'ia, on n'avait entendu de morceaux conçus dans de pareilles propor-
tions, Le grand final que nous savons tous par cœur est à lui seul un
monument. Que de vivacité! que d'esprit ! quelle verve inépuisable!
Comme les voix et l'orchestre, luttant ensemble sans se confondre, ar-
rivent sûrement à produire l'effet voulu ! Cet effet, on n'a même pas le
temps de le désirer : les mélodies succèdent aux mélodies, elles vous en-
veloppent, elles vous pressent ; elles vous charment, elles vous ravissent.
Joyeuses, elles vous entraînent à leur suite à travers les plaisirs bariolés
où le plaisir, l'espièglerie, la grâce, la gaieté s'ébattent follement en
plein soleil, tandis que le caprice pousse des éclats de rire en se roulant
dans l'herbe et les fleurs. Figurez-vous un feu d'artifice de roulades,
une pluie de phrases syllabiques, une avalanche de pensées musicales
saillantes, un brio incessant, un rayonnement continuel. Si Beaumar-
chais, ressuscité, avait pu entendre cette ravissante partition, il eût dit
à Rossini : Bravo, frère !
En 1822, Rossini courtise mademoiselle Colbrand (3), cantatrice re^
marquable: il l'enlève à l'imprésario Barbaja dont il se moque (4) et il
épouse, avec la diva, une superbe dot (5) ; en 1833, il gagne à Londres,
(i) Stendhal.
(2) Idem.
(3) « Cette femme, qui hors la scène a toute la dignité d'une marchande de modes. »
Stendhal.
(4) Un homme de rien (M. Louis de Loménie, Galerie des contemporains iUitstreSj
notice sur Rossini).
(5) Idem.
ROSSINI, BEETHOVEN, ETC. to5
en cinq mois, deux cent cinquante nîille francs; en 1829, il fait repré-
senter Guillaume Tell; de 1827 à iSSy, les Larochefoucauld, les
Charles X, les Rothschild, les Aguado arrondissent sa fortune ; s'il avait
mal administré le théâtre Italien, en revanche il avait fort bien dirigé ses
affaires et il quittait la France en 1837, après s'y être enrichi de la m.eil-
leure grâce.
Mais peut-on avoir habité la France et ne pas souhaiter d'y revenir?
Rossini y revint donc. Il y vécut en prince, il y fut accueilli comme un
dieu ; des enthousiastes se jetaient à ses genoux et lui baisaient les
mains; on le caressait, on le choyait. Sachant qu'il prisait la bonne
chère, on lui envoyait à foison pâtés, gibier, volailles, vins, liqueurs,
cafés. J'ai vu dix fois aux fenêtres de sa cour des faisans, des perdreaux,
des lièvres côte à côte avec de respectables représentants strasbourgeois,
et toulousains. Rossini se montrait d'une impartialité parfaite envers
ces ambassadeurs orientaux et méridionaux qui plaidaient si bien leur
cause sans parler, et il ne sut jamais s'il devait accorder la préférence
aux oies sur les canards ou aux canards sur les oies. Le cygne de Pesaro,
comme on l'appelait, était l'objet d'un véritable culte. Ce n'étaient que
prose louangeuse, vers prosternés_, sonnets enthousiastes, couronnes,
sérénades, concerts dont toute autre musique que la sienne était exclue.
Le maestro respirait sans difficulté l'encens qu'on brûlait autour de lui,
et ses narines se dilataient délicieusement. Les meilleurs chanteurs de
l'Europe interprétaient ses compositions, les plus célèbres exécutants les
redisaient sur leurs instruments; à force de répéter aux envieux que de
son vivant il ne laisserait pas publier une note de lui, il avait muselé
l'envie toujours prête à mordre les lauriers d'autrui, fussent ceux d'un
vieillard. A Passy comme à Paris, sa maison s'emplissait chaque jour de
visiteurs venus de tous les points du globe. Les bourgeois, les grands
seigneurs, les artistes, ces grands seigneurs de la pensée, le recherchaient
à l'envi. Fin, aimable, moqueur, spirituel, il cachait volontiers un sar-
casme dans les plis d'un sourire. Beaucoup de gens le quittaient ravis,
sans s'apercevoir qu'il leur avait décoché plus d'un trait mordant. On
riait près d'eux ; ils riaient aussi, puis ils se retiraient vers onze heures
battus, légèrement égratignés et satisfaits. Cette existence avait ses dou-
ceurs. Malheureusement rien ne dure, et la mort qui n'épargne personne,
frappe à la porte de ceux qui jouissent comme à la porte de ceux qui
souffrent. Elle entre, elle tue, elle sort. Prends ta bêche, fossoyeur! Un
soir la faucheuse se glissa dans l'alcôve de Rossini et lui ferma les yeux.
Monstre, que fais-tu donc de ces êtres qui remplissent l'univers de
leur nom glorieux et qui disparaissent soudain dans la nuit profonde?
io6
LA CHRONIQUE MUSICALE
Tu emportes leur vaine dépouille, cela, je le sais ; mais leur moi véritable,
leur intelligence, leur âme enfin, ton antre ne saurait la contenir ! Elle
glisse entre tes phalanges osseuses, elle échappe à ton embrassement
fital. Que devient-elle tandis que lu travailles dans l'ombre et que tu
fauches l'étoile comme l'atome ? Où s'envole-t-elle ? le sais-tu? Réponds !
Ah ! Je comprends ; ton squelette jauni n'a pas de chair, ta bouche n'a
pas de lèvres, tes orbites n'ont pas de prunelles ; tu es aveugle et muette;
tu es sourde aussi ; tu passes et tu repasses dans les ténèbres sans voir,
sans parler, sans entendre. L'Eternel t'a dit : Marche ! et tu vas, rédui-
sant les corps en cendre et les sentant tomber au moindre contact de tes
os. La suite, le but, tu les ignores; tu ignores même ton véritable nom
qui est : transformation. Tu ne sais rien de l'éternité, et tu ne sais rien
des génies, et tu ne sais rien du progrès. Fauche, fauche, fauche, spectre
farouche ! A peine as-tu passé que la matière se ranime et que l'âme se
réincarne.
LOUIS LACOMBE.
(La suite prochainement.)
FRAGMENTS DES MÉMOIRES INEDITS
CHEVALIER SIGISMOND NEUKOMM'
^g| E continuais donc à travailler assidûment, mais sans rien
publier, car il ne me venait pas à l'idée que je pusse tirer
parti de ce que je faisais, soit pour me faire connaître, soit
g! pour tirer de mes œuvres quelque profit pécuniaire. Les
'i-I . .... ri'
1 premières publications portant mon nom turent 1 arrange-
ment pour le piano des Sept paroles et des Saisons de Haydn. Ce travail
m'avait été commandé par mon maître, qui, de plus, avait eu la bonté
de fixer lui-même les honoraires que l'éditeur devait me payer.
Je partageais donc mon temps entre- la composition et mes leçons dont
je n'augmentai pas le nombre, préférant consacrer mes moments à ma
propre instruction musicale, et me bornant à donner mes soins aux
élèves favoris, en tête desquels je dois citer Pauline Milder et le second
fils du grand Mozart. Haydn m'avait prié de me charger de cet enfant
qui promettait plus que l'homme ne pouvait tenir. Il n'avait pas les ailes
de £on père, et en tous cas, celui-ci l'avait écrasé dans son berceau de
tout le poids de son génie. Il ne devrait jamais venir à l'idée du fils d'un
grand homme de marcher sur les traces de son père. Aussi bien, Philippe-
Emmanuel Bach eût brillé comme une étoile de première grandeur, s'il
n'eût été éclipsé d'avance par son père, l'immortel Jean-Sébastien. La
nature ne répète pas deux fois ses merveilles dans la même famille.
(i) Voir le numéro du i5 juillet.
loS LA CHRONIQUE MUSICALE
Je ne terminerai pas ce chapitre sans parler des remarquables person-
nalités qui se partageaient le sceptre musical durant mon séjour à Vienne.
A cette époque, la musique était tenue en haute estime dans la capitale
de l'Autriche. La plupart des grands seigneurs, le prince Esterhazy en
tête, dont Haydn était maître de chapelle, avaient des musiciens à leur
service, et dans toutes les maisons aristocratiques, on était sûr d'enten-
dre une ou deux fois par semaine des quatuors et des symphonies parfai-
tement exécutés. Que de fois j'ai vu des personnes réunies dans un salon,
quitter la conversation pour se ranger autour d'un piano et exécuter à
livre ouvert un oratorio^ une messe ou un opéra entier. C'est qu'à cette
époque, tous les habitants de Vienne, hommes et femmes, étaient musi-
ciens et qu'on n'attachait pas plus de mérite à déchiffrer la musique qu'à
lire son journal.
Je puis donc dire que lors de mon séjour à Vienne^ du printemps de
1798 à l'été de 1804, la musique y était à son apogée. Mozart avait
disparu, mais l'horizon était encore embrasé des rayons de son génie, et
Haydn, de retour de son second voyage en Angleterre, était au sommet
de sa gloire ; puis, semblables à des étoiles gravitant autour de ces deux
astres éclatants, un grand nombre de musiciens concouraient à l'œuvre
de domination musicale que s'était méritée la capitale de l'Autriche.
Parmi ces m.usiciens de second ordre, je dois citer en première ligne
Albrechtsberger et Salieri.
Le premier, ancien condisciple des deux Haydn, et maître de chapelle
à l'église-cathédrale de Saint-Étienne, s'était voué principalement à l'en-
seignement de la composition musicale; il était savant théoricien et ses
compositions étaient dans le style le plus sévère. Quanta Salieri, maître
de chapelle de la cour, il avait profité des conseil de Gluck et, par ses
opéras Tarare et les Danaïdes^ avait montré qu'il pouvait aspirer à
devenir le digne successeur du père de la tragédie lyrique; mais en quit-
tant Paris et en revenant à Vienne, il dut se renfermer de nouveau
dans les bornes étroites de l'opéra italien, pour se conformer au goût du
public, et suivre le chemin battu des autres compositeui's italiens, ses
contemporains. Cependant il leur est toujours resté bien supérieur.
Dans la suite, il a composé des messes et d'autres morceaux d'église pour
la chapelle de l'empereur.
Plus tard, lors de mon séjour à Vienne à l'époque du congrès tenu en
cette ville, je connus plus intimement Salieri, et j'appris à l'apprécier
suffisamment pour que je me fisse un devoir sacré de réfuter après sa
mort un article infâme paru dans un journal, dans lequel il était dit que
Salieri avait empoisonné Mozart, et qu'il l'avait confessé lui-même à son
LE CHEVALIER SIGISMOND NEUKOMM 109
lit de mort. Je n'ai pas besoin de faire ressortir ici tout l'odieux de cette
fable. Au su de tous ses contemporains, Salieri s'était de tout temps
montré Jaloux des succès de Mozart, et il n'y avait aucun rapproche-
ment entr'eux; mais de là à donner matière à une accusation pareille, il
y a loin, surtout lorsque celle-ci s'adresse à un homme qui jouissait,
comme Salieri, de Testime et de la considération de la cour et de la ville.
Un autre compositeur très distingué de ce temps était Joseph Weigl,
maître de chapelle de l'opéra italien de la cour. Ses nombreux ouvrages
eurent un succès mérité, et même Vamor Marinaro et la Famille suisse
ont joui d'une vogue véritable. Weigl était filleul de Haydn.
J'ai parlé plus haut de Sussmayer. Ce compositeur, dont un heureux
hasard a répandu le nom dans le monde entier, a droit à quelques lignes.
Sa position de maître de chapelle à l'opéra allemand lui fournit l'occasion
de se produire. Son meilleur opéra est le Miroir d^Arcadie, représenté
en 1794. Il a composé en outre plusieurs messes, mais son meilleur ou-
vrage est sans contredit son oratorio Moïse.
C'est ici le lieu de parler de sa collaboration au Requiem de Mozart.
Je transcrirai donc fidèlement ce que m'a raconté à ce sujet madame
Mozart. Les amis du maître, regrettant qu'il n'ait pu terminer cet
ouvrage, engagèrent sa veuve à faire achever ce chef-d'œuvre par un des
élèves de Mozart qui eût eu connaissance de cet ouvrage avant la mort
de son auteur. Madame Mozart pensa tout d'abord à Eybler qui était,
plus qu'aucun autre, capable de mener à bonne fin cette entreprise.
Mais Eybler, dont la modestie était extrême, donna un prétexte et refusa
la proposition qui lui était faite. Moins scrupuleux, Sussmayer céda aux
sollicitations de madame Mozart. Il entreprit cette tâche difficile, et il
s'en acquitta si bien qu'aujourd'hui encore, les amateurs ordinaires don-
nent la préférence, parmi les morceaux qui composent le Requiem de
Mozart, tel qu'on l'exécute, au Sanctus^ au Benedictus et à VAgnus Dei.
Ils changeraient probablement d'opinion s'ils savaient que ces fragments
sont entièrement de la composition de Sussmayer. Le Benedictus sur-
tout est assurément, — il convient de le dire, — fort gracieux et rend très
noblement les sentiments qu'il doit exprimer; mais pour nous autres,
gens de l'art, il y a bien loin de ces morceaux à cet admirable Recordare,
Jesu pie, qui est à la hauteur de tout ce que Mozart a jamais écrit de
plus beau, de plus touchant. Tous les accompagnements, du commence-
ment à la fin, sont de Sussmayer, Mozart n'ayant fait qu'indiquer les
premières mesures des dessins que Sussmayer a continués et dont il a fait
usage jusqu'au bout du morceau, quand il l'a pu, comme dans le Confu-
tatis maledictis. On sait qu'après la mort de Mozart, l'éditeur André,
110 LA CHRONIQUE MUSICALE
d'Offenbach, se rendit acquéreur de tous les manuscrits originaux du
maître. Dans la suite, j'ai passé une longue journée chez André à exami
ner minutieusement ces reliques précieuses, et j'ai tenu entre mes mains
le Requiem^Xoi que Mozart l'avait laissé en mourant. André en a publié
depuis un /ac-szmzVe d'une fidélité telle, qu'on y remarque jusqu'aux
feuilles de papier de musique laissées en blanc. Je possède un exemplaire
de cette curieuse publication.
Sussmayer mourut à la fleur de l'âge. Il était musicien jusqu'au bout
des ongles, mais il n'était que musicien.
A la suite de Sussmayer, les noms de Gyrowetz et de Seyfried se trou-
vent tout naturellement sous ma plume.
Lorsque j'arrivai à Vienne, Gyrovs^etz y était de retour d'un voyage en
Angleterre. Il y avait composé plusieurs symphonies, fort goûtées du
public, et il aurait dû y rester, car il y était estimé, autant pour son
talent que pour ses qualités personnelles. Dans la suite, il obtint la
place de maître de chapelle du théâtre allemand, à Vienne, et il composa
pour cette scène la musique de quelques grands ballets, ainsi que de
plusieurs opéras, dont quelques-uns, notamment l'Oculiste, sont restés
au répertoire. Par suite des malheurs de la guerre, la cour d'Autriche
dut plus tard abandonner ses théâtres impériaux et royaux à des entre-
preneurs qui, ne prenant aucun souci de la partie artistique de leur ex-
ploitation, laissèrent tout dépérir. Gyrowetz fut du nombre de ceux qui
furent congédiés, et actuellement, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, il
n'a d'autre ressource pour vivre que le produit d'un concert que ses
amis donnent tous les ans à son bénéfice. Lors de mon dernier séjour à
Vienne, en 1842, Gyrowetz me raconta que V imprésario lui faisait
payer son billet d'entrée, même quand on jouait ses propres ouvrages.
Le fils de Mozart devait également payer, quand il voulait entendre les
opéras de son père.
Le chevalier de Seyfried, émule de Gyrowetz, eut une carrière moins
pénible que l'auteur de VOculiste. Sa musique est pleine de verve et
d'expression, et ses opéras peuvent figurer à côté de tout ce qu'il y a de
beau dans ce genre, quoi qu'ils n'aient peut-être point le mérite d'une
grande originalité,
Seyfried me conduit à parler de son maître de piano, Kozeluch. Ce
Kozeluch, en qualité dé professeur de tous les enfants de la famille impé-
riale, jouissait d'un grand crédit. J'avais une lettre de recommandation
pour lui. Il me reçut du haut de sa grandeur et me dit que j'eusse bien
mieux fait de rester auprès de Michel Haydn, que de venir étudier sous
son frère Joseph. Il faut dire, pour être juste, que Kozeluch n'aimait
LE CHEVALIER SIGISxMOND NEUKOMM m
point l'auteur des Saisons, et qu'il ne négligeait aucune occasion de
manifester ses sentiments à son égard. Un jour qu'on exécutait une
nouvelle symphonie de Haydn, et qu'il assistait à cette audition en com-
pagnie de Mozart, il dit, en entendant une modulation neuve et inat-
tendue : « — Je n'aurais pas fait cela ! » Mozart répondit aussitôt :
« — Ni moi non plus ; mais savez -vous pourquoi nous ne l'aurions fait
ni l'un ni l'autre ? C'est parce que cela ne nous serait pas venu à l'esprit. »
Il est à supposer que Kozeluch garda rancune k Mozart de cette ré-
flexion ; car, lorsqu'il entendit peu de temps après l'ouverture de la
Flûte enchantée, il s'écria : « Ce pauvre Mozart, on dirait qu'il a voulu
faire là quelque chose. »
Ce redoutable censeur a composé la musique de quelques ballets et
beaucoup de sonates pour le piano.
Puisque nous parlons des grotesques, nous ne saurions passer sous
silence le plus grotesque de tous.
Nous avons nommé le célèbre Schickaneder, directeur du théâtre
der Wieden, et auteur d'une quantité de pièces bien mauvaises. Le seul
titre qu'il ait à la reconnaissance du public est l'idée qu'il a eue de faire
composer par Mozart la musique de la Flitte enchantée. Il s'était dit
l'auteur du libretto, d'ailleurs, assez médiocre, de cet ouvrage ; mais il
n'a pas même ce mérite; car, il l'acheta d'un jeune homme inconnu et
se borna à confectionner les mauvais vers que Mozart recouvrit de sa
musique divine.
Le succès qui accueillit ce chef-d'œuvre et qui se maintint longtemps
encore après son apparition, inspira à Schickaneder la lumineuse idée
de donner une suite à la Flûte enchantée. Dans ce but, il versifia les
paroles d'une seconde partie de cet ouvrage. Mozart, s'il eût vécu, n'eût
certainement point entrepris ce travail ; mais Schickaneder ne se laissa
point arrêter par cette considération, et pour composer la musique de
son monstre-nouveau-né, il engagea Winter, maître de chapelle de la
cour de Munich.
Winter s'était fait connaître en Italie, en France et en Allemagne, par
un grand nombre d'excellents opéras, notamment par son Sacrifice
interrompu, qui figurait honorablement à côté des ouvrages de Mozart.
Cependant, et malgré ces antécédents, l'entreprise de Schickaneder était
hasardeuse, et Winter pouvait être sûr d'avance que la comparaison
tournerait à son désavantage. Mais Schickaneder sut le gagner. Winter
se mit donc à la besogne, et composa la musique de la suite de la Flûte
enchantée. L'ouvrage, monté avec magnificence, fut représenté avec le
plus grand soin. Il rv.nfcrmait de grandes beautés et eut un très hono-
112 LA CHRONIQUE MUSICALE
rable succès d'estime; on peut même dire qu'il eût été apprécié encore
davantage, si le public ne se fût mis en tête que la seconde partie devait
être supérieure à la première composée par Mozart. Or, à l'impossible
nul n'est tenu !
A peu près deux ans auparavant, Winter avait composé la musique
du second acte d'un autre opéra de Schickaneder, les Pyramides de
Babylone. Le premier acte était d'un habile professeur de Vienne,
nommé Mederitsch (à ce nom trop difficile à prononcer, il avait substitué
celui de Gallus, sous lequel il était généralement connu). Sa mort préma-
turée ne lui permit point d'achever l'œuvre commencée, et ce fut Winter
qui fut, ainsi que je l'ai dit, chargé du soin de mener l'entreprise à fin ( i ) .
Le théâtre der Wieden était très suivi, grâce à l'activité de son
directeur. Schickaneder avait eu, comme Je l'ai dit, la bonne fortune de
tomber sur la Flûte enchantée^ de Mozart^, et cette circonstance avait
favorisé ses commencements ; mais il avait un terrible rival en la per-
sonne de son confrère, le directeur du théâtre de Leopoldstadt, qui oppo-
sait à tous ses efforts, la fécondité de deux auteurs populaires, Wenzel
Mûller et Kauer.
Ce petit théâtre de faubourg était toujours rempli d'un pubhc tout à
part et de bas étage. Plus que tout autre, Wenzel Mûller avait le don
d'écrire pour ce monde ; ses mélodies avaient du charme, sans être com-
munes, et tous ses auditeurs les chantaient en sortant du spectacle. Aussi,
Mûller s'était-il fait une haute opinion de son propre mérite, et à ce
sujet, je ne saurais passer sous silence une anecdote que Je tiens de la
bouche même de Haydn. Un Jour que Mûller présentait « au père de la
symphonie » un étranger qui se confondait en admiration sur les chefs-
d'œuvre du grand maître, il ajouta, comme pour donner plus de poids
aux compliments de son compagnon : « Le fait est, M. Haydn, que
personne n'a fait de meilleurs quatuors que vous ! » Haydn répliqua :
a Vous êtes trop bon, monsieur Mûller, mais c'est bien malheureux que
je ne sache pas faire autre chose ! »
Wenzel Mûller était chef d'orchestre du théâtre de Leopoldstadt. Son
concurrent, Kauer^ n'y était que simple violon. Il possédait le même
genre de talent que Mûller, mais à un degré inférieur. Ses ouvrages, et
(i) Fétis, dans sa Biographie universelle des Musiciens, confond les Pyramides de
Babylone, qu'il appelle les Ruines de Babylone, avec la seconde partie de la Flûte
enchantée. Suivant lui, Gallus aurait donc collaboré à ce dernier ouvrage. Fétis ne
parle pas non plus de rempêchcment survenu dans son achèvement, par suite de la
mort prématurée de Gallus. Il ne donne pas, d'ailleurs, la date de la mort de ce
compositeur, et se borne à dire qu'il vivait encore à Lemberg, vers i83o.
LE CHEVALIER SIGISMOND NEUKOMM ii3
surtout la Nymphe du Danube, ont enrichi bon nombre de directions de
théâtres ; mais Kauer n'en profita point, et même il mourut dans la
misère, après avoir descendu l'échelle artistique jusqu'à n'être plus que
l'un des derniers exécutants à l'orchestre d'un très infime théâtre, situé
dans le faubourg de Josephstadi.
J'aurais encore une légion de compositeurs de beaucoup de mérite à
nommer. J'en citerai seulement quelques-uns parmi les plus distingués,
tels que : les deux frères Wranitzky, Piehl, Taeufer, Kronimer, Preindl,
Hoffmeister, l'abbé Stadler, etc.
Cependant, une nouvelle génération venait de paraître, qui devait
remplacer, sinon faire oublier ceJle qui l'avait précédée. Cette génération
reconnaissait pour chef Népomucène Hummel.
Hummel avait été, comme Mozart, un enfant-prodige, et comme
Mozart, il eut le bonheur de donner raison aux espérances que ses pré-
coces dispositions avaient fait naître. Il présentait donc un cas excep-
tionnel; car, les malheureux enfants-prodiges ont d'ordinaire le sort
des plantes de serre-chaude qui, à force de pousser, s'étiolent et meu-
rent avant le temps. Les nombreux ouvrages de Hummel sont encore
entre les mains de tout le monde, et leur mérite leur assure une longue
vie.
Cet excellent musicien était en même temps un des plus grands pia-
nistes de son temps, et surtout ses savantes improvisations auraient été
considérées comme des chefs-d'œuvre, si l'on avait pu les fixer par écrit.
Il était élève d'AIbrechtsberger, de Mozart et de Salierij et l'on voit à
s;s ouvrages qu'il a profité de chacun de ces trois maîtres.
A la même époque, Beethoven commençait à lancer ces gerbes de feu
qui, dans la suite, devaient embraser tout l'horizon du monde musical.
Ce grand homme était doué d'un génie sublime, mais son exemple fut
mauvais pour ses successeurs, puisque la génération qui a suivi a pensé,
à son exemple, que tout lui était permis. Or, il en est résulté que, voulant
surpasser ce modèle inimitable, on l'a seulement dépassé. Et voilà
pourquoi ces flammes volcaniques sont remplacées par de simples feux-
follets qui sautillent sur la surface des marais. J'aurai occasion de
reparler du grand Beethoven.
E. NEUKOMM.
IX.
CASTIL-BLAZE
(0
N Jour (c'était en i838), le grand traducteur musicien,
je le crois du moins, voulut me traduire aussi moi-
même. Toutefois j'aime mieux dire, car il faut être gé-
néreux envers les morts, que nous nous rencon-
trâmes dans une idée, encore inédite aujourd'hui, et
dont je donnerai plus tard la clef à nos lecteurs. Il s'agit
d'un nouveau système d'horloge musicienne. J'en avais imaginé un que
je lui communiquai; il en imagina un autre à peu près dans le même
temps. Je les décrivis, un jour, tous les deux en commençant par le sien,
bien qu'il me soit facile de prouver, par des dates précises, que le mien
fut conçu le premier; mais comme il fut soumis à l'Académie des
sciences qui en fit son rapport dans sa séance du 21 février i838, et que
l'exécution de mon plan a été confiée à M. Collin, l'un de nos plus ha-
biles mécaniciens, je ne veux ni ne dois le dévoiler encore; il fera
l'objet d'un article spécial que nous publierons peut-être dans la
Chronique musicale. Je reprends le fil de ma narration.
Henri Blaze, rédacteur musical de la Revue des Deux-Mondes^
dont le propriétaire M. Buloz , ci -devant directeur du Théâtre-
Français, était devenu son beau-frère: Henri Blaze, disons- nous, à
qui nous devons la traduction complète du Faust de Goethe, plusieurs
poèmes remarquables, une petite biographie de nos principaux musi-
ciens contemporains, et d'excellents articles d'appréciation, n'était
malheureusement pas toujours d'accord avec son père. Cette situation
;i) Voir les numéros des lei- et i5 juillet.
CASTIL-BLAZE ii5
fâcheuse dont nous ne révélerons point ici les mystères, lesquels se rat-
tachent d'ailleurs à des intérêts domestiques auxquels nous ne devons
pas toucher, fut une des principales sources des chagrins de notre vieux
compatriote, chagrins dont l'abeille, disait-il, était obligée d'adoucir ou
de déguiser l'amertume avec le miel de ses aiguillons. Quand il venait
à me parler de lui, il essayait de s'étourdir à l'aide de la plaisanterie,
arme qu'il maniait assez habilement, mais souvent avec peu de réserve
contre n'importe qui; car dans ses moments de verve caustique, il n'aurait
pas même épargné son père. C'est pourquoi il avait beaucoup d'ennemis
cachés, bien qu'il ne fût en réalité l'ennemi de personne.
On sait que Castil-Blaze avait épousé en i8i2,à Avignon, mademoi-
selle Bury ou de Bury, fille d'un architecte de cette ville ; et, en souvenir
de ce mariage, il me raconta confidentiellement, quelques années avant
sa mort, une anecdote des plus singulièrement romanesques, qu'il me
pria de ne révéler qu'après qu'il aurait disparu de ce monde.
Écoutez le récit de cette histoire merveilleuse : c'est le héros lui-même
qui va parler,
« Mademoiselle Bury allait se marier; c'était le jour de la célébration
de son mariage, et il devait y avoir, dans sa maison même, soirée dan-
sante et musicale. Cette soirée devait même précéder la cérémonie
nuptiale à la mairie et à l'église, contrairement à l'usage le plus ordi-
naire, mais ainsi que cela se pratiquait et se pratique encore aujourd'hui
à Avignon.
a On me savait musicien, claveciniste, chanteur et même un peu com-
positeur; en province on est décoré de ce titre pompeux et l'on vous
prend pour un Mozart dès que vous avez produit seulement une
romance. C'était du moins comme cela, dans notre pays, sous le premier
Empire.
« J'oserai même vous dire que, dans cette soirée, j'eus à faire à moi
seul tous les frais du concert. J'y devins tour à tour la basse, le concor-
dant et la taille ; et tout cela^ sans préjudice de mes fonctions de chef
d'orchestre ou d'orchestre même. Toutefois, comme on m'avait invité
aussi à un bal, et qu'évidemment je ne pouvais pas me faire danser moi-
même, on avait eu soin de se procurer deux violons, un violoncelle et
une clarinette; de sorte que j'alternais avec les ménétriers.
« Mais laissons là le concert : le quadrille va commencer.
« Et, en effet, un grand vide s'étant établi au centre du salon, chaque
danseur s'empare d'une danseuse, et sept jeunes couples sont déjà en
place Quelle chance!... sur huit danseuses de bonne volonté, on
m'avait, par discrétion peut-être, laissé la meilleure, mademoiselle Bury!
ii6 LA CHRONIQUE MUSICALE
Je pars vers elle comme un trait d'amour, et voilà le quadrille au complet.
« Dans les petits bals de province, la danse n'est le plus souvent qu'un
prétexte : comme on a toujours quelque chose à dire, on y chuchotte
et l'on y jase plus qu'on n'y danse. Qui sait, dans un duo de cette sorte,
tous les traits que l'on peut avoir à exécuter sotto voce et tout ce que
l'on peut se dire à l'oreille entre une poule et un pantalon, entre un été
et une pastourelle ! Pour moi, qui fus toujours assez jacquart de mon
naturel provençal, je me suis cependant quelquefois trouvé là un peu en
défaut, un peu embarrassé ; mais, cette fois, mon embarras était plus
gauche encore que de coutume, car, que dire à une nouvelle mariée qui
ne l'est pas encore? Faut-il la complimenter sur un bonheur qui n'est
pour elle qu'un problème ? Ce n'est pas même décent ; et puis , en
général, le sexe n'aime pas qu'on lui fasse trop généreusement preuve
d'abnégation.... Or, pendant que la clarinette coquenardait, et que la
musique des pieds lui répondait à peu près en mesure, je me disais à part
moi-même : « Qu'est-ce que je pourrais donc bien lui conter? »
ce Enfin, en dépit de mon embarras, comme il fallait de toute rigueur
rompre le tacet et fermer le point d'orgue, il me vint une singulière idée
en tête : Tout le monde avait complimenté la future, et, comme je ne
veux rien faire comme tout le monde, j'essayai de faire le contraire de
tous en attaquant de travers : Que voulez-vous, je suis fantaisiste! Je
me mis à plaindre ma partenaire, à me plaindre moi-même, en ayant
même l'air de pleurer un peu pour elle et pour moi. Le diable tente quel-
quefois même les moins audacieux! le moyen était tout neuf; il me
plut, je le mis en œuvre et il me réussit au delà de toute ambition, ainsi
que vous allez le voir.
— « Hélas ! ma belle demoiselle ! il est donc vrai que je suis venu trop
tard ! lui dis-je mystérieusement à l'oreille.
— ce Peut-être ! » me répondit-elle,
« Tout ce que ce peut-être eut d'écho retentissant à mon oreille
jamais musique céleste ou chant de séraphin ne seront capables de vous
l'exprimer !...
« Ce fut comme un premier coup d'archet électrique !
« La danse finie, je ne voyais plus que des brouillards au milieu des-
quels resplendissait ce mot magique : Peut-être !
— « Vous avez l'air d'avoir chaud et d'être fatigué, mon cher Blaze ;
voudriez-vous vous désaltérer ? Accepteriez-vous un sorbet ? me dit le
futur de son ton le plus gracieux.
— « Peut-être ! » lui répondis-je machinalement.
te Mais, tout en acceptant ce qu'il m'offrait de si bonne grâce, je ne
CASTIL-BLAZE 117
savais plus ce que je faisais, ce que je disais, ce que je voyais ni ce que
j'entendais.
« Enfin, le bal, le concert, la bouillotte et tous les autres accessoires
de la fêle étant terminés, il fallut se disposer à monter en voiture pour
aller à la mairie. M, le premier adjoint, qui était un des principaux in-
vités, se leva pour donner le signal du départ ; et fouette cocher !
tt Nous sommes à la mairie. Abrégeons quelques détails afin d'arriver
plus vite au fait. L'organe de la loi adresse la parole en ces termes à la
blanche colombe qui s'incline devant lui :
— « Acceptez-vous pour époux M. Jean-Stanislas-Adolphe F ?
— a Non.
« Voyez-vous d'ici le tableau ?
« Mouvement général de surprise! Agitation fébrile parmi les assistants!
Colloques animés, mêlés de gestes d'indignation parmi les parents, qui se
rapprochent comme un seul homme autour de l'indigne future , au
risque de l'étoufîer.
« De son côté, couvert de honte, le prétendu gesticule et semble vou-
loir chercher son chapeau pour se dérober aux regards inquisiteurs des
assistants.
« Moi-même je me demande quel rôle je dois Jouer dans le drame.
a Le trouble et l'agitation sont à leur comble !
« Cependant, comme il faut une fin à tout, même à ce qui n'a point
eu de commencement, on se décide à se retirer, sans avoir pu arracher
de la bouche de la jeune fille autre syllabe que la particule négative.
« Chacun se creusait le cerveau pour pénétrer le mystère d'un chan-
gement si subit. Quelques-uns parmi les parents eurent même la cruelle
pensée de venir me le demander à moi, V auteur... (car j'étais déjà alors
un peu connu dans le public en qualité d'auteur dramatique), et, comme
si je devais être initié à l'intrigue de la pièce, on m'interrogeait sur ce
singulier dénouement.
« Mais... c'était écrit, ou plutôt, on ne devait rien écrire dans cette
soirée on ne peut plus mystérieuse pour tous, même pour moi ; car, il
faut l'avouer, malgré le charmant j?ewif-e/re, j'étais fort loin de m'attendre
à tout ce qui venait de se passer, et surtout à ce qui devait en résulter
plus tard.
« Ai-je besoin de vous faire connaître l'issue des événements qui s'ac-
complirent par suite delà réponse inattendue de mademoiselle Bury ?
Vous l'avez sans doute devinée, bien qu'elle soit sans précédent peut-
être dans les fastes de l'état civil.
« Trois mois après, mademoiselle Bury endossait, pour la deuxième
LA CHRONIQUE MUSICALE
fois de sa vie, la robe nuptiale ; mais cette dernière fois, ce fut la bonne;
sa jolie bouche avait hâte de s'ouvrir pour répondre oui ; et ce oui sacra-
mentel, c'est moi qui devais le recueillir. »
Tel fut le récit du célèbre transformateur musicien. Son mariage
même devait être une traduction ou une transfiguration dont il devait
devenir l'éditeur propriétaire, comme il le devint des meilleures œuvres
musicales.
Voilà Castil-Blaze marié !
C'est ainsi que nous sont venus au monde madame Buloz et M. le
baron de Bury ! Voilà comment trouva le bonheur exceptionnel d'un
excellent mariage celui qui ne voulut jamais rien faire comme le commun
des martyrs !
V
Littérature musicale. — Les Théâtres lyriques' de Paris. — Bernabo. — Prosodie
musicale. — Messe de Rossini.
Les six dernières années de la vie et des travaux de Castil-Blaze furent
réellement utiles à l'art musical et à l'histoire de la littérature lyrique.
Outre les Théâtres lyriques de Paris, comprenant V Académie impé-
riale de musique.iV Opéra-Italien et V Opéra- Comique., livres qui ont
été écrits vers i855, mais dont il ne put livrer à l'impression que les
deux premiers, il avait l'intention de publier aussi le Théâtre- Lyrique.,
dont il traçait les premières pages quand la mort vint le surprendre. La
critique soulevée dans ses derniers ouvrages, notamment celle qui touche
à la parodie, est un monument impérissable, dont les esprits les plus
revêches parmi ses détracteurs doivent lui savoir gré.
Après Molière musicien.^ vers i852, vint, en i856, sa fameuse
brochure sur 'ropéra français : Vérités dures mais utiles., Prélude et
cadence finale de V opéra italien., à Paris., de 1848 à i856, qui suscita
à son auteur une avalanche de petits pamphlets, publics ou particu-
liers, authentiques ou anonymes, dont quelques-uns étaient gros de
plates sottises. Triste et inévitable destin de tous les novateurs qui
veulent se poser en chefs de file devant leurs contemporains et semblent
dire en notes mal sonnantes à leurs oreilles : « Rien de ce que vous
« avez fait jusqu'à ce jour n'était selon les lois de la raison et de l'har-
« monie : voici la seule bonne règle à suivre; c'est moi qui, le premier,
« osai vous l'enseigner : soumettez-vous ! » — Haro! leur crie-t-on de
CASTIL-BLAZE 119
tous côtés en les repoussant dans l'ornière d'où ils veulent sortir de
leur vivant ; et leurs doctrines ne commencent à être un peu goûtées
qu'après qu'ils sont descendus dans la tombe.
Castil-Biaze voulait prouver à nos paroliers^ comme il les appelait,
mais, autrement dit, à nos auteurs dramatiques musiciens chargés d'écrire
les livrets des opéras, que la langue française, aussi bien que la langue
italienne, est susceptible d'être coupée sous la musique d'une manière
tout à fait intelligible et agréable à l'oreille ; et, afin d'ériger le précepte
en exemple, il écrivit lui-même un sujet d'étude : ce modèle à suivre
fut Bernabo,
Bernabo n'était autre chose qu'un bel et bon pastiche en un acte,
pétri dans le moule de cette pièce de Molière dont le titre scabreux ne
peut être prononcé aujourd'hui aux oreilles délicates des dames sans
offusquer les maris. Il y avait là du Gimarosa, du Paisiello, du Fari-
nelli, du Guglielmi, du Salieri, etc., etc. C'était délicieux, mais cela ne
valait rien pour Paris. Cette charmante macédoine où l'on remarquait
aussi des couplets dont la mélodie inédite était d'une excellente facture,
arriva tout exprès pour servir d'auxiliaire à la brochure que nous ve-
nons de citer.
« La langue française, dit l'auteur lui-même dans les quelques lignes
en forme de préface qui précèdent son livret, est un instrument dont nos
paroliers veulent jouer sans en avoir appris la gamme et le doigter. De
là vient l'argot rebutant, l'indéchiffrable charabia que l'on dégoise sur
nos théâtres lyriques. Les mots chantés y sont brisés, fêlés, fracassés,
pulvérisés de telle sorte, les syllabes y frappent si souvent à faux sous les
notes, que l'auditoire ne comprend plus du tout ce que veulent dire les
acteurs. En écrivant par fantaisie la partition de Bernabo^ je ne pensais
qu'à meubler la bibliothèque de l'Académie française d'un ouvrage
qu'elle pourrait opposer aux assassins comme aux détracteurs de notre
idiome. »
J'ai sous les yeux, au moment où je trace ces lignes, quelques lettres
qui me furent écrites par Castil-Blaze à Saint-Quentin, dans le temps
où ses antagonistes les plus acharnés s'efforçaient à combattre la réforme
salutaire, mais gênante, qu'il voulait introduire dans la construction
des vers lyriques. J'extrais quelques passages de l'une d'elles ; ils pour-
ront servir à l'intelligence de la question qui s'agite ici : c'était à l'oc-
casion d'un article assez virulent que M. Baralle, alors rédacteur en chef
de V Univers musical ^ lui avait adressé dans un de ses numéros de juillet
i856, où il renvoyait l'auteur du système nouveau à ses propres écrits.
I20 LA CHRONIQUE MUSICALE
« Ce Baralle, dit-il, a travaillé sur un thème qu'il n'a pas compris :
il a voulu se montrer méchant et s'est enferré. Il sait si peu ce que c'est
que l'accent, qu'il le note à faux. Voyez au bas de la page i lo : des neuf
accents qu'il souligne, huit sont excellents. Le -e est détestable, il ne l'a
pas même remarqué :
Mais I le soir, près / d'elle
il faudrait :
Le I soir^ auprès / d'elle
« En 1824, Je n'avais pas encore trouvé mon système de versification
lyrique. Je ne l'ai mis en pratique exacte et suivie qu'en 1828 pour
Vltalienne à Alger^ Anne de Boulen, Oberon, Fidelio, etc.
« J'étais surpris que les paroliers ne m'eussent rien dit encore ; ma
brochure réclamait vivement ces attaques. Elles sont d'autant plus utiles
qu'elles portent à faux.
« Le 19, jour de mon départ pour Avignon, je rencontrai chez Le-
gouix un dilettante qui lisait et commentait le Baralle en chantant, et
qui disait ce que je viens d'écrire au sujet des neuf accents soulignés.
Vous voyez que tous les Parisiens ne sont pas des cruches. Plusieurs
commencent à me comprendre. Je demanderai l'article de Théodore
Anne, qui sera moins stupide, sans doute. — H y a des sourds qui ne
veulent pas entendre, — S'ils ralentissaient leur feu,' la note, mise sur
la Chanson de Rolland^ est encore un chat, un tigre, que je leur jette
entre les jambes (i).
« Le seul moyen de me battre et de prouver que les Parisiens écrivent
en vers, serait de me montrer une chanson, romance ou cantique fran-
çais dont la musique s'appliquerait juste à tous les couplets. Les stances
en vers de neuf syllabes exceptées : ici la cadence est forcée ; mais aussi
les chansons de ce genre sont-elles très rares, etc., etc. »
J'ai dû m'étendre un peu, avec détails, sur cette question, devenue
depuis de plus en plus brûlante, de la prosodie lyrique. Aujourd'hui,
l'on ne blâme plus, l'on approuve et l'on essaie de mettre en pratique le
système de ce rénovateur trop hardi ou trop cassant^ mais vrai, qui
avait ameuté contre lui la troupe routinière des poètes et des littérateurs.
Il y a une circonstance de la vie artistique de Castil-Blaze et une
(i) Cette Chanson de Rolland est un chœur à quatre voix d'hommes qu'il avait
fait pour le camp de Sathonay (Lyon), où il fut chanté. Il fut chanté aussi, en ma
présence, par la Société chorale d'Arras.
CASTIL-BLAZE 121
partie de ses travaux sur laquelle on a été un peu plus en droit de le
censurer ; ce fut lorsqu'il eut la singulière idée de bâtir une messe sur
les mélodies de Rossini. Et cependant, làencoreonaurait pu l'absoudre,
si l'on avait été appelé, comme nous l'avons été, à entendre l'effet pro-
digieux que produisait cette œuvre monumentale, lorsqu'elle était étu-
diée et exécutée convenablement. Rien n'était saisissant comme l'ensemble
de cette exécution grandiose, pour peu que Ton eût le courage de
dégager son esprit des exigences de la pensée grégorienne.
M. d'Ortigue désapprouva hautement son ami et compatriote d'avoir
osé entreprendre ce travail, qu'il ne considérait pas seulement comme
une simple peccadille, mais comme un véritable crime de lèze-dignité
liturgique et une coupable profanation de l'art. A son point de vue,
d'Ortigue a mille fois raison ; mais les motifs de cette rigidité scholas-
tique s'effacent ou s'amoindrissent en présence des effets réels et du vif
plaisir que l'on éprouve à entendre, majestueusement groupés ensemble,
tous ces chefs-d'œuvre de mélodie que l'on ne peut savourer ailleurs
que séparément.
La musique, nous l'avons dit ailleurs, n'est pas, comme la peinture et
la statuaire, un art fixe et stationnaire pour lequel le temps a imposé
non-seulement des règles et des principes, mais des types et des modèles
immuables. Elle doit, au contraire, toute sa valeur, tout son agrément
et toute sa grâce au libre arbitre de la variété et du changement. Elle est,
au théâtre surtout, comme la mode, une fille légère et folâtre dont les
charmes ne peuvent vieillir sans se rider, veulent se renouveler, se re-
produire et se muhiplier à l'infini. Cela est si vrai, que les grands maîtres,
admirés il y a cinquante ans, sont aujourd'hui mis de côté pour faire
place à d'autres qui, dans un demi-siècle, seront oubliés à leur tour. Or,
si la musique vieillit en perdant de son charme au théâtre, pourquoi ne
vieillirait-elle pas aussi en perdant de sa valeur à l'église? Pourquoi là
seulement prendrait-elle un caractère toujours égal qui ne saurait être
modifié par le temps ?
Mais revenons à notre sujet. Castil-Blaze, comme tous les compo-
siteurs dramatiques, qui, à la fin deleur carrière, cherchent, avant de plier
bagage, à faire amende honorable à l'Église, en quittant le théâtre qui
les fuit et qui devient ainsi pour eux la maison du démon, Castil-Blaze
disons-nous, voulut produire, lui aussi, sa messe ; et cette messe tut
et ne pouvait être qu'une transformation.
Voici, à l'occasion de ce travail^ qui fut à peu près le dernier de notre
critique musicien, une anecdote assez piquante qui eut lieu le 14 mars
i856.
122 LA CHRONIQUE MUSICALE
Quelques années auparavant, Castil-Blaze assistait à l'Opéra italien, à
une répétition de la Donna del Lago^ lorsqu'aux premières mesures du
quintette en la bémol, Crudele sospetto {do, ré, mi) il s'aperçut que la
mélodie s'adaptait parfaitement au qui tollis peccata mundi du Gloria.
Cette découverte, que le hasard avait amenée, le mit en goût, et dès le
lendemain, il mettait la main à l'œuvre pour produire, avec divers
morceaux des meilleurs opéras du même auteur, une messe tout entière
qui fut appelée, très improprement depuis, messe de rossini.
Au bout de quelques mois la partition en était achevée, lorsque, par
une belle journée du printemps de l'année qui venait d'expirer, un
homme, remarquable par son obésité et déjà avancé en âge, l'aborda
soudainement, et, lui frappant sur l'épaule :
— Hola! hein !... vous filez bien fièrement, vous, mon vieux !
— Ah! c'est vous, signor maestro illustrissimo ; excusez-moi : Je
suis myope.
— Eh bien, donnez-moi le bras et promenons nos cent quarante prin-
temps, l'un portant l'autre, au milieu de ces boursiers de l'Opéra; mais,
afin que nous cheminions parmi eux incognito, et qu'on nous prenne
pour deux agioteurs de profession, marchons adagio et parlons sotto
voce. Voyons, dites-moi — vous qui faites toujours quelque chose,
que faites-vous dans ce moment?
— Ce que je fais... moi? oh! vous voulez me flatter aujourd'hui,
signor maestro ! je ne fais pas, moi; mais je fais peut-être mieux, car
je fais tout le contraire : Je défais, je reconstruis, je transfigure, je trans-
forme, je transplante, je transvase, je... »
Et il allait continuer sa kyrielle lorsque la foule des joueurs, devenue
plus compacte, les poussa du boulevard de Gand jusques dans la rue
Lepeletier.
Aux préliminaires de cette conversation, vous avez, lecteurs, sans
doute déjà deviné que l'interlocuteur de Castil-Blaze n'était autre que
l'illustre auteur de Guillaume TelL
ce — Vous me demandez ce que je fais, reprit le grand arrangeur
musicien?
— Oui, je vous le demande ?
— Eh bien, je fais... ou plutôt, je viens de faire....
— Dites, que venez vous de faire?
— Une messe de Rossini.
— Toujours caustique et facétieux! vous n'en démordrez donc jamais?
— Et n'allez pas croire, maestrissimo, que ce soit là chose facile I
essayez plutôt.
CASTIL-BLAZE i23
Parodier un air est déjà assez mal aisé, bien qu'il soit permis de tour-
ner a piacere les paroles nouvelles que l'on ajuste à la musique donnée.
Mais adapter le texte immuable de la messe à des mélodies qu'il faut
conserver dans toute leur pureté, maintenir un parfait accord de senti-
ment, de couleur, d'expression entre les éléments épars que voUs
réunissez; soutenir cet accord au point de faire croire que ces chants
dépaysés ont été' composés pour leurs paroles nouvelles : /zoc opiis^ hic
labor est. C'est ainsi que Gluck arrangea ses opéras français.
— Mais enfin n'importe; cette difficulté, moi, je l'ai vaincue et ma...
votre messe est terminée.
— Ma foi, mon ami, vous êtes vraiment un homme extraordinaire? »
Et les voilà, l'un (Rossini) interpellant en latin, l'autre (Gastil-Blaze)
répondant en italien.
— Voyons, dit le premier, par quoi avez-vous pu représenter le
Credo? Credo in uniim Deum.
— Ecco ridente in cielo...
— C'est en chœur au moins que vous l'avez traité?
— Sans doute; n'était-ce pas sa forme primitive dans Aureliano in
Palmira (il le lui chante).
— Bravo! parfait ! je ne me doutais pas d'avoir fait un Credo si ma-
estueux et si bien prosodie.
— Le Kyrie ?
— Santo imen, chœur religieux d'Otello.
— Christe eleison ?
— Quintette en Canon, de Mose.
— Incarnatus?
— Prière de Ninetta [La ga^^a ladrà).
— Crucifixus ?
— Chœur des ténèbres de Mose,
— Passons du solennel, du triste au gai. Cum sancto spiritu, et vi-
tam venturi seculi? c'est là que les maîtres placent leurs fugues pleines
de vivacité, quelquefois de brillante folie.
— Je me suis emparé des strettes animées des quintetti de Cenerentola,
du final de Semiramide.
— Bien trouvé!
— Permettez que je vous soumette le manuscrit de votre messe.
— Non pas, je la verrai quand elle sera grande. C'est un vrai tour de
force heureusement accompli; je vous réponds du succès ; peut-être vous
fallait-il encore celui-là! «
La conversation s'était tellement animée que Castil-Blaze, sans s'en
124 LA CHRONIQUE MUSICALE
douter, avait passé insensiblement du sotto voce au me^^o forte, du
me^T^o forte au forte piano, et du forte piano au fortissimo; et si bien
que tous les lions, et tous les badauds du boulevard de Gand s'étaient
attroupés autour d'eux, en se disant : « Qu'est-ce que c'est? »
— Ce sont, disait celui-ci, deux joueurs dégommés qui chantent leur
de profundis.
— Ce sont deux actionnaires de M. Mirés, disait celui-là.
— C'est, disait l'autre, un fou et un voleur.
— C'est.... c'est.... c'est.... »
Enfin, Je ne sais pas ce que l'on n'aurait pas dit encore, si l'un des
deux promeneurs, celui qui avait peur des attroupements et des chemins
de fer, n'eût lui-même harangué la foule croissante.
« Eh ! signorifrancesi, ne faites point ici de mauvaises traductions!
« L'État n'est pas en danger, soyez tranquilles. Je suis, moi, ce
stupide musicien qui ne sait plus rien faire ; je ne compte plus; mais ce
vénérable patriarche est Castil-Blaze. Respectez-le; c'est mon second
père ; c'est lui qui m'a traduit en français, en provençal, en latin et m'a
prendre possession de l'Europe. Ce n'est pas tout, le gaillard veut main-
tenant me conduire en paradis. Je m'en alarme peu, car je présume
qu'il n'est pas lui-même très-pressé de se mettre en route. Retirez-
vous donc ; laissez-le passer son chemin, et si, en retour du bon office,
vous ne recevez rien de moi, vous voudrez bien du moins accepter de lui
une messe de Rossini! »
Après la messe dite de Rossini, qui fut brillamment exécutée sous
nos yeux à Saint-Quentin, pendant que l'auteur en dirigeait, de son
côté, une autre exécution à Mormoiron (Vaucluse), il revint une
dernière fois à Paris, rue de Buffault, n" 9, où sentant qu'il s'affai-
blissait de jour en jour et que sa santé s'altérait, il s'efforça de réunir
toutes ses facultés physiques et morales pour mettre la dernière main à
ses œuvres complètes dont il était le propriétaire-éditeur.
Je le trouvai, un matin, plongé dans le travail, en quelque sorte her-
culéen, travail pour lui d'autant plus pénible et lourd qu'il n'avait ja-
mais voulu de secrétaire et n'était aidé par personne. Je vis là, entassés
les uns sur les autres, des restes d'éditions de vingt œuvres divers ; des
quatuors d'instruments à cordes, des trios de basions, des messes, des
opéras, des chœurs, des motets ou cantiques pour le mois de Marie, et
une foule de vieilles romances ou chansonnettes, tant françaises que
provençales dont il s'était, disait-il, rendu coupable dans sa jeunesse,
soit à Avignon, lorsqu'il était clerc dans l'étude de son père, soit à Paris,
GASTIL-BLAZE i25
lorsqu'il étudiait en droit, mais parmi lesquelles Je remarquai le chant des
Thermopyles, la jolie romance du Roi René ^ et, s'il m'était permis
d'en citer encore une, Cou Pata de Juver, chanson trop libre dont je
ne prendrais même pas la liberté de citer seulement le titre, si je n'étais
pas à peu près certain qu'il ne sera pas compris par nos lecteurs français.
Castil-Blaze me fit cadeau du dernier exemplaire qui restait encore de
son Dictionnaire de musique moderne^ portant le millésime de 1821,
que je conserve comme une sorte de relique, quoiqu'il n'ait plus pour
moi que le mérite du souvenir.
Le lendemain de ce jour, j'allai encore voir mon vieil ami et le trouvai
plongé dans les mêmes collectionnements ou défrichements littéraires,
mais beaucoup plus sérieux qu'à l'ordinaire et très fatigué. Je crains de
ne pas pouvoir le finir, me dit-il d'une voix mal assurée », car il redoutait
la mort: la seule pensée lui en faisait horreur, parce qu'il craignait
qu'elle ne vînt le surprendre au milieu d'un travail commencé, et il ne
parlait d'elle que lorsqu'il ne songeait point à son arrivée prochaine .
Par l'article /e, qu'il savait très bien que je comprendrais sans autre
complément de phrase, il voulait désigner son livre intitulé VOpéra^
comique, cette troisième partie essentielle, mais restée inachevée, de
V Histoire des Théâtres lyriques de Paris^ dont il avait publié depuis
peu les deux premières: V Académie Impériale de musique tt V Opéra
Italien^ de 1645 à i852.
Il tenait beaucoup à cet ouvrage, ou plutôt à ces trois livres distincts
de l'opéra en France, qu'il avait accompagnés à grands frais d'un splen-
dide et considérable recueil de musique gravée , contenant tous les
morceaux de chant et de symphonie qui, depuis deux cents ans, s'étaient
rendus célèbres dans ces trois théâtres.
Le texte de ces trois livres, aussi bien que les deux volumes du Molière
musicien^ est rempli de notes ou citations curieuses et d'aperçus histori-
ques très piquants, qui ont une grande valeur pour les littérateurs
spéciaux et sont d'autant plus précieux qu'ils avaient été puisés en grande
partie dans les recueils inédits et peu connus de Beffara. Je lui dis :
« Vous le finirez » et lui serrai encore une fois la main en le quittant. Il
répondit à ce dernier mot par un signe de tête négatif que je compris
trop bien et qui m'arracha une larme.
Ceci se passait vers le milieu de l'année 1857. Je venais de visiter
Lille et la Picardie, où j'avais fait exécuter avec éclat la fameuse Messe
dite de Rossini, et je me proposais de la faire connaître aussi à Nantes,
à Rennes et dans d'autres villes de la Bretagne. Or, j'étais arrivé depuis
environ un mois à Saint-Malo, lorsqu'un jour, le 21 décembre de la
i:6 LA CHRONIQUE MUSICALE
même année, étant allé visiter sur une pointe de roches où il est situé, au
bord de la Manche, le tombeau de Chateaubriand, et m'étant assis sur
la roche couverte de molisse qui l'entoure, j'ouvris un journal de Paris,
où j'eus la douleur de lire les lignes suivantes sous la rubrique du i3 du
même mois :
« Un célèbre critique musicien, l'ancien XXX des Débats et le pre-
« mier introducteur en France des chefs-d'œuvre de Rossini, de Mozart
« et de Weber, qui, pour conserver la liberté de sa plume incisive, dé-
« clina les plus hautes dignités artistiques et littéraires, y compris celle
« de directeur du Conservatoire de Musique de Paris, Castil-Blaze, est
« mort vendredi dernier, 1 1 décembre courant, à l'âge de soixante-treize
« ans. >»
CHARLES SOULLIER.
LES COSTUMES DE THEATRE
DURANT UN SIECLE ET DEMI
CHAPITRE PREMIER
ETTE étude n'a pas pour but de retracer l'historique
complet du costume théâtral depuis l'origine du
théâtre français jusqu'à nos jours, en expliquant
toutes les variations que ces vêtements ont subies
trois siècles durant, ainsi que les circonstances for-
tuites ou tentatires réfléchies qui ont provoqué ces
changements et qui ont amené cette partie de la représentation drama-
tique au point de perfection relative qu'elle comporte aujourd'hui.
Ce serait là un travail de longue haleine qui formerait au moins la
matière d'un gros volume, à l'étudier sous ses aspects principaux avec les
développements et considérations artistiques qu'il devrait renfermer.
Nos soins se sont bornés à recueillir nombre de renseignements
curieux sur une période déterminé et à les grouper le plus clairement
possible, avec les réflexions et détails historiques strictement nécessaires,
de façon à donner une étude bien complète de cette branche importante
de l'art dramatique, pendant un laps de temps assez étendu sur lequel
ont toujours passé trop rapidement les écrivains qui se sont occupés de
cette intéressante question du costume au théâtre. Pour quinze ou vingt,
128 LA CHRONIQUE MUSICALE
au bas mot, qui ont pris cette histoire au milieu du dix-huitième siècle,
c'est-à-dire au moment où Lekain et mademoiselle Clairon , à la
Gomédie-Française, et madame Favart, à la Comédie-Italienne,
apportaient, comme de concert, une première amélioration notable aux
costumes de luxueuse fantaisie Jusqu'alors adoptés et admirés, il ne de
trouve qu'un seul auteur qui consacre mieux qu'une analyse succincte
aux époques antérieures à ce point de départ général (i).
Nos investigations ont porté de préférence sur cette période d'autant
plus curieuse à étudier qu'elle est moins connue, surtout au point de vue
qui nous occupe, et la simple lecture de ces chapitres, détachés en
quelque sorte d'une histoire générale encore à venir, suffira, pensons-
nous, à montrer qu'il y avait beaucoup à dire rien qu'au sujet du
costume sur ces temps reculés. Nous avons pris pour point de départ
l'origine même du théâtre français, et nous avons poursuivi nos recher-
ches à travers les livres et gravures, jusqu'au moment précis où nous
rejoignions les travaux de la plupart des historiens dramatiques, c'est-à-
dire jusqu'au premier tiers du siècle dernier.
La mise en scène des mystères était tantôt splendide, tantôt d'une
pauvreté naïve. Ici, de misérables troupes, dans une petite ville, repré-
sentaient une action religieuse ou dramatique ; un simple échafaud avec
des compartiments étiquetés de diverses façons suffisait à indiquer le
lieu de la scène et remplaçait un décor complet. Là, au contraire, des
acteurs exercés, largement rétribués, représentaient pour de riches cités,
une pièce bien étudiée, pourvue de tous ses décors et accessoires. Mais,
grande que fût la richesse de la mise en scène, les mystères^ se jouant
le plus souvent en plein air, ne constituaient pas ce que nous avons
appelé le théâtre.
Le luxe des jeux théâtraux était alors réservé aux riches seigneurs
qui organisaient des fêtes dans leurs châteaux. Lorsque des troupes de
comédiens commencèrent à donner des représentations publiques, un
ou deux décors faisaient tous les frais du spectacle : ce ne fut guère qu'à
partir de i636 ou Sy, pour les représentations du Cid^ de Corneille, et
de la Sophronisbe, de Mairet, que les comédiens prirent l'habitude
d'avoir un décor approprié à chaque pièce. Mais avant d'arriver aux
théâtres réguliers, il faut parler des magnifiques fêtes dramatiques don-
nées, en ce temps, dans des châteaux seigneuriaux ou à la cour de
(i) Nous voulons parler de rintéi'essant ouvi'age de M. Ludovic Celler : Les
Décors, les Costumes et la Mise en scène au dix-septième siècle.
LES COSTUMES DE THEATRE
129
France, et en particulier du célèbre Ballet de la Reine, dont l'apparition
fut considérée comme une merveille sans exemple dans le passé, sans imi-
tation possible dans l'avenir.
Le Balet comyque de la Royne, de Beaujoyeulx, représenté dans la
salle du Petit-Bourbon, en i58i, aux fêtes du mariage du duc de
Joyeuse, pair de France, avec mademoiselle de Vaudemont, sœur de la
reine, marque la première ébauche du genre qui devint l'opéra et qui est
dû à l'union inégale de la poésie, de la musique, des décorations et de
la danse. Henri IH, voulant honorer les époux par la magnificence de la
fête, prétendit que rien ne fut épargné pour un pareil mariage : riches
habits, festins, mascarades, courses, combats à la barrière, ballets à pied
et à cheval, concerts, tout se succéda si bien que Brantôme lui-même,
quoiqu'il trouve le ballet des Polonais « inimitable, » déclare que les
« noces de M. de Joyeuse ont surpassé toutes les fêtes et cérémonies du
temps. » Le désir de rendre ces noces superbes « ne dépassa pas le désir
d'exécuter ces splendeurs, » et la noblesse « apporta son argent, comme
sa vie, lorsqu'il s'agissait de la couronne. «
Catherine de Médicis voulut s'occuper en personne de la composition
du ballet ; elle envoya donc quérir l'illustre Baltazarini, que le maréchal
de Brissac, gouverneur de Piémont, lui avait adressé d'Italie, avec une
bande choisie de violons, et qu'elle avait bientôt honoré du titre si envié
de son valet de chambre. Insinuant, flatteur, industrieux, le jeune Italien
avait su promptement se concilier les faveurs des grands, et il était
devenu l'organisateur attitré de toutes les fêtes galantes, bals, festins et
mascarades qui se donnaient à la cour si luxueuse et si corrompue des
Valois. Cette fois, il se surpassa et composa sur les indications de la
reine -mère, son mirifique ballet de Circé^ dont il a laissé la description
la plus pompeuse à la postérité.
Le dimanche i5 octobre, la reine donna grand festin au Louvre, et
après le repas, « le ballet de Circé et de ses nymphes, le plus beau, le
mieux ordonné et exécuté qu'aucun auparavant, » comme dit L'Estoile.
Il y aurait fatigue à suivre l'auteur dans le récit de cette représentation,
qui, commencée à dix heures du soir, ne se termina qu'à trois heures
du matin, « sans qu'une telle longueur ennuyast ni depleust aux assis-
tans, tel étoit et si grand le contentement de chacun, » écrit le glorieux
Baltazarini avec un plaisant amour-propre. Il suffira de lui emprunter,
pour le sujet qui nous occupe, le dessin de quelques costumes, en laissant
de côté les merveilles de la mise en scène, grottes de diamants, nuages
pleins d'étoiles lumineuses, treille d'or couverte de raisins , orangers,
grenadiers, pommiers avec leurs fruits en or, argent, soie et plumes.
IX.
i3o LA CHRONIQUE MUSICALE
Circé l'enchanteresse estoit vestue d'une robe d'or, de deux couleurs,
estoffee partout de petites houppes d'or et de soye, et voylee de grands crespes
d'argent et de soye : ses garnitures de teste, col et bras, estans merveilleuse-
ment enrichies de pierreries et perles d'inestimable valeur : en sa main, elle
portoit une verge d'or de cinq pieds, tout ainsi que l'ancienne Circé en usoit,
lorsque, par l'attouchement de cette verge, elle convertissoit les hommes en
bestes et en choses inanimées.
Les Naïades estoyent vestues de toile d'argent, enrichie par dessus de
crespe d'argent et incarnat, qui boliillonnoyent sur les flancs, et tout autour
du corps, et aux bouts partout, de petites houppes d'or et de soye incarnate,
qui donnoit grâce à cette parure. Leurs chefs estoyent parez et ornez de
petits triangles enrichis de diamans, rubis, perles, et autres pierreries exquises
et précieuses, comme estoyent leurs cols et bras garnis de coliers, carquans
et bracelets ; et tous leurs vestemens couverts et estoffez de pierreries, qui
brilloyent et estincelloyent tout ainsi qu'on voit la nuict les estoiles paroistre
au manteau azuré du firmament. Aussi cette parure a esté estimée la plus
superbe, riche et pompeuse, qui se soit jamais veue porter en masquarade.
Mercure estoit accoustré , tout ainsi que le descrivent les poètes, vestu de
satin incarnadin d'Espagne, passementé d'or fort industrieusement, les bro-
dequins dorez, ayant des ailes à ses talons qui signifioyent la légèreté de sa
course : son chef aussi estoit affublé d'un petit chapeau ailé des deux costez,
et doré par tout : son manteau estoit de toile d'or violette : puis en sa main
portoit le caducée, avec lequel jadis il endormit Argus pour le service de
Jupiter.
La déesse Minerve vestue d'une robe de toile d'or, avec son corcelet de
toile d'argent : au milieu duquel et devant et derrière estoit effigiee la teste
effroyable de Méduse faitte d'or bruny : la salade et habillement de teste de
toile d'argent, et enrichi d'une infinité de pierreries et perles d'inestimable
valeur. Sur le derrière du timbre y avoit un pennache embelU de plumes
d'Aigrette. La déesse portoit en la main droite la lance toute dorée, et en la
gauche l'escu et pavois où estoit encore peinte la teste de Gorgone Méduse,
d'or et d'argent bruny.
Le sieur de Savornin représentant Jupiter s'apparut en la nuée vestu d'un
habillement de toile d'or, ses brodequins estoyent de cuir doré, et son man-
teau de satin jaulne, chamarré de franges d'or, double de camelot d'or : por-
tant en une main son sceptre, en l'autre, le foudre effroyable, et en sa teste
une belle couronne, le tout fait d'or bruny. A travers de son corps, il estoit
paré d'une riche escharpe reluisante comme le soleil, pour les perles et pier-
reries dont il estoit couvert, et entre ses iambes une grande aigle d'or bruny.
Même profusion d'or, de soie et de pierreries sur tous les autres cos-
tumes, sur ceux de Pan, du Gentilhomme fugitif, des Tritons et des
Sirènes, de Glaucus et de Thétys, des Vertus et des Dryades : les Satyres
seuls se distinguaient au milieu de ces splendeurs par une .nudité trop
fidèlement copiée d'après l'antique. La pompe inouïe du spectacle, le
luxe féerique des décorations et des costumes cachaient aux yeux d'une
LES COSTUMES DE THEATRE i3i
cour encore sérieusement éprise de la mythologie, ce que cette représen-
tation des intrigues de l'Olympe antique avait de ridicule et de naïf.
L'or, l'argent, les rubis, les diamants, les dentelles répandues à profusion
sur les dieux et sur les hommes, au ciel et sur la terre, éblouissaient les
yeux de la foule émerveillée et l'empêchaient de distinguer les parties
encore informes de ce long poème et les rouages grossiers qui faisaient
mouvoir les plus lourdes machines.
Cette fête fat telle qu'on n'en avait pas vu de mémoire d'homme, et
Beaujoyeulx, dans sa dédicace au roi de France et de Pologne, put dire
à bon droit, avec la suffisance de l'auteur encensé et la finesse d'un cour-
tisan accompli : « ... Mais quant à l'agréable, d'avoir su tempérer cette
martiale inclination, de plaisirs honnêtes, de passe-temps exquis,
de récréation émerveillable en sa variété, inimitable en beauté, incom-
parable en sa délicieuse nouveauté : l'on me pardonnera, si je maintiens
que vous n'avez eu ni prédécesseur, ni aurez (comme je pense) de
successeur (i). »
Ce succès, sans précédent, suscita à Baltazarini maints rivaux brûlant
tous de se mesurer avec lui et d'éclipser en richesse le spectacle des noces
du duc de Joyeuse.
Quinze années plus tard, le 25 février i5g6, Nicolas de Montreux
faisait représenter au château de Nantes, devant le duc de Mercœur,
gouverneur de Bretagne, une pastorale pleine de jeux de scène empruntés
aux Italiens, et dont les décors laissaient loin derrière eux toutes les
splendeurs du Ballet de la Reine, Cette pièce avait pour titre : Arimène ;
elle fut aussitôt imprimée et l'auteur n'oublia pas d'enrichir cette publi-
cation de précieux détails sur la mise en scène.
Il serait fastidieux de raconter en détail ces cinq grands intermèdes
mythologiques : le combat des Dieux et des Titans, l'histoire de Paris
et Hélène, d'Andromède et Persée, d'Argos et lo, d'Orphée aux Enfers,
qui donnèrent lieu à cet étalage sans fin de décors d'une richesse éblouis-
sante. Nous prendrons seulement note des différents costumes qui font
grand honneur à la riche imagination de Montreux et du célèbre astro-
logue Côme Ruggieri, alors retenu prisonnier dans la forteresse de
Nantes, et qui lui fut un aide précieux pour la partie décorative, d'où
dépendait tout le succès.
Ces acteurs étoient habillez à la forme des pasteurs d'Arcadie, tous de satin
de diverses couleurs, enrichiz de clincamp, la panetière de cHncamp, les
(i) Voir, pour plus de détails, le livre de M. Ludovic Celler ; les Origines de
l'Opéra et h Ballet de la Reine. (Un vol. in-i8, chez Didier, 1868.)
i32 LA CHRONIQUE MUSICALE
botines de la couleur de leurs habits, semées de roses de clincamp, leurs
chapeaux de mesme et la houlette argentée en la main, les habits fort cscla-
tants, riches et bien faicts.
Arimène habillée de satin orangé.
Ermange, vieil pasteur, de satin à couleur de feuille morte.
Floridor habillé à la françoise, de satin cramoisi, la cappe de mesme, dou-
blée de clincamp, l'espée dorée et le fourreau de velours cramoisi.
Cloridan habillé de satin blanc.
Circimant habillé de satin noir, à la mode des anciens mages d'Egypte.
Furluquin, serviteur de Floridor, habillé à la harlequine.
Alphize, de satin jaulne paillé, avec un javelot en sa superbe main.
Argence, vieille bergère, de satin gris.
Clorice, bergère, de satin vert.
Assave, le pédant, de noir, en robbe pedantesque.
Aldire, sage pasteur, de tanné.
Orithie, nymphe, de jaulne doré, avec une coiffure poinctue, à la mode
des nymphes.
Comment douter qu'un aussi merveilleux spectacle n'ait pas remporté
un succès bien gagné par tant d'efforts de fantaisie imaginative ? Ces cinq
longs actes et leurs appendices mythologiques qui nous paraîtraient
aujourd'hui d'une insipide monotonie, excitèrent une profonde admira-
tion. L'auteur, du reste, prend soin de l'apprendre aux générations à
venir, par ces modestes paroles qui terminent dignement son récit :
(( Chacun se retira plus ennuyé de la fin que de la longueur de la
chose (i). »
Nos voisins d'Outre-Manche avaient à cette époque des divertisse-
ments analogues : c'étaient les masques, jeux dramatiques en grande
faveur à la cour des souverains d'Angleterre, pendant les seizième et dix-
septième siècles. Le masque anglais était un spectacle d'une pompe extraor-
dinaire et bizarre, un ensemble de musique, de danses, de festins, de
scènes parlées ou mimées par des personnages allégoriques revêtus de
splendides costumes. Suivant la chronique d'Holinsted, l'un des pre-
miers masques aurait été joué sous Henri VIII, en i5io.
Un des plus brillants fut celui composé par Thomas Campion, docteur
médecin, et représenté à White-Hall, le 6 janvier 1 606, au mariage de lord
James Hax, comte de Carlisle, avec lady Anna, fille unique d'Edward,
lord Denny. Dans la description de la scène où se joua ce masque, on
voit qu'il y avait, parmi les décorations, des arbres d'or, des collines, un
(i) Cette représentation solennelle a été décrite d'après le propre récit de Mon-
treux par M. L. Lacour, dans un article publié il y a déjà longtemps à la Revue
française et intitulé : Un opéra ait seizième aiècle.
LES COSTUMES DE THEATRE i 33
bosquet de Flore orné de toutes sortes de fleurs d'où jaillissaient des
rayons de lumière, la maison de la Nuit, dont les noirs piliers étaient
semés d'étoiles d'or, et qui^, à l'intérieur, n'était pleine que de nuages et
d'oiseaux de nuit, etc. Le reste à l'avenant : c'était comme à la cour de
France, un déploiement interminable de splendeurs et de merveilles de
toutes sortes,
Paris allait bientôt pouvoir admirer les magnificences théâtrales de
l'Italie. Mazarin, se souvenant des fêtes auxquelles il avait assisté en
Piémont, manda dans la capitale le machiniste Torelli, avec une troupe
de comédiens, qui montèrent au Petit- Bourbon , en 1 643 , la Finta Pa:{{a,
de Strozzi. C'était l'histoire d'Achille à Scyros, du voyage d'Ulysse et de
Diomède, des amours interrompus de Déïdamie, et du départ d'Achille
pour la guerre de Troie. Ulysse, Diomède et les habitants de Scyros por-
taient d'abord la cuirasse ajustée, la double jupe courte couverte de
lanières, et le manteau drapé sur l'épaule ; mais plus tard, Ulysse s'ima-
gina de changer de costume. Il endossa alors une cuirasse avec une
écharpe en travers comme les gardes des Valois , il eut une triple jupe
découpée, l'épée attachée à l'écharpe, le casque lourdement empanaché.
De son côté, Achille, sous ses atours féminins^ ressemblait à une dame
de la cour de France; il portait la jupe longue, ouverte sur une jupe
plus courte, les manches larges avec dentelles, le corsage à guimpe et
tenait un éventail à la main.
Malgré les murmures chaque jour plus menaçants de ses adversaires
politiques, Mazarin continua de faire représenter des drames lyriques
par les artistes qu'il avait fait venir d'Italie. La Fronde commençait bien
d'agiter Paris, mais les troubles précurseurs des dissensions civiles ne fai-
saient pas trêve aux fêtes théâtrales, et les représentations se succédèrent
à la cour, de 1647 à i65o, sans être interrompues autrement que d'une
façon très passagère au plus fort de la guerre civile, et lorsque la petite
vérole mit en danger les jours du jeune roi.
Les plus curieuses des comédies en musique représentées à cette époque,
sont : le Mariage d'Orphée et d'Eurydice^ ou la grande Journée des
Machines^ et VOrfeo ed Euridice : l'un, amalgame de chant, de danse
et de déclamation, combiné par le sieur Chappoton et représenté en
1640, parla troupe royale; l'autre, avec paroles italiennes et musique
fort importante de Rossi, joué en 1643, dans la salle du Falais-Royal.
Ces deux grandes machines théâtrales brillaient par une mise en scène
riche et compliquée, mais elles ne présentaient aucune particularité sail-
lante dans les costumes qui vont prendre un nouvel essor avec l'Andro-
mède^ de Pierre Corneille.
i34 LA CHRONIQUE MUSICALE
C'est en i65o que cette tragédie mêlée de chants et de danses fut jouée
au théâtre du Petit- Bourbon , avec un grand appareil de mise en scène,
dont on peut se faire ane idée par les gravures des costumes et des dé-
cors conservées à la Bibliothèque nationale. La Galette de France^ du
i8 février i65o, n'hésite pas à déclarer que les Grecs et les Romains sont
surpassés, que les miracles des prêtres .égyptiens ne sont rien en compa-
raison des merveilles ai Andromède. Les «.< méchaniques » de Torelli
plurent tant au public que certains amateurs les retournèrent voir
plusieurs fois de suite. Les costumes n'étaient nullement inférieurs aux
merveilles de la décoration : Vénus et toutes les femmes étaient somp-
tueusement vêtues à la mode du jour, tandis que les hommes portaient,
comme les personnages de Mirame, le riche baudrier, les longs cheveux
bouclés, la cuirasse et le casque à grandes plumes.
Tous les gens de théâtre alors, et ceux qui jouaient la comédie ou
déclamaient la tragédie plus encore que ceux qui chantaient l'opéra,
étaient assez proches parents des comédiens ambulants de Scarron ; tous
menaient gaîment la vie errante et aventureuse des héros du Roman
comique. En quelques mots, nous sommes au fait. Le joyeux auteur,
qui riait et faisait rire les autres pour se distraire de ses souffrances, nous
a bien vite présenté ces véridiques personnages : il les a copiés sur le
vif, eux, leurs habitudes et leurs costumes. C'est l'enfance de l'art, c'est
la Bohême pauvre d'argent , mais riche d'esprit , c'est la commedia
delV arte, venue d'Italie.
a .,, Un jeune homme, aussi pauvre d'habits que riche de mine, mar-
chait à coté de la charrette... Au lieu de chapeau, il n'avait qu'un bonnet
de nuit, entortillé de jarretières de différentes couleurs .. Son pourpoint
était une casaque de grisette, ceinte avec une courroie, laquelle lui servait
aussi à soutenir une épée qui était si longue qu'on ne s'en pouvait aider
adroitement sans fourchette. Il portait des chausses trouées à bas d'atta-
ches, comme celles des comédiens quand ils représentent un héros de
l'antiquité, et il avait, au lieu de souliers, des brodequins à l'antique que
les boues avaient gâté jusqu'à la cheville du pied. » Celui-ci, c'est Le
Destin, le jeune premier, et, comme tel, le mieux nippé de la troupe.
Jugez par là des autres, du bilieux La Rancune, de la gracieuse Angé-
lique ou de la charmante L'Etoile ».
S'agit-il de donner la comédie et de distraire la brillante compagnie
réunie au tripot de la Biche : « Fournissez vos habits, disent les comé-
diens, et nous jouerons avant que la nuit vienne. » M. de la Rappinière,
le rieur de la ville du Mans, offre aussitôt une vieille robe de sa femme à
LES COSTUMES DE THEATRE i35
La Caverne, et la tripotière deux ou trois paires d'habits qu'elle avait en
gage, à Destin et à La Rancune. Tout s'arrange au mieux : Destin fera
Hérode, La Caverne jouera Marianne et Salomé, le vieux La Rancune
tiendra tous les autres rôles.
« Le parti plut à la compagnie, et le diable de la Rappinière, qui
s'avisait toujours de quelque malice, dit qu'il ne fallait point d'autres
habits que ceux de deux jeunes hommes de la ville qui jouaient une partie
dans le tripot, et que mademoiselle de la Caverne, en son habit d'ordi-
naire, pourrait passer pour tout ce qu'on voudrait dans une comédie.
Aussitôt dit, aussitôt fait ; en moins d'un demi-quart d'heure, les comé-
diens eurent bu chacun deux ou trois coups, furent travestis, et l'assem-
blée qui s'était grossie, ayant pris place dans la chambre haute, on vit
derrière un drap sale que l'on leva, le comédien Destin couché sur un
matelas, un corbillon sur la tête, qui lui servait de couronne, se frottant
un peu les yeux comme un homme qui s'éveille, et récitant du ton de
Mondori, le rôle d'Hérode... »
Mondori était né à Orléans ; il fut durant assez longtemps le chef et
l'orateur de la troupe du Marais, où il représentait avec talent les rois
et les empereurs. Ce fut précisément ce personnage d'Hérode dans la
Marianne, de Tristan, qui le conduisit au tombeau. Il mourut en i65 1,
d'une attaque d'apoplexie, causée probablement par les efforts surhumains
qu'il faisait dans ce rôle : l'auteur se glorifia bêtement de ce triste événe-
ment et alla jusqu'à défier ses rivaux de tuer ainsi quelque comédien
sous leurs vers.
Mondori fut le premier à rejeter l'usage de la perruque. « Il était de
taille moyenne, mais bien prise, disent les frères Parfaict ; la mine haute,
le visage agréable et expressif. Il avait de petits cheveux coupés avec les-
quels il jouait tous les rôles de héros, sans avoir jamais voulu mettre de
perruque. » Scarron a donc doublement raison de le citer et de le criti-
quer, car, malgré ses défauts, une déclamation et un jeu outrés,
Mondory était l'acteur le plus en renom du temps — et méritait de l'être.
Bien que cet étalage de parures et de décorations éblouissantes ou dé-
fraîchies ravît toujours la grande masse du public, quelques esprits sensés
étaient déjà frappés de ce que ces travestissements avaient de grotesque,
et les railleries commençaient à percer sous l'enthousiasme général. Sorel
s'en moque spirituellement dans sa Maison des Jeux :
« J'ai vu quelquefois, dit Hermogène, passer à Paris de ces gens-là,
qui n'avoient chacun qu'un habit pour toute sorte de personnages et ne
se déguisoient que par de fausses barbes ou par quelque marque assez
i36 LA CHRONIQUE MUSICALE
faible, selon le personnage qu'ils représentoient ; Apollon et Hercules y
paraissoient en chausse et en pourpoint ; mais pourquoi ne les eût-on pas
habillés à la françoise? N'y a-t-il pas eu un Hercule gaulois? Cet Her-
cule, se voulant faire remarquer, avoit seulement les bras retroussés
comme un cuisinier qui est en faction, et tenoit une petite bûche sur son
épaule pour sa massue, de telle sorte qu'en cet équipage l'on l'eût pris
encore pour un gagne-denier qui demande à fendre du bois. Pour
Apollon, il avoit derrière sa tête une grande plaque jaune prise de quelque
armoirie, pour contrefaire le soleil, et tous les autres dieux n'étoient pas
mieux atournés ; jugez donc ce que ce pouvoit être des mortels... »
Lesage décrit aussi, par la bouche d'un des personnages de Gil-Blas,
le bizarre costume que revêtait alors un roi de tragédie. Scipion, le
secrétaire du tout-puissant seigneur de Santillane, avait été, dans son
enfance, au nombre des marmitons de l'archevêque de Séville. Pages et
domestiques s'avisèrent un jour, pour célébrer l'anniversaire de monsei-
gneur, de représenter une tragi-comédie. Ils choisirent celle des Béna-
rideSj et son jeune âge fit désigner Scipion pour faire le rôle du jeune
roi de Léon enlevé par les Maures. Après de nombreuses répétitions et
bien des préparatifs pour rendre la fête magnifique, — on n'avait rien
épargné, le maître devant payer toute la dépense, — l'archevêque fixa le
jour de la représentation.
ce Le jour venu, continue Scipion, qui raconte ses aventures à son
maître, chaque acteur ne s'occupa que de son habillement. Pour le mien,
il me fut apporté par un tailleur accompagné de notre majordome, qui,
s'étant donné la peine de me répéter mon rôle, se faisait un plaisir de me
voir habiller. Le tailleur me revêtit d'une robe de velours bleu, garnie de
galons et de boutons d'or, avec des manches pendantes, ornées de franges
du même métal ; et le majordome lui-même me posa sur la tête une
couronne de carton, parsemée de quantité de perles fines mêlées parmi
de faux diamants. De plus, ils me mirent une ceinture de soie, couleur
de rose, à fleurs d'argent. Et, à chaque chose dont ils me paraient, il me
semblait qu'ils m'attachaient des ailes pour m'envoler et m'en aller (i). »
Scarron, de son côté, ne manque pas, dans le Virgile travesti, de vêtir
le pieux Enée, au moment le plus délicat du poème, d'un costume
dont il accuse bien les côtés burlesques, mais qui peut donner une idée
assez exacte de la façon dont le héros troyen se serait affublé à cette
époque pour paraître en scène et peindre son amoureux tourment à la
dame de ses pensées.
(i) Histoire de Gil-Blas, liv. x ; chap. x.
LES COSTUMES DE THÉÂTRE - 187
Ce gentil dieu que je vous di^
Pour ne rien faire en étourdi^
Se posa sur une chaumière.
Là, de sa double talonnière
Désembarrassant son talon.,
Il vit faisant le violon
Vis-à-vis de sa violone^
Messire yEneas en personne..
Poudré, frisé, fardé, tondu :
Un riche habit bien étendu,
Augmenioit fort sa bonne mine,
Il étoit de belle étamine,
Le manteau de drap de Sidon,
Présent de la dame Didon.
Comme cette reine amoureuse
Étoit une grande coiiseuse,
Elle avoit fort adroitement
Chamarré d'un beau passement
Et parsemé de points d'aiguille,
Autant r habit que la mandille.
ADOLPHE JULLIEN.
(La suite prochainement.)
ÉCOLE DE MUSIQ_UE RELIGIEUSE
PALMARÈS POUR l'aNNKE iSyS
A distribution des prix de l'Ecole de musique reli-
gieuse, dirigée par M. Gustave Lefèvre, a eu lieu
mardi 27 juillet, sous la présidence de M. Deville,
délégué du ministre de l'instruction publique et des
cultes, assisté du directeur, des professeurs et du
comité des études.
Le directeur a rendu compte des travaux de l'année et on a procédé à
la distribution des prix.
Voici le nom des lauréats pour les études musicales :
SOLFÈGE. — 3'^ division. — Pas de nomination.
2" division. — Prix ex œquo : Joseph Rigoud, Paul Combes ; i^"" ac-
cessit ex œquo : Victor Linglin, Baichère ; 2^ accessit ex œquo : Albert
Gougelet, Charles Martin; mention honorable, Gabriel Boidin.
i" division. — i®'' prix : Désiré Létang; 2^ prix : Philippe Bellenot.
HARMONIE PRATIQUE. — Prix : Casimir Baille; accessit, Désiré Létang.
harmonie écrite. — 2° division. — Prix : Henri Lenormand ; ac-
cessit, Victor Linglin ; mention, A. Gougelet; Paul Combes.
i'"'^ division. — Rappel du prix : Charles Bresselle. 1'='' prix : Désiré
Létang; accessit, François Fimbel.
FUGUE. — Pas de concurrent.
CONTRE-POINT. — Mcntiou : Désiré Létang. (C'est la plus haute ré-
compense).
composition MUSICALE. — i*^'' PRi)( , fondé par S. Exc. le ministre de
l'instruction publique^ des cultes et des beaux arts : Pas de prix. Mention
très honorable. Casimir Baille.
PIANO. — 4*^ division. — Prix d'encouragement: Louis Josset.
ECOLE DE MUSIQUE RELIGIEUSE
iSg
3" division. — Prix : Charles Hétuin ; accessit^ Louis Gabry, Paul
Guthmann.
2*^ division. — i^'" prik ex œquo: Charles Dunster, Joseph Rigaud ;
2^ PRIX : Albert Gougelet; i^'' accessit, J. Erb; 2^ accessit, Victor Linglin ;
3° accessit, Joseph Baichère.
i''" division. — i^'' prix: Casimir Baille; 2" prix: Gustave Meyer ;
!<"■ accessit, Philippe Bellenot; 2'^ accessit, Henri Boncourt.
PLAIN-CHANT ECRIT ET ACCOMPAGNÉ. 1 '^'' PRIX fondé par S. ExC. le
ministre de l'instruction publique, des cultes et des beaux-arts : Rappel
du i""^ PRIX de 1874, Gabriel Boidin.
i'^'' prix: Désiré Létang; 2'^ prix: Charles Bresselle ; i" accessit,
François Fimbel; 2« accessit, Victor Linglin ; mention honorable, Al-
bert Gougelet, Paul Combes.
orgue. — 2^ division. — i^'" prix ex œqiio : Joseph Rigaud, Charles
Dunster; 2^ prix: Gustave Mayer; i"" accessit, H. Boncourt; 2^ ac-
cessit ex œquo : Emile Bettinger, Jérôme Gross; mention, Paul Combes.
i"'^ division. — 1'"' prix fondé par S. Exe. le ministre de l'instruction
publique, des cultes et des beaux-arts: Casimir Baille ; 3"^ prix ex œquo
Philippe Bellenot, Charles Martin ; accessit, Henri Boncourt.
Prix d'honneur donné par le Directeur à l'élève désigné par ses con-
disciples comme ayant eu pendant toute l'année une bonne conduite, de
bons et fraternels rapports avec tous, et dont le travail a toujours été
méritoire.
Ex œquo: Alphonse Dornbirrer, Henri Boncourt.
VARIA
Cor'respondatice. — Faits divers. — 'ÎNjinj^elles.
FAITS DIVERS
A présentation du budget des théâtres à l'Assemblée na-
tionale n'a donné lieu à aucun discours. 11 a été voté
jeudi dernier sans opposition. Les subventions sont donc
ce qu'elles étaient l'année dernière :
L'Opéra 800,000 fr.
Le Théâtre-Français , . . 240,000 Ir,
L'Opéra-Comique 140,000 fr.
L'Odéon. 60,000 fr.
Le Théâtre-Lyrique 100,000 fr.
Il faut ajouter à cette dernière subvention 95,000 francs qui restent sur les
100,000 votés l'an dernier.
La question du droit des pauvres n'a pas été portée à la tribune. Dans une
séance tenue l'avant-veille, les directeurs des théâtres délégués avaient de-
mandé l'adoption de l'amendement de MM. Raoul Duval et Ganivet, dont
nous avons donné le texte dans notre précédent numéro.
La sous-commission, par l'organe de son rapporteur M. le comte d'Osmoy,
n'a pu que promettre d'étudier à fond la question et de soumettre les résul-
tats de cet examen à l'Assemblée pour le prochain budget. Prenant acte de
cette promesse, MM. Duval et Ganivet ont retiré leur amendement. — Au
cours de la séance publique d.e jeudi, M. le comte d'Osmoy a déposé une de-
mande de crédit supplémentaire (6,000 francs) pour payer les frais du procès
que rOpéra-Comique a soutenu à propos de son foyer.
— Les compositeurs de musique, désirant remercier M. d'Osmoy de la
campagne par lui ouverte en faveur du Théâtre-Lyrique, viennent de lui
adresser la lettre suivante :
« A Monsieur le comte d'Osmoy, rapporteur de la sous-commission des
beaux-arts près la commission du budget.
« Monsieur le comte,
« Nous vous remercions bien vivement de la chaleur avec laquelle vous
avez défendu le principe du Théâtre-Lyrique, en même temps que les inté-
rêts des compositeurs français, devant la commission du budget et devant la
VARIA 14T
commission consultative des théâtres. Grâce à vous, monsieur le comte, nous
allons enfin rentrer en possession de ce théâtre producteur qui s'appelle le
Théâtre-Lyrique, Vous avez bien voulu faire droit à nos demandes, et vous
avez pu faire agréer aux deux commissions, ainsi qu'à M. le ministre, les
vœux que nous avions formés.
« Nous venons vous prier, monsieur le comte, d'agréer l'expression de
toute notre gratitude et l'assurance de notre profond respect.
« En l'absence de M. Vaucorbeil, président, ont signé :
« Edmond Membrée, Victorin Joncières, vice-présidents ; Samuel
David, secrétaire; J.-B. Wekerlin, bibliothécaire archiviste;
Th. Dubois, Gastinel, Guillot de Sainbris, de Lajarte, Ch.
Lamoureux, Ortolan, Verrimst, d'Ingrande, membres du
comité. «
— On a procédé, dans la salle ordinaire des criées, au Tribunal de Com-
merce, à la vente aux enchères publiques des terrains de l'ancien Opéra,
divisés en 14 lots ;
Le lei- lot (449 mètres 16 cent.j a été adjugé à M. Lehideux, banquier,
pour la somme de 294,000
Le 2" lot ( 281 mètres 83 cent.) à M. Dumont 290, 100
3«lot (488 mètres) à M. Pasquet, pour 337,100
Le I le lot ( 379 mètres 5o cent. ) à M. Massion, pour le compte
de la Société de crédit général français 209,100
Le 12^ lot (457 mètres 28 cent.) au même 3o7,ioo
Le i3e lot (451 métrer 5o cent.) à M. Goguet 262,100
Total 1,699,500
Les 4«, 5", b", 7«, 8«, 9«, io« et 14^ lots n'ayant pas trouvé d'acquéreurs aux
prix demandés, la date de la deuxième vente sera ultérieurement fixée.
— L'administration de l'Opéra a versé à la souscription pour les inondés
28,602 fr. 40, produit net de la représentation du 3 juillet. L'Assistance pu-
blique a fait abandon du droit des pauvres, soit 3,225 fr. 43, et la Société des
auteurs et compositeurs dramatiques a renoncé également à ses droits, 2,297
fr. 98.
— Nous insérons avec empressement la lettre suivante que vient de nous
adresser M Danbé, l'excellent chef d'orchestre, fondateur des concerts si
connus, en ce moment directeur du Casino de Néris :
« Cher monsieur,
« Au moment où tous les artistes tiennent à honneur de venir en aide aux
malheureuses victimes des inondations, je vous-serai reconnaissant d'infor-
mer vos lecteurs que le Casino de Néris, dont j'ai la direction, a récolté, tant
par la représentation que par la quête, une somme de trois mille francs
exempte de tous frais.
« Permettez-moi de vous citer les noms des excellents artistes qui y ont
142
LA CHRONIQUE MUSICALE
pris part avec le plus grand dévouement; ce sont : mesdemoiselles C. Girard
et Morand, MM. L. Fugère, Emile Bourgeois, AbeJ Moisson, Victor Sureau et
« Votre bien dévoué,
« J. Danbé. »
— Le buste de Beethoven, œuvre de M. Vidal, remarquée au Salon de iSyS,
a été acheté pour le nouvel Opéra par l'administration des Beaux-Arts.
— On parle d'un opéra en trois actes de M. Litolff, poème de M. Brésil,
titre : la Mandragore. Cette œuvre serait représentée pour la première
fois au théâtre des Galeries- Saint-Hubert de Bruxelles. Décidément la Bel-
gique veut nous disputer nos premières représentations lyriques.
Les Associations des artistes dramatiques et des artistes musiciens
fondées par le baron Taylor, viennent de publier leur annuaire iSyS qui
témoigne de la puissance de l'épargne la plus modeste bien dirigée. L'Asso-
ciation des artistes dramatiques est arrivée à posséder aujourd'hui 85, 000 fr.
de rente. Elle vient de liquider cette année 24 pensions. En voici l'intéressant
tableau :
A partir du i^" janvier 1875.
Sociétaire de
âge
années de service
Mme Déjazet (Virginie)
1840
77
65
Paris
5 00 »
j^me Wagner Adalbert,
1810
61
23
Paris
3 00 »
M. Grafetot,
1840
62
40
Montauban5oo »
M. Peupin,
1841
63
41
Paris
5 00 »
Mme Hébert Massy,
1841
60
'37
Toulouse
5 00 »
M. Aimé Gibert,
1842
66
41
Paris
5 00 «
M. Desandre (Théodore)
1842
65
38
Bisandol.
5 00 »
M. Joliet (Léon),
1S42
63
3o
Paris
5 00 »
M. Cabot (Charles)
1842
68
43
Paris
5 00 »
M. André (Jérôme),
184.2
64
23
Sèvres
5oo »
M. Birré (Armand)
1842
65
48
Bordeaux
5 00 »
Mme Viverge (Jeanne),
1842
64
37
Nice
5 00 »
M. Camoin,
1842
72
20
Marseille
5 00 »
M. Victor Delmary,
1842
64
39
Vassy
5 00 »
M. Barbier-Beaumont,
1842
64
32
Paris
5 00 »
M. Godin,
1842
67
40
Paris
5oo >
A
partir du i«
juillet
1875.
Sociétaire de
àgc
années de service
M. Duprez,
1840
61
25
Paris
400 »
M. Lesbros,
1840
65
45
Marseille
5 00 »
M. Berthier,
1842
62
43
Paris
5 00 »
M. Wable,
1842
68
53
Bordeaux
3oo »
M. Kelm (Joseph),
1842
70
44
Paris
5oo »
M. Prilleux,
1843
60
37
Triel
5oo »
M. Billiard-Réal,
1843
61
43
Paris
5 00 »
M"« Séfélie Lemaire,
1843
68
3o
Paris
5oo »
VARIA 143
L'Association des artistes musiciens est moins riche. Toutefois, elle
comptait, au 3i décembre 1874, 52,985 fr.de rente, et voici quelques chiiTres
qui prouvent tout le bien fait aux sociétaires par cette institution toute
paternelle.
RÉSUMÉ SUR LES PENSIONS ET SECOURS AU I '^■' JANVIER iSjS.
92 Pensions à 3oo , • 27,600
63 Pensions à 200 , . . . . 12,600
21 Pensions à 180 3,780
8 Pensions temporaires à des orphelins. . • . . . m 140
184 Pensions à servir en 1875. Total. . . ..... 45,120
En secours mutuels 6,012
Total, ...... 5i.i3^
LAssociation a créé, en i853, au i'^'^ janvier 1875, tant en pensions
éteintes qu'en pensions actives, de droit et de secours, 425 pensions,
ayant coûté, avec les secours éventuels pendant la même période la somme
de 732,279 fr. 23
De plus, elle a payé en frais judiciaires, inhumations
et dépenses de pharmacie iQiS'Q 74
Total 752,098 fr. 97
Le nombre des pensions de droit créées du i^ juillet 1868 (date de la pre-
mière création) au !<=' janvier 1875, est de deux cent quinze.
NOUVELLES
ARis. Opéra. — Mademoiselle d'Obigny-Derval, la fille du régisseur
^,'. du Gymnase, vient d'être engagée par M. Halanzier. On annonce
j-^.i^ aussi l'enga.^ement de la ballerine mademoiselle Anna Buisseret.
— Mademoiselle de Reszké vient de signer un engagement de trois ans*
Ses appointements sont portés au chiffre de 35, 000 francs pour la première
année, 45,000 fr. pour la seconde, et 60,000 fr, pour la troisième, avec trois
mois de congé par an.
— Par suite de la double indisposition de mesdemoiselles Bloch et Daram,
le rôle de la reine d'Hamlet a été chanté par mademoiselle Mauduit, et celui
de la reine des Huguenots, par mademoiselle Moisset.
— Les décors de Faust sont prêts. Mais mademoiselle Baux, qui doit faire
ses débuts dans le rôle de Marguerite, étant enrhumée, la reprise de cet opéra
a été retardée. M. Gailhard prend son congé aujourd'hui, Faure ne rentrera
que le i5 septembre ; c'est probablement M. Bataille qui chantera Mephis-
tophélès.
144
LA CHRONIQUE MUS.ICALE
— On reparle aussi de Robert le Diable. Mademoiselle de Reszké y chante-
rait successivement Isabelle et Alice.
— Le Comte Ory revient aussi à l'ordre du jour. C'est toujours le ténor
Vergnet qui est désigné pour chanter l'opéra de Rossini.
— Mademoiselle Sangalli a quitté Paris. Elle reviendra au mois de février
prochain pour créer le nouveau ballet Silvia de M. Léo Delibes.
Théâtre-Lyrique. — Comme nous l'avions fait pressentir, c'est M. Arsène
Houssaye qui est nommé directeur du Théâtre- Lyrique; mais cette nomi-
nation n'a pas encore paru au Journal officiel.
Opéra-Comique. — La réouverture de ce théâtre se fera avec la Clef d'or
de M. Eugène Gautier.
Les artistes de l'Opéra-Comique, qui ont donné en société quelques repré-
sentations, à Enghien, vont partir pour le Havre.
Variétés. — Réouverture aujourd'hui avec le Manoir de Pictordu, musique
de M. Serpette.
— Le 4 de ce mois, madame Peschard et M. Edouard Georges ont com-
mencé leur tournée artistique, en créant, à Cabourg, un opéra comique en
un acte. Au port^ paroles de MM. J. Ruelle et Escudier, musique de M. Rey.
Pour l'article Varia :
Le Secrétaire de la Rédaction,
O. LE TRIOUX.
rropriétaire-Gérant : Q^^THUli HEULHQ^J'K^',
l^aris — Alcan-Lévy, imprimeurbreveté, rue de Latayette, 6i,
(p LQéCH'KO^lQPE mUSlCoALE
LES
CONCOURS DU CONSERVATOIRE
es concours du Conservatoire m'ont paru cette
année, pour les classes vocales comme pour les
classes instrumentales, présenter ce qu'on peut
appeler une bonne moyenne; Je les ai trouvés
plus solides que brillants, et s'ils n'ont point
mis en relief, comme cela arrive parfois, quel-
ques personnalités accusées, ils ont témoigné
en faveur du niveau général des études, qui
semble très satisfaisant. Le public n'a pas eu
l'ennui d'entendre, comme il se trouve trop souvent, des médiocrités
lamentables, et, à bien peu d'exceptions près, on peut dire que tous les
élèves présentés étaient vraiment dignes de concourir, et qu'aucun ne
faisait tache sur l'ensemble. D'ailleurs, en raison même de cette bonne
IX. lo
146 LA CHRONIQUE MUSICALE
moyenne dont on a pu se rendre compte, il est permis de croire que les
élèves qui ont pris part aux épreuves de cette année et que nous retrou-
verons dans un an, seront tout à fait formés, et que les prochains concours
nous offriront un certain nombre de sujets excellents.
Quelques observations peuvent ne pas être inutiles, avant d'entamer
le compte-rendu détaillé de ces séances intéressantes. Tout d'abord, il
est juste de remarquer que, en ce qui concerne les classes vocales, le
choix des morceaux est beaucoup meilleur^ généralement, qu'il ne l'était
naguère. Ainsi, l'on peut constater avec plaisir que dans le concours de
chant proprement dit, la musique de Verdi, si fort en honneur il y a
quelques années, au grand détriment du style et du goût, a fait place à
des œuvres plus saines, d'un caractère plus noble, plus pur et plus élevé.
Les élèves chanteurs nous ont offert cette fois des airs de Joseph^ du
Siège de Corinthe^ de Sémiramis^ à'' Orphée^ du Pardon de Ploërmel,
des Huguenots^ de Faust, du Prophète, du Freischût^, d^Oberon, de
la Dame blanche, et personne ne contestera sans doute que ceci ne soit
meilleur, au point de vue du vrai style musical, que des airs de la Tra-
viata, du Trovatore, ou de Rigoletto (ici, je ne critique pas la valeur
des œuvres; j'insiste simplement sur leur caractère relatif). La même
observation est applicable, à peu de chose près, aux concours d'opéra et
d'opéra comique, et il me semble qu'il en faut féliciter tout à la fois la
direction du Conservatoire, les professeurs et les élèves.
Par contre, je m'étonnerai qu'on s'obstine à choisir, pour les concours
de piano, des morceaux pris dans les œuvres de Chopin. Chopin était
assurément un grand maître, mais c'est un musicien absolument roman-
tique, et il me semble que le Conservatoire doit être avant tout le gardien
jaloux, fidèle et vigilant des grandes traditions classiques. En tout état
de cause, le choix de cette musique ne peut manquer d'être fâcheux à
beaucoup d'égards. Cette année, par exemple, on avait adopté le grand
concerto en mi mineur de Chopin pour le concours des classes féminines.
Eh bien, je me demande comment routes ces infortunées jeunes filles
auraient pu s'y prendre pour déployer, dans ce morceau diabolique,
autre chose que des qualités de virtuosité. Or, si le mécanisme est une
des conditions premières d'une bonne exécution^ je suis d'avis qu'un
style pur et quelque sentiment passionné ne sont pas tout à fait nuisibles
à la valeur d'un artiste. Mais il se trouve justement que le concerto en
question se compose uniquement d'un interminable déluge de notes,
d'une foule de traits qui se succèdent sans la moindre interruption, et
qu'il est impossible à l'être le mieux doué au point de vue de la passion
d'y faire preuve de quelque sentiment ou de quelque tendresse, de mon^
LES CONCOURS DU CONSERVATOIRE 147
trer autre chose que l'agilité prestigieuse de ses doigts. D'autre part, et
en ce qui concerne le style, voici ce qui arrive infailliblement : ou l'élève
a le sentiment du style particulier à Chopin, et alors il voudra exécuter
l'œuvre comme elle doit l'être^ avec des altérations de mouvement inces-
santes, avec des libertés énormes dans l'interprétation; il aura alors le
style de Chopin, et non le vrai style musical : — ou bien il jouera la note
telle qu'elle est écrite, dans un mouvement sec et régulier, sans se per-
mettre aucune licence, aucune infraction à la mesure, et alors il jouera
le morceau dans un style qui se rapprochera du style classique, mais
qui sera la négation même de celui de Chopin. Il n'y a pas à sortir de
là, et cela est si vrai que j'ai vu des élèves intelligentes, qui avaient voulu
étudier le concerto comme elles le comprenaient, c'est-à-dire intelligem-
ment, et que leurs professeurs ont dû rappeler à la raison, sous ce pré-
texte qu'au Conservatoire la musique de Chopin ne doit pas se jouer
comme il la faut jouer ailleurs. J'en reviens donc à mon dire, et je trouve
que le comité des études a grand tort de choisir de tels morceaux de
concours. La bonne musique de piano, Dieu merci, n'est pas rare dans
l'ordre classique, puisque les plus grands maîtres ont prodigué les chefs-
d'œuvre pour cet instrument. Qu'on s'en tienne donc à Beethoven, à
Mozart, à Hummel, à Moschelès, à Weber, à Dussek, à Clementi, et
tout sera beaucoup mieux.
Ceci dit, nous allons entrer dans l'examen raisonné des concours.
Les épreuves vocales ont mis en présence trente-deux élèves des deux
sexes, dont quatorze hommes et dix-huit femmes. De ces trente-deux
jeunes gens, qui tous ont pris part au concours de chant proprement dit,
quatorze (sept pour chaque sexe) se sont montrés dans le concours
d'opéra comique; huit (quatre de chaque côté) dans celui d'opéra, et dix
se sont abstenus sous ce rapport. Parmi les hommes, nous trouvons
d'abord M. Couturier, qui a obtenu les deux premiers prix de chant et
d'opéra en chantant le bel air d'Hoël du Pardon de Ploërmel et en
.jouant la grande scène des cartes de Charles VI. Elève de M. Roger,
M. Couturier possède une belle voix de baryton chaude et vibrante, juste
et étendue ; il phrase avec intelligence, il a de la verve et de l'ampleur,
et fait preuve de sentiment. 11 devra, par exemple, se défier d'un chevro-
tement précoce, et travailler encore à assouplir sa vocalisation. Quant
aux qualités du comédien, il a encore à faire pour les acquérir. Néan-
moins, ce jeune homme, qui n'est âgé que de vingt-et-un ans, paraît
avoir un bel avenir devant lui. — M. Caisso, qui est élève de M. Ro-
main Bussine pour le chant, a dit avec un goût véritable, mais avec
148 LA CHRONIQUE MQSICALE
une voix bien ténue, l'air de l'Orphée de Gluck : J'ai perdu mon Eury-
dice; le ténor voilé de M. Caisso est malheureusement sans accent et
sans portée, sans couleur comme sans caractère. Cependant le jury lui a
décerné un second prix de chant, et deux jours après un second prix
d'opéra comique pour la façon toute aimable dont il a joué une scène du
Tableau parlant^ après avoir fort bien donné la réplique à quelques-uns
de ses camarades, dans des fragments de V Eclair^ du Caïd et des Diamants
de la Couronne. — M. Queulain, qui a obtenu un premier accessit de
chant, un premier accessit d'opéra et un second prix d'opéra comique,
fera un excellent sujet scénique^ en dépit de sa taille un peu exiguë. Ce
jeune homme est doué d'un beau baryton grave, corsé et caractérisé,
bien timbré et d'une bonne étendue. Comme chanteur, il a de l'allure
dans la phrase, de la chaleur dans le débit, de l'accent, de la facilité,
presque du style, de la grandeur et de la vaillance. Il a chanté en artiste,
de façon à faire honneur à son maître, M. Grosset,le grand air du Siège
de Corinthe, dont il a merveilleusement exécuté les vocalises. Pour son
concours d'opéra, il a joué une scène de Faust ^ et pour l'opéra comique,
une scène du Toréador^ en y montrant beaucoup d'intelligence et un
bon sentiment scénique ; si l'on ajoute à cela la façon charmante dont il
a chanté, dans une réplique, la partie de FalstafF dans le trio du premier
acte du Songe d'une nuit d'été, on ne sera pas étonné de son succès. Si
M. Queulain continue de travailler, il pourrait bien être le lion des
prochains concours.
M. Maire, qui a obtenu un second accessit de chant, me paraît avoir
l'étoffe d'un artiste à venir. Sa voix de ténor est d'un joli timbre, cares-
sante et très juste ; elle est conduite avec goût, avec élégance, avec
sobriété; enfin, le chanteur articule très bien, et trouve des nuances
d'un effet charmant. — M. Collin, un bon musicien, qui est premier
piston à rOpéra-Comique, et qui ne demanderait pas mieux que de
monter de l'orchestre sur la scène, s'est vu décerner un second accessit de
chant et un premier accessit d'opéra comique. Son baryton léger, gra-
cieux et velouté, est dirigé non sans grâce, mais d'une façon encore
inexpérimentée. M. Collin, qui a beaucoup à travailler encore, mais qui
a d'heureuses dispositions, a gentiment dit une scène du Maître de cha-
pelle. — M. Demasy s'est fait attribuer un premier accessit de chant en
faisant entendre l'air des tombeaux de Lucie. Une voix de ténor qui ne
manque ni de force ni de chaleur, un accent dramatique très intense,
plus de passion que de correction, une articulation pâteuse, tels sont les
qualités et les défauts de ce jeune homme, en qui d'ailleurs paraît résider
le tempérament d'un artiste, — Peut-être n'en dirai-je pas autant de
LES CONCOURS DU CONSERVATOIRE 149
M. Gally, malgré le second prix d'opéra que le jury a cru devoir lui
décerner. M. Gally possède une basse chantante superbe, ronde et puis-
sante, sonore et juste, mais [il ne sait ni chanter ni phraser; ii pousse à
tort et à travers, et ne connaît pas plus les éléments de l'art du chanteur
que du comédien.
Parmi les élèves non couronnés je citerai M. Daydon, un baryton
grave, qui ne manque ni d'intelligence ni de quelque style, mais qui ne
sait pas vocaliser, et dont la voix, encore mal posée, sort parfois de la
gorge; M. Maris, qui est bien novice comme chanteur, mais qui, dans
le concours d'opéra comique, n'a pas mal dit la scène du tambour-major
du Caïd, quoiqu'en forçant les effets plus que de raison; — enfin,
M. Roques, qui me semble avoir été oublié à tort par le jury, car sa
voix de baryton, franche et corsée, n'est pas mal posée; il articule avec
netteté, et ne manque ni de facilité ni de goût.
Du côté des femmes, le sujet le plus remarquable est assurément ma-
demoiselle Vergin, qui, à côté d'un simple premier accessit de chant, a ob-
tenu les deux seuls premiers prix d'opéra et d'opéra-comique. En ce qui
concerne son concours de chant, qu'elle a passé avec le grand air de Sémi-
ramiSy voici les notos que je retrouve sur mon calepin, relativement à
mademoiselle Vergin : «Vraie nature d'artiste; du goût, du style, du
sentiment musical, bon phrasé, de jolies nuances; vocalisation quelque-
fois bonne, mais qui a besoin d'être encore travaillée ; en somme, très
bonnes qualités, mais qui devront être perfectionnées. » Si je ne me suis
pas abusé sur la valeur de l'artiste, il me semble que cela méritait mieux
qu'un premier accessit. Pour ce qui est du concours d'opéra, où made-
moiselle Vergin s'est montrée dans le second acte à'Hamlet, voici encore
ce que disent mes notes : «Bien en scène; de la passion, de la tendresse,
du goût, de jolies nuances et des détails charmants dans le chant ; arti-
culation excellente ; il y a là de l'intelligence, et il y aura du talent ;
mais, d'ailleurs étendue, la voix, excellente pour l'opéra comique, sera-
t-elle suffisante pour l'opéra ?» Je crois qu'en effet mademoiselle Vergin
sera mieux placée dans l'opéra comique que dans le drame lyrique ;
mais pour cela il lui faudra apprendre à dire le dialogue et à modérer
ses gestes, car ces deux défauts ont été saillants dans la scène qu'elle a
dite du Songe d'une nuit d'été ; elle n'en a pas moins bien chanté le duo
avec Olivia, la chanson de Richard, où elle a montré de la crânerie et de
l'élégance, et le trio. En résumé, je crois que mademoiselle Vergin a tout
ce qu'il faut pour faire une grande artiste, à la condition qu'elle ne croie
pas l'être déjà.
i5o LA CHRONIQUE MUSICALE
A côté d'elle, nous avons vu une Jeune fille charmante et tout à fait
bien douée, mais dans un ordre secondaire. Mademoiselle Bilbaut-
Vauchelet a les qualités requises pour faire une adorable Dugazon, mais sa
voix, comme son physique, lui interdira l'emploi des chanteuses légères.
Élégante et mignonne, gracieuse et jolie, mademoiselle Bilbaut-Vau-
chelet, dont la physionomie enjouée rappelle les types Louis XV les plus
heureuXj semble un pastel de Latour descendu de son cadre. Cette jeune
personne, très souffrante, paraît-il^ le jour du concours, n'a point semblé
tellement supérieure qu'on n'ait été un peu étonné de lui voir attribuer
l'unique premier prix de chant. Mais le jury a dû tenir compte de son
indisposition, et il savait d'ailleurs à qui il avait affaire. Mademoiselle
Bilbaut-Vauchelet est une excellente musicienne, qui, à l'âge de neuf
ans, brillait dans les concerts en jouant du violon, qui joue aujourd'hui
fort bien du piano, qui vient d'obtenir une première médaille de solfège,
et qui, enfin, est beaucoup supérieure^ comme chanteuse, à ce que nous
l'avons vue le jour da concours. Sa voix, d'ailleurs, est bonne, quoique
un peu faible : elle a de l'agilité, et elle bat le trille avec une précision
que nous n'avons retrouvée dans aucune autre élève. Après avoir été
une première fois couronnée, mademoiselle Bilbaut-Vauchelet a obtenu
un second prix d'opéra comique en disant d'une façon charmante, avec
grâce, avec esprit, avec aisance, avec gentillesse, une scène du Tableau
parlant; j'ajouterai qu'elle avait donné deux excellentes répliques dans
V Eclair et dans le Maître de chapelle.
L'air admirable de Marguerite des Huguenots^ l'un des plus beaux à
coup sûr qui existent dans le style orné, après avoir valu le premier
prix de chant à mademoiselle Vauchelet, a valu les deux seconds prix à
mademoiselle Bilange et à mademoiselle Larochelle. A ne prendre que
la séance du concours, je suis d'avis que cette dernière est celle qui l'a le
mieux chanté ; la voix de mademoiselle Larochelle est d'une bonne
étendue, d'un beau métal et d'une rare égalité, et l'artiste joint à la
grâce, au goût, au style, une bonne articulation, une vocalisation souple
et brillante, et des nuances charmantes dans la demi-teinte. Quant à
mademoiselle Bilange, son soprano est corsé et bien portant, sa vocali-
sation est légère et fine, son exécution chaude et colorée, mais elle a
besoin de surveiller la justesse de ses intonations, qui n'est pas toujours
parfaite. Après avoir brillé dans le concours de chant, ces deux jeunes
filles ont complètement échoué dans celui d'opéra comique, où le jury
ne les a trouvées dignes d'aucune récompense. J'avoue, à mon regret,
que je partage entièrement l'opinion du jury.
Mademoiselle Sauné, qui avait obtenu un second accessit de chant en
LES CONCOURS DU CONSERVATOIRE i5i
disant d'une façon froide et un peu banale l'air de la Fille du Régi-
ment j a remporté un brillant premier accessit d'opéra comique en jouant
avec beaucoup d'intelligence et d'adresse, d'entrain et de sensibilité, une
scène des Dragons de Villars, qu'elle a même chantée beaucoup mieux
que son air de concours. Il y a certainement de l'avenir dans cette jeune
fille. — Mademoiselle Bâtard, l'unique contralto du concours, s'est vu
décerner un premier accessit de chant avec l'air du Prophète; cette
jeune personne a fait preuve de bonnes qualités d'ensemble : elle phrase
sagement, sobrement, avec intelligence; quant à sa voix, dont le métal
est splendidCj qui est belle, grasse, sonore et absolument juste, elle est
d'une étendue de plus de deux octaves, car le la grave et le conixc-iit
dièze aigu sortent avec la plus grande facilité. Mademoiselle Bâtard a
échoué dans le concours d'opéra, quoiqu'elle n'ait point mal dit la scène
du Miserere du Trouvère.
Je citerai encore : Mademoiselle Lafont (deuxième accessit de chant),
qui, dans l'air de la Reine de Saba, a fait remarquer une belle voix, de
belles qualités d'ensemble et d'étude, et a déployé de la flamme et de la
passion; — Mademoiselle Fontaine (deuxième accessit d'opéra comique),
qui a joué avec naturel et avec intelligence, d'une façon fort distinguée
et en véritable comédienne, une scène du premier acte des Diamants de
la couronne, et dont la voix saine et franche, mais pas toujours très
juste, avait brillé au concours de chant dans l'air d''Hamlet ; — enfin,
mademoiselle Regaudiat, une jeune fille mignonne, à la voix gentille et
frêle, qui semble spirituelle et intelligente, et qui a dit gentiment, mais
avec un peu de sécheresse, l'air du Concert à la Cour.
Passons maintenant aux classes instrumentales, en commençant par
le piano.
Le jury n'a pas cru devoir accorder aucun premier prix aux élèves
masculins. Je confesse que le jury m'a semblé sévère, et je crois qu'il
aurait pu en décerner un — pour le moins. Estimons-nous heureux,
cependant, qu'il ait jugé à propos de donner deux seconds prix, l'un à
M. Dolmetsch, élève de M. Marmontel , l'autre à M. Dusautoy, élève
de M. Mathias. M. Dolmetsch est déjà un artiste ; il a du style, de la
vaillance et un excellent mécanisme, qualités qui ne sont point de trop
pour l'exécution de la première ballade de Chopin, morceau choisi pour
e concours, et dont on connaît l'extrême difïicidté; M. Dusautoy, lui
aussi, est un artiste déjà formé, dont le talent est fort remarquable, et
qui vs'est distingué par la netteté surprenante avec laquelle il a déchil?
i52 LA CHRONIQUE MUSICALE
fré. Trois premiers accessits ont été adjugés à M. Rabaud, élève de
M. Mathias, et à MM. Debussy et Lemoine, élèves de M. Marmontel.
M. Rabaud a un jeu plein de finesse et de distinction ; le jeune Debussy
est un bambin qui promet pour l'avenir un virtuose exceptionnel, et
M. Lemoine fait preuve de solides qualités acquises. Enfin, deux seconds
accessits sont très justement échus à M. Mestres, élève de M, Marmon-
tel, et à M. O'Kelly, élève de M. Mathias. Mais pourquoi n'a-t-on pas
jugé à propos d'encourager M. Thomai, qui avait passé un très bon
concours ?
Quatorze jeunes gens s'étaient produ'its le matin. Trente-trois jeunes
filles se sont fait entendre dans l'après-midi ; ce qui faisait, étant donnée
l'épreuve de lecture à vue obligatoire pour chaque élève, un total de
qiiatre-vingt-quator:{e morceaux entendus dans cette seule journée.
D'ailleurs, l'ensemble du concours féminin a été excellent, et même
parmi les jeunes filles non couronnées, il s'en trouve de très méritantes,
et qui font regretter que le jury ne se soit pas montré plus généreux.
Deux premiers prix seulement ont été décernés, l'un à mademoiselle
Taravant, l'autre à mademoiselle Pottier. Mademoiselle Taravant a un
joli son, des doigts solides et souples, une exécution colorée par d'heu-
reux détails ; mademoiselle Pottier a un jeu plus ferme que brillant, du
son, un bon mécanisme, mais elle manque un peu de grâce et d'élé-
gance, et n'est point sans quelque roideur; chez l'une comme chez
l'autre, il y a encore absence de personnalité, d'originalité. Je regrette
que mademoiselle Dandeville, qui avait obtenu un second prix l'an
passé, n'ait pas été appelée à partager cette année le premier avec ses
deux compagnes ; si le jeu de cette jeune fille n'est pas encore complète-
ment en dehors, s'il n'atteint pas la perfection, du moins peut-on dire
qu'elle a un son limpide et expansit, un mécanisme élégant et sûr, une
exécution brillante et soignée, dans laquelle la grâce est unie à la vi-
gueur. Assurément, mademoiselle Dandeville est une pianiste déjà for-
mée, et qui mérite de sincères éloges.
Trois seconds prix ont été attribués à mesdemoiselles Gentil, Chau-
veau et Carrier-Belleuse. Mademoiselle Gentil, élève de madame Mas-
sart, a des doigts excellents, du goût, de la finesse, du sentiment ; il y
aura certainement une artiste chez cette enfant, qui a merveilleusement
déchiffré, et avec un sens musical étonnant. Mademoiselle Chauveau,
elle aussi, possède de très bonnes qualités, qui ne demandent qu'à être
développées encore par un travail intelligent. Quant à mademoiselle
Carrier-Belleuse, qui est élève de M. Delaborde, elle fait le plus grand
honneur à son professeur : un son limpide et pur, une exécution souple
LES CONCOURS DU CONSERVATOIRE i53
et colorée, un mécanisme parfait, une grande élégance dans le doigté et
dans le phrasé, un style excellent, telles sont les qualités de cette jeune
personne, qui a obtenu un second prix à son premier concours^ et à qui
une seule voix dans le jury a manqué pour le premier prix.
Les premiers accessits sont échus à mesdemoiselles Mouzin, élève de
M. Delaborde, Schmidt, élève de madame Massart, et Vizinet, élève de
M. Delaborde. Mademoiselle Mouzin possède de bonnes qualités d'étude,
qui ne laissent percer encore aucun sentiment individuel ; mademoi-
selle Schmidt a un son moelleux et corsé, de bons doigts, et son exécu-
tion, bonne dans son ensemble, quoique manquant un peu de brillant,
n'est pas sans quelques heureux détails; mademoiselle Vizinet est une
fillette de onze ans à peine, dont le gentil petit jeu, le joli petit son et la
crânerie aimable ont eu le plus grand succès auprès de l'auditoire.
Trois seconds accessits ont été donnés à mesdemoiselles Perret, Miclos
et Lagoanère. J'ai surtout distingué mademoiselle Miclos, dont le jeu se
fait remarquer par une grande netteté, de bons doigts, un son moelleux,
de la grâce et de jolies nuances. — Quelques jeunes filles encore ont bien
mérité du jury, qui cependant n'a pas cru devoir les récompenser; ce
sont : Mademoiselle Demeyer, qui a de bons doigts, de l'éclat et de la
vigueur ; mademoiselle Guintrange, dont le jeu est à la fois aimable et
solide, et qui paraît avoir de l'avenir ; mademoiselle Migette, en qui
l'on a remarqué un bon mécanisme, un jeu net, chaleureux et coloré ;
mademoiselle Brzezicka, dont les qualités d'ensemble demandent encore
du développement, mais qui a du brio, d'excellents doigts, un bon sen-
timent musical, et qui surtout a fort bien déchiffré, avec crânerie, d'une
façon originale, en donnant au morceau une allure toute particulière ;
enfin, mademoiselle Halbronn, dont le jeu, bien jeune encore sans doute
et bien neuf au point de vue du style, n'est cependant point dépourvu
d'élégance et de correction.
Nous arrivons aux concours d'instruments à cordes, et il nous faut
constater, en ce qui concerne le violoncelle, la fâcheuse impression qu'a
produite sur les artistes le premier prix décerné à mademoiselle Hille-
macher. Cette jeune personne possède assurément un mécanisme remar-
quable, elle ne manque point de style, mais elle a joué faux d'un bout
à l'autre de son concerto, et ceci est un vice redhibitoire qui ne devrait
point trouver grâce. Combien est supérieur M. Bruneau, qui manque
peut-être un peu d'élan, mais qui est certainement un artiste, et dont le
beau son, le beau mécanisme, la belle justesse et le beau style ont fait
i54
LA CHRONIQUE MUSICALE
merveille! M. Bruneau, qui avait eu précédemment le second prix, a
pourtant été dédaigné par le jury ! M. Farnow, qui a obtenu le second
prix, a tait preuve de très bonnes qualités d'ensemble et d'acquis. Un
premier et un second accessit ont été décernés à MM. Puzenat et Bob.
Mademoiselle Pommereul et M. Diaz-Albertini se sont partagé les
deux premiers prix de violon. Le jeu de mademoiselle Pommereul est
mignon, élégant, assuré, non absolument supérieur, mais très fini et
très délicat. M. Diaz-Albertini a montré de la grâce, son exécution est
fine, l'archet est bien conduit, et l'ensemble ne laisse rien à désirer. —
L'unique second prix est échu à un jeune homme, M. Heymann, dans
lequel il y a certainement l'étoffe d'un artiste; M, Heymann, dont le
jeu est encore inégal et parfois incorrect, a néanmoins du feu, de la
grandeur, du style, un beau son et un archet superbe. — J'en dirai
presque autant de MM. Berthelier et Gibier, à qui ont été décernés les
premiers accessits; l'un et l'autre se font remarquer par un tempéra-
ment rare, par des qualités à la fois solides et pleines d'éclat, par une
exécution chaude et colorée. Enfin, deux seconds accessits ont été accor-
dés à MM. Figueroa et Naegelin, qui les avaient bien mérités. Je citerai
encore les noms de MM. Torthe, Bernis et Birbet, qui me semblent
dignes d'encouragement, et qui promettent pour l'avenir.
En somme, et il faut le répéter, les concours de iSyS ont été satisfai-
sants à beaucoup d'égards, et prouvent en faveur de l'enseignement du
Conservatoire,
ARTHUR POUGIN.
PALMARES
DU CONSERVATOIRE DE MUSIQUE POUR L'ANNÉE 1875
CONTRE-POINT ET FUGUE.
Jury : MM. Ambroîse Thomas (président), Barbereau^ Benoist, Jules
Cohen, Charles Colin, Théodore Dubois, Henri Fissot, Massenet et
Prumier.
(14 concurrents.)
Pas de premier prix :
2^ prix : M. Mancini, élève de M. H. Reber.
ler accessit: Mii'= Renaud, élève de M. F. Bazin; 2» accessit: M. Rousseau, élève
de M. F. Bazin; M. Levêque, élève de M. H. Reber.
HARMONIE.
Jury : MM. Ambroise Thomas (président) ; Beso{:{i, Samuel David ^
LéoDelibes, Duprato, Emile Durand, C.Franck, Guiraud etMembrée.
(12 concurrents.)
1*'' prix : M. Karren, élève de M. Th. Dubois.
2^ prix : M. Guilhaud et M. Blot, élèves de M. Aug. Savard.
1er accessit: M. Couture, élève de M. Th. Dubois; 2'= accessit: M. Ravera, élève de
M. A. Savard; M. Dechamps, élève de M. Th. Dubois.
HARMONIE ET ACCOMPAGNEMENT.
Jury : MM. Ambroise Thomas (président) ; Barthe, Ba:{ille, Charles
Colin, Th. Dubois, Fissot, Lecouppey, Paladilhe et Henri Potier.
Hommes. (7 concurrents.)
1" prix: M. Broutin, élève de M. Emile Durand; M. Blanc, élève
de M. Duprato.
Pas de second prix.
le* accessit: M. Lenîoine, élève de M. E. Durand; z» accessit; M, Mestre§, élèvQ
de M, Duprato; M. Falkçnberg, élève de M, E. Durand,
i56 LA CHRONIQUE MUSICALE
Femmes. (7 concurrentes.)
1^' prix : M'^^ Guinard, élève de M. Ed. Batiste; M"« Genty, élève de
M'"'^Dufresne.
2' prix : M"^ Papot, élève de M'"« Dufresne.
i"- accessit: M"' Cotta, élève de M. Ed. Batiste; 2^ accessit; M"" Galliata, élève de
Mme Dufresne.
SOLFEGE.
Jury: MM. Ambroise Thomas (président); Charles Colin, Emile
Durand, Moulin, G. Pfeiffer, C.Prumier, H. Salomon^Aug. Savard
et Wekerlin.
Hommes. (36 concurrents.)
i""^ médaille: M. Destefani, élève de M, Lavignac ; M. Piffaretti,
élève de M. N. Alkan; Schw^artz, élève de M. Marmontel fils ; M. Caron,
élève de M. N. Alkan; M. Marty, élève de M. Gillette; M. Sablon^
élève de M. N. Alkan.
2e médaille : M. Debussy, M. Vasseur, M. Grand-Jany, M. O'Kelly,
élèves de M. Lavignac.
S'' médaille : M. Sujol, élève de M. Gillette ; M. Mathé, élève de
M. N. Alkan; M. Etesse, élève de M. Rougnon; M. Kaiser^ élève de
M. N. Alkan.
Femmes. (62 concurrentes.)
i^^ médaille : M'"' Maillochon, élève de M^^^ Donne; M"*^ Chrétien,
M'''' Barreau, élèves de M. Le Bel; M"' Archainbaud, élève de M'"'' De-
vrainne ; M"" Thuillier, élève de M. Le Bel ; M"" Rousseau, M"'' Potel,
élèves de M'"= RouUe ; M"'^ Prat, élève de M. Le Bel.
2*" médaille : M"'' Ramat, élève de M"'' Donne ; M"« Holsmann,
M"'' Lévy, élèves de M"" Hardouin ; M"^ Prestat, élève de M. Dessi-
rier ; M"*^ Klin, M""^ Erster, élèves de M. Le Bel; M"*^ Gonzalès, élève
de M"« Roulle.
"i" médaille : M^'" Molard, élève de M"'' Donne; M"^ Haincelain, élève
de M™^ Devrainne ; M"'= Coutelot, élève de de M"' Hardouin ; M"« Mi-
neur, élève de M"^Mercié-Porte; M"® Lefrançois, élève de M"« Roulle;
M"'' Lizeray, M""^ Stambach, élèves de M'"'^ Devrainne ; M"'' Chandelier,
élève de M. Le Bel; M"' Hubbard, M"" de Larriba, élèves de M'"^ Roulle.
SOLFEGE.
Classe spéciale pour les chanteurs.
Jury : MM. Ambroise Thomas (président); Napoléon Alkan, Boiel-
dieu, Oscar Comettant^ Lavignac, Marmontel^ Pessard, Valenti et
Vervoiite.
PALMARÈS DU CONSERVATOIRE (iSyS) iSy
Hommes. (i3 concurrents.)
i'*^ médaille : M. Roques, élève de M. Danhauser.
2* médaille : M. Maris, élève de M. Danhauser.
3" médaille : M. Maire, élève de M. Rougnon.
Femmes. (21 concurrentes.)
i'"^ médaille : M"'' Gélabert, élève de M. Duvernoy ; M"'' Laterrière,
élève de M. Mouzin.
2" médaille : M"''" Boulard, Ploux (Edith), élèves de M. Mouzin.
3® médaille : Grard, Regaudiat, Puisais, élèves de M, Mouzin.
CHANT.
Jury : MM. Ambroise Thomas (président); Charles Gounod, Fran-
çois Ba:{in (membres de Tlnstitut) ; Ernest Deldeve:^, Semet, Bonne-
hée, Wartel, Wekerlin^ Eugène Gautier.
Hommes. (14 concurrents.)
!'''■ prix : M. Couturier, élève de M. Roger.
2" prix : M. Caisso, élève de M. Romain Bussine.
i=r accessit : M. Queulain, élève de M, Grosse! ; M. Demasy, élève de M. E. Bou-
langer ; 2» accessit : M. Maire, élève de M. Saint- Yves Bax;M. CoUin, élève de
M. R. Bussine.
Femmes. (18 concurrentes.)
i''"' prix : M"' Bilbaut-Vauchelet, élève de M. Saint-Yves Bax.
2" prix : M'^*^ Bilange, élève de M. Roger; M"*" Larochelle, élève de
M. Grosset.
!'='• accessit : M"" Bâtard, élève de M. Boulanger; Mi'" Vergin, élève de M. Henri
Potier ; 2" accessit : M"° Puisais, élève de M™e Viardot ; M"^ Sauné, élève de M. Ro-
ger ; M"'' Lafont, élève de M. Saint- Yves Bax.
DÉCLAMATION LYRIQUE.
OPÉRA,
Jury: MM. Ambroise Thomas (président), Gounod, F. David,
F. Ba^in, membres de V Institut., A. de Beauplan, Halan^ier, de Saint-
Georges, Eugène Gautier, Membrée et Mermet.
(8 concurrents. — 4 hommes et 4 femmes,)
Professeur : M. Ismael.
PRIX DES ÉLÈVES HOMMES.
i'^''prix: M. Couturier.
2" prix: M. Gally.
jf accessit: M, Queulain.
i58 LA CHRONIQUE MUSICALE
PRIX DES ÉLÈVES FEMMES.
i" prix: M"* Vergin.
OPÉRA GOMIQUE.
Jury: MM. Amhroise Thomas (président) \ A. de Beauplan, chef du
bureau des théâtres^ Charles Gounod, François Ba:{in, membres de
r Institut, Eugène Gautier, de Saint-Georges, C. du Locle, Ernest
Boulanger, A. Boieldieu.
(Concurrents : 7 hommes, 7 femmes ; 1 1 scènes.)
PRIX DES ÉLÈVES HOMMES.
Pas de premier prix.
2« prix : M. Caisso, élève de M, Charles Ponchard; M. Queulain^
élève de M. Mocker.
i»!" accessit: M. CoUin, élève de M. Charles Ponchard ; 2° accessit: M. Furst, élève
de M. Mocker.
PRIX DES ÉLÈVES FEMMES.
i"' prix: M"^ Vergin, élève de M. Mocker.
2« prix: M"" Bilbaut-Vauchelet, élève de M. Ponchard.
!=' accessit: M^e Sauné, élève de M. Mocker; 2» accessit: M"^ Fontaine, élève de
M. Ponchard.
ORGUE.
Jury : MM. Ambroise Thomas (président) ; Benoist, Babille, Jules
Cohen, Colin, Elwart, Fissot, Guilmant et Widor.
(6 concurrents.)
Professeur : M. C. Franck.
Pas de prix.
i^r accessit : M.Rousseau, M. Verschneider, M. d'indy ; 2<= accessit : MH'= Renaud.
PIANO.
Jury : MM. Ambroise Thomas (président); Beso^:{i, Jules Cohen,
Alphonse Duvernoy, Fissot, Guiraud, Massenet, Paladilhe et Georges
Pfeiffer.
Hommes. (14 concurrents.)
Première ballade de Chopin.
Pas de premier prix.
2* prix : M. Dolmetsch, élève de M. Marmontel ; M. Dusautoy,
élève de M. Mathias.
lér accessit : M. Rabeau, élève de M. Mathias ; MM. Debussy, Lemoine, élèves de
M; Marmontel ; i" accessit : MM. Mestres, élève de M. Marmontel ; O. Kelly, élève
de M. Mathias.
PALMARÈS DU CONSERVATOIRE (iSyS) 139
Femmes. (33 concurrentes.)
Premier morceau du deuxième concerto en fa mineur de Chopin.
i" prix : M"^' Taravant, Pottier, élèves de M. Lecouppey.
2^ prix : M"'= Gentil, élève de M"*^ Massart ; M"^ Ghauveau, élève de
M. Lecouppey; M"*^ Garrier-Belleuse, élève de M. Delaborde.
lei- accessit : M"'' Mouzin, élève de M. Delaborde ; MUe Schmidt, élève de Mm» Mas-
sart ; M"^ Visinet, élève de M. Delaborde; 2° accessit : M^'es Perrey, Miclos, Lagoa-
nère, élèves de M'^" Massart.
ÉTUDE DU CLAVIER.
Jury : MM. Ambroise Thomas (président) ; Alkan (N.), Baillot,
Fissot, Marmontel, Mathias^ Neustedt, Pfeijffer^ Potier.
(6 Hommes, 33 Femmes. — 39 Goncurrents.)
Premier morceau du concerto en Ut ^ mineur de Ries.
!'■<' médaille : M"^ Mége, élève de M. Ghéné ; M "^' Barreau, Maillo-
chon et Givry, élèves de M'"« Emile Rety ; M"' Plé, élève de M""* Tar-
pet; M"* Hunger, élève de M'"^ Ghéné; M"e Germain, élève de M"^ Rety.
2« médaille : M"* Lizeray, élève de M™^ Tarpet; M"® Colombier,
élève de M'"« Ghéné ; M"" Chrétien et Chandelier, élèves de M™* Rety ;
M"^^ Desmazes et Baluze^ élèves de M'"* Ghéné ; M. Piffaretti, élève de
M. Decombes.
3^ médaille : M^'"' Poiraux et Cœur, élèves de M"'" Tarpet ; M"''' Cour-
taux et CoUin, élèves de M'"^ E. Rety; M"' Maurice, élève de M"^'' Ghéné ;
M"e Kin, élève de M'"" E. Rety ; M. Roger, élève de M. Anthiome.
HARPE.
Jury : MM. Ambroise T/zoma^ (président); Beso^:^i^ Samuel David^
Léo Delibes, Duprato , Emile Durand^ C. Franck, Guiraud et
Membrée.
Professeur : M. C. Prumier.
(3 concurrents.)
Troisième fantaisie de M. C. Prumier.
Pas de premier prix.
2' prix : M. Boussagol.
Pas de premier accessit; 2'= accessit : M'i" Smitti,
VIOLON.
Jury : MM > Ambroise Thomas (président), Deldeve\^ Pasdeloup^
Chaîne^ Colonne^ Lamoureux, Lasserre, Lebouc et Sarasate.
i6o LA CHRONIQUE MUSICALE
(22 concurrents.)"^
j 9e concerto {Lettre G.) de Kreutzer.
1" prix : M""' Pommereul et M. Diaz-Albertini, élèves de M. Alard.
2" prix : M. Heymann, élève de M. Alard.
i-^r accessit : M. Berthelier, élève de M. Massart et, M. Gibier, élève de M. Sauzay
2= accessit : M. Figueroa, élève de M. Alard et M. Naegelin, élève de ,M. Massart.
VIOLONCELLE.
Même Jury.
(8 concurrents.)
Sixième concerto de Romberg
i*^'' prix : M"'' Hillemacher, élève de M. Franchomme.
2® prix : M.Farnow, élève de M. Chevillard.
le' accessit : M. Puzenat, élève de M, Franchomme.
2= accessit : M. Boh, élève de M. Franchomme.
CONTREBASSE.
Jury : MM. Amhroise Thomas (président); François Ba\in, Ernest
Altès, Chevillard j Deloffre, Franchomme. Lamoiireux, Rabaud et
Verrimst.
Professeur : M. Labro.
(5 concurrents.)
Huitième concertino en Ré majeur de Labro.
i^* prix: M. Bernard.
2e prix : M. Florus (Gérard).
ler accessit: MM. Charon et Morel ;' 1^ accessit: M. Goldstetn.
INSTRUMENTS A VENT.
Jury: MM. Ambroise Thomas (président); Baillot, Léo Delibes,
Lamoureux, Pasdeloup, Paulus, Rose, Ronsselot et Taffanel.
FLUTE.
Professeur: M. Henry Altès.
(8 concurrents.)
Quatrième solo d'' Altès en La majeur.
i'^'"prîx: M. Bertram.
Pas de second prix.
!«■' accessit: M. Michel; 2" accessit: M. Brunot.
PALMARÈS DU CONSERVATOIRE 1(1874) 161
HAUTBOIS.
Professeur : M. Charles Colin.
(7 concurrents.)
Troisième solo de Ch. Colin.
i"prix: M. Boullard,
1" prix : MM. Balbreck et Silenne.
!•' accessit: M. Kelsen; 2^ accessit: M. Etesse.
CLARINETTE.
Professeur: M. A. Leroy.
(6 concurrents.)
Onzième solo de Klosé.
i" prix: M. Bourdin.
2« prix : M. Mimart.
i«r accessit; M. Perpignan; 1' accessit: M. Taffin.
BASSON.
Professeur: M. Jancourt
(3 concurrents.)
Adagio et finale du concerto de Weber.
i" prix: M. Jacot.
28 prix: M. Philibert.
i«r accessit; M. Canneva.
COR.
Professeur: M. Mohr.
(4 concurrents.)
Solo de Mohr.
i^^'prix: M. Bonvoust.
Pas de second prix.
I"' accessit : M. Penable.
CORNET A PISTONS.
Professeur : M. Maury.
(5 concurrents.)
i" solo de Maury,
i^prix: M. Jaussaud.
IX. n"
i62 LA CHRONIQUE MUSICALE
20 prix: M. Galipeau.
i«r accessit: M. Franquin; 2« accessit: M. Dervaux.
TROMPETTK.
Professeur: M. Cerclie».
(5 concurrents.)
Fantaisie de Cerclier.
Pas de prix.
Pas de i»' accessit; 2" accessit : M. Craisté.
TROMBONE.
Professeur: M. Delissé.
(3 concurrents.)
Solo de concours par Demersseman.
i" prix: M. Blachère.
2* prix: M. Pothier.
ROSSINI, BEETHOVEN
ET L'ÉCOLE ITALIENNE CONTEMPORAINE (ij
A vie de Rossini explique son œuvre. Au début de sa
carrière, le futur maître renonce volontairement à ter-
miner ses études. Ce qu'il ne sait pas, il le demande
à' l'expérience, à la pratique. Il préfère le plaisir au
travail; il compose en courant. Les femmes lui plai-
sent parce qu'elles l'amusent (2); il n'en aime aucune,
ne prend ni ne sent la passion terrible qui éclaire et brûle comme le
soleil; il ne sonde pas ce gouffre : l'amour. Il est à peine voluptueux.
Peu enclin à observer, il exprime moins la réalité que les apparences.
Il a beaucoup d'esprit, beaucoup de finesse, des mots heureux; les
(i) Voir le numéro du i" août,
(2) « Les grandes dames se l'arrachaient; la Ma... (à), cantatrice bouffe alors dans
la fleur de la jeunesse, du talent et de la beauté, l'enleva aux grandes dames, et,
pour ne pas être en reste avec lui; elle lui sacrifia, dit-on, stoïquement le prince
Luciea Bonaparte, jusqu'au moment où la plus jolie, et jusqu'alors la plus vertueuse
femme de la Lombardie, l'enleva à son tour à la Ma..., jusqu'au moment... Je n'en
finirais pas si je voulais parcourir cette longue filière de triomphes que traversa
vainement le mariage, qui se poursuivirent jusqu'en ces derniers temps, « — ceci fut
écrit vers i85o — « et ne s'arrêtèrent qu'à l'original de Judith dans le beau tableau
de M. Horace Vernet. » Notice déjà citée.
{a) 11 s'agit sans doute de Marietta Marcolini. Rossini composa pour elle l'Equivoca
stravaganta (Bologne, 181 1. — il était alors âgé de dix-neuf ans, — la Pietra del
Paragone (Milan, 1812), Vltaliana in Algeri fVenise, i8i3j. Marietta Marcolini
excellait en effet dans l'opéra huffa.
i64 LA CHRONIQUE MUSICALE
théâtres et les cœurs s'ouvrent partout pour lui ; il vole de fête en fête;
il change à la fois de ville et de maîtresse. Mais il lui faut de l'argent
pour mener cette joyeuse existence. Rien de plus facile. Il écrit deux
ou trois opéras en quelques mois, et sa prodigieuse fécondité n'est
jamais en défaut. En i8i3, il broche : Il Figlio per ai^ardo^ Tari'
crède, Vltaliana in Algeri; en 1814, VAureliano in Palmira, il Turco
in Italia; en 1816, outre Torvaldo e Dorlisca, il fabrique un Othello
quelconque, et, enfin, la même année, il taille sa plume et donne le
Barbier^ une merveille. Excepté dans ce dernier ouvrage et dans la pre-
mière moitié de Guillaume Tell^ Rossini prodigue les mélodies au
hasard; il les répand çà et là au mépris de la situation, des person-
nages, des paroles. Coloriste brillant, il se trompe sur l'emploi des cou-
leurs; il ne s'inquiète point de l'expression juste, il ne se soucie point
de la vérité dramatique. La pensée lui manque-t-elle? Il la remplace par
des traits dont on ne voit pas la portée. Il galoppe dans le faux ou dans
le vide avec une hardiesse qui lui fait pardonner ses erreurs ; c'est en
somme un beau cavalier, et il est superbe en selle ; aussi applaudit-on
jusqu'à ses plus étranges sorties contre la raison, le bon sens et le vrai.
Rossini porte à son père un attachement sincère, et cet attachement
lui inspirera plus tard, au deuxième acte de Guillaume Tell, cette page si
sentie, si noblement éloquente :
Ses jours qu'ils ont osé proscrire
Je ne les ai pas défendus.
Rossini, qui a plutôt pour domaine le magnifique que le sublime (i),
jette sans regret dans un coin ses lauriers et sa pourpre pour courir les
aventures une couronne de roses au front, une marotte à la main, un
fifre aux dents. Toujours gai, toujours aimable, toujours fécond^ il
chante à Venise, à Rome, à Milan, à Naples, l'insouciante chanson du
plaisir. C'est le plaisir qui se cache dans la tombe de Ninus, derrière
Othello étouffant Desdémone, derrière Maometto secondo ; c'est encore
lui qui conduit Moïse en Egypte et lui fait traverser la mer Rouge ; il
(i) Un fanatique de Rossini, P. Scudo, paraît avoir entrevu cette vérité, car il
s'exprime ainsi dans un livre publié en i852 chez Victor Lecou sous ce titre : Cri-
tique et littérature musicales : " On sent que la gaîté de Rossini est fiévreuse et
menaçante; il est à Cimarosa ce que Beaumarchais est à Molière, />/h5 mordant
que vrai, plus brillant que profond (a); et en écoutant cette musique qui vous monte
à l'esprit comme une liqueur chai-gée de gaz, on comprend que l'auteur est né dans
un temps de troubles et de tempêtes... »
(a) Ces phrases ne sont pas soulignées dans le texte-.
ROSSÏNI, BEETHOVEN, ETC. i65
tutoie Zelmira, il chiffonne la donna de Lago, il fait des niches à la Cene-
rentola, il travestit Armide. Oui, oui ! le plaisir, ce joli oiseau de pas-
sage, lance sa roulade dans toutes ces brillantes partitions ; il met un
masque à Sémiramis, un domino au jeune Arnold, gazouillant un duo
avec Mathilde et dit^ en accompagnant ses paroles d'une gambade :
« Nous jouons la comédie, après tout ; notre objet est de divertir la
foule, et chacun sait aussi bien que moi que ceci est un spectacle. »
Pourtant Rossini reprend sa pourpre et ses lauriers; sa figure, bellelors-
qu'elle devient sérieuse, apparaît au-dessus des nuages, sa face rayonne
comme un astre, on le regarde avec admiration: les fines lèvres du maître
s'entr'ouvrent, sa voix éclate, et ces mots retentissent à travers l'espace :
« Je suis grand quand je veux! » Puis il ajoute en riant : a Mais cela
m'ennuie. » Et pendant que vous le cherchez encore dans le ciel oti son
image s'efface, il passe auprès de vous au bras du scepticisme, oubliant
que l'art est une affirmation.
Il considère les lihrettî qu'il met en musique comme des cadres où le
musicien est libre de faire entrer ce qu'il veut. Que l'auteur le mène en
Egypte, en Assyrie, en Grèce ou en Chine, peu lui importe! Que le
poète lui fournisse tel ou tel type, ça lui est égal ! Il ne s'inquiète pas de
conserver leurs physionomies particulières aux siècles, aux milieux, aux
caractères. Ainsi que Voltaire, avec lequel il a plus d'un point de contact,
il déteint sur ses personnages : Sémiramis, Assur, Desdémone, Mahomet,
Figaro, Arnold sont autant de petits Rossini. On voit par là combien
est erronée la comparaison qu'on a voulu établir entre Rossini et
Mozart. Ce que Mozart respectait profondément, Rossini le dédaignait.
Tout est vrai dans Don Juan, tout n'est pas vrai dans Guillaume Tell.
Mozart tient compte de la vérité dramatique, Rossini s'en moque;
Mozart est maître dans toutes les parties de son art; Rossini, non.
Joacchino se contente de l'inspiration et de ce qu'il apprend chemin
faisant ; Wolfgang joint à l'inspiration une science réelle.
Fortement caractérisé, le génie rossinien pèche par la tenue. Il allie
dans le même morceau le trivial au sublime sans que cette disparate soit
voulue ou motivée. S'il introduit le grandiose dans le bouffe avec un
bonheur sans égal, il laisse se glisser dans V opéra séria des phrases, des
morceaux qui ne seraient pas déplacés dans le Turc en Italie ou dans
l'Italienne à Alger.
L'ampleur des formes, l'abondance des idées mélodiques, auxquelles
s'ajoute parfois le piquant des harmonies, la largeur du style, la grandeur
de certaines scènes éparses dans plusieurs ouvrages, notamment le final
de Moïse et, dans le Siège de Corinthe^ la fameuse bénédiction des dra-
i66 LA CHRONIQUE MUSICALE
peaux, une franche et spirituelle maestria, un intarissable brio, une
somptueuse originalité, voilà ce que j'admire sans restriction chez le
compositeur extraordinaire qui m'emporte d'un coup d'aile en plein azur
et subitement, s'abattant sur la terre, entre dans un lieu public pour
m'offrir un sorbet ou un verre de limonade.
Les beautés de la nature charmèrent Rossini ; pourtant elles n'éveillè-
rent en lui que des impressions; elles ne lui suggérèrent pas des vues
transcendantales ; il en saisit, il en aima surtout le côté pittoresque, ex-
térieur, aimable : les splendeurs des sommets neigeux, les bruits des
avalanches, les bords du torrent, les monts d'où tombent avec fracas les
cascades retentissantes, les forêts escaladant les rochers ou les montagnes,
tout cela lui plut sans lui ouvrir des horizons divins, sans le conduire
à une contemplation plus haute. Il ne quitte pas le monde visible,
il se tient dans les limites de son domaine, le globe; il subit patiemment
son milieu. Né pour chanter, il chante, sans se demander sur quels prin-
cipes l'art repose; il accepte l'existence telle que les circonstances la lui
font; il ne se sent aucun goût pour les luttes héroïques où le penseur
renouvelle ses forces et les décuple. Enfant de l'Italie asservie, il pousse
à l'occasion un cri qui s'éteint promptement dans un éclat de rire, et il
donne à ses ailes juste assez d'envergure pour que leur battement s'en-
tende par toute la terre. Au demeurant, je l'ai dit et je le maintiens, il
est le chantre du plaisir. Je ne lui en fais pas un crime, je le constate.
Ce Titan ne voulut pas être un Prométhée. Il se chauffe de loin au feu
du ciel, qu'il ne se soucie point de dérober, et il soustrait prudemment
ses flancs au vautour. Dès qu'il sort du champ de la fantaisie et de l'ima-
gination pour aborder le drame, il se heurte contre une foule d'éléments
qu'il n'a pas étudiés, qu'il connaît imparfaitement ou qu'il ne connaît
point. Il ne fouille pas l'histoire, il ne demande rien à la philosophie, la
religion le laisse indifférent, il ne creuse pas ses sujets, il interroge su-
perficiellement le cœur humain, il n'entend rien à l'amour. Aussi, la
révolution dramatique opérée par Rossini fut-elle exclusivement musi-
cale; aussi reste-t-il au-dessous du souffle infini qui caresse les Gluck et
les Beethoven sans l'effleurer. L'illustre maestro n'aimait pas qu'on
louât devant lui ces hommes gigantesques, en qui il sentait instinctive-
ment une puissance supérieure à la sienne. Il constatait en eux une
énergie secrète, une conscience rigoureuse, un talent, une conviction qui
l'inquiétaient. Il comprenait vaguement que ces artistes ont tous mis de
leur chair et de leur sang dans leurs créations d'où toute formule banale,
toute vaine apparence est soigneusement bannie et où le spectateur, l'au-
ROSSINI, BEETHOVEN, ETC. 167
ditear retrouvent l'homme avec ses douleurs poignantes^ ses joies passa-
gères, ses aspirations indestructibles.
Rossini sera longtemps le premier des compositeurs qui croient ou
croiront pouvoir arriver au rang suprême et s'y maintenir par l'inspira-
tion seule. Son influence en Italie, en France, en Allemagne, fut
considérable, tyrannique, irrésistible; aucun des maîtres venus après
lui ne s'est entièrement soustrait à cette influence. On a abusé des longs
morceaux d'ensemble où les acteurs animés de sentiments divers chan-
tent pourtant à tour de rôle le même motit ; on a abusé des redites, des
roulades, des ornements déplacés, des formules, du crescendo, des cui-
vres, de la grosse caisse et des cymbales ; les accompagnements tombèrent
bientôt dans la banalité; on n'eut aucun respect pour la déclamation,
pour Taccent vrai, pour la prosodie ; sous prétexte que Rossini s'était
tiré d'affaire à force de sève, on s'imagina que les études les moins indis-
pensables étaient devenues inutiles, et le premier venu se mit à abattre
des opéras presque sans y songer. On vit arriver des musicailleurs qui
déshonorèrent l'art; une cohue sans nom envahit les théâtres d'Italie où
brillèrent comme des étoiles de première grandeur les Bellini, les Doni-
zetti, les Carafa, les Ricci e tutti quanti.
Bien qu'il eût doté l'art de formes nouvelles magistralement dévelop-
pées ; bien qu'il eût défriché son champ et affirmé sa luxuriante indivi-
dualité, Rossini donna le signal de cette déplorable décadence qui faillit
détruire en Europe le sentiment du Beau.
Aujourd'hui, Rossini appartient à l'histoire; ses actes, son système
musical, son œuvre, peuvent et doivent être discutés sévèrement. Oui,
sévèrement. — Une voix, celle de la conscience, criait à Gain : « Qu'as-
tu fait de ton frère ?» La même voix a pu crier à Rossini : « Qu'as- tu
fait de ton génie ? As-tu travaillé avec persévérance à son éclosion ? L'as-
tu développé par la méditation ? A l'église, le sentiment chrétien t'a-t-il
inspiré ? Au théâtre, as-tu tenu compte des temps, des faits, des situa-
tions, des caractères ? N'as-tu pas jeté le même vêtement pailleté, bril-
lant, léger, sur toutes choses, te jouant ainsi du sens dramatique et en-
luminant les images les plus diverses des mêmes couleurs éclatantes ?
Mis-tu ton talent de niveau avec ton intelligence ? L'or que tu nous
jetais n'était-il pas mélangé de clinquant ? Rossini! Rossini I la postérité
te reprochera de n'avoir pas pris la vie au sérieux, de t'être attardé aux
jouissances passagères et d'avoir paré de colifichets la beauté suprême. »
Je puis dès à présent résumer ainsi les différentes propositions émises
dans le cours de ce fragment d'étude.
La pensée ne souffre aucune contrainte ; elle s'étiole dans certains
i68 LA CHRONIQUE MUSICALE
milieux; elle veut l'air, le grand jour, l'espace; l'esclavage la tue, le
despotisme la matérialise^ le faux la rend ridicule, la convention l'ar-
rête et la glace; non unie au talent, elle demeure inféconde. L'ar-
tiste qui ne se rattache par aucun lien à l'infini, que le présent seul
captive, qui ne songe pas à l'avenir, que les questions religieuses,
politiques, philosophiques laissent indifférent, qui néglige de s'ap-
puyer sur les principes moraux imposés à l'humanité par la foi, par
la raison, par la justice, et qui se confine dans son moi, pourra éblouir
son siècle, il ne le fera pas avancer. Pourquoi ? Parce qu'il n'apporte pas
avec son individualité, si riche qu'on la suppose, un idéal supérieur ;
cet artiste-là ne relève que de son désir, il n'a d'autre guide que son
penchant, il est de la race des maîtres qui ne contiennent pas tout
l'homme.
Je méprise également l'apothéose et le pamphlet ; le détracteur m'ins-
pire du dégoût, l'apologiste excite mon dédain ; je cherche la vérité à
travers leurs mensonges respectifs, et quand je crois la découvrir, je la
dis simplement, car c'est d'elle seule que je me soucie. Cependant, et
malgré la loyauté de mes appréciations, je vais soulever, je le sais, une
multitude de récriminations : je porte atteinte à des intérêts, je blesse
des amours-propres, j'effarouche des habitudes ; on criera à la profana-
tion, à la partialité ; ceux même qui comprendront parfaitement mes
restrictions, mes observations, feindront hypocritement de ne pas me
comprendre. Qu'y puis-je ? Rien, hélas! Mais ceux qui ont quelque
notion de mon caractère se souviendront, sans que j'aie besoin de le
leur rappeler, que la parole, chez moi, est l'expression aussi scrupuleu-
sement exacte que possible de ma pensée.
Un rapprochement suffira pour édifier le lecteur sur le plus ou le
moins de justesse de mes jugements, et ce rapprochement est tout entier
dans deux noms : Rossini, Beethoven. Certes, il serait absurde, scan-
daleux, extravagant, de comparer Rossini à Beethoven. — Vraiment?
— Vous allez voir.
Beethoven aimait Dieu, l'art et son prochain plus que lui-même. Tou-
jours prêt à sacrifier son bien-être à ses convictions, il marchait droit
dans la vie ; il n'accordait aucune lâche concession aux jouissances et
aux intérêts matériels ; ses actes obéissaient à ses principes ; il mettait
en pratique les préceptes de la plus rigoureuse morale ; lecteur assidu de
Platon, partisan de la Révolution française, républicain sincère, il ad-
mira Bonaparte, le croyant un libérateur; il détesta Napoléon, le ju-
geant un despote ; il vit dans l'homme du i8 brumaire un second Oreste
qui, lui aussi, tua sa mère. Il avait dédié la symphonie héroïque au
ROSSINI, BEETHOVEN, ETC. 169
capitaine qui se vantait de semer partout les ide'es républicaines ; il re-
fusa sa dédicace à l'ambitieux qui devait les enchaîner sous la pourpre
et tâcher de les étouffer. Naïf et bon, il souffrait dans le milieu aristo-
cratique où il vivait. S'il s'emportait souvent contre la société dorée
qu'il fréquentait malgré lui, sa colère ne durait guère et elle tombait
au moindre mot d'amitié; on l'apaisait avec une parole affectueuse,
avec une caresse. Nulle haine, nulle rancune dans cette âme généreuse.
L'ingratitude des autres envers lui ne le décourageait pas, le dévoue-
ment lui était familier. Ardent, mais chaste, Beethoven voyait dans
l'amour autre chose qu'une satisfaction sensuelle, un plaisir dont l'abus
conduit à l'énervement, à l'égoïsme, à la cruauté, à l'abrutissement, à
un abrutissement qui est la mort anticipée ; il y voyait un océan de ten-
dresse où l'être moral se plonge et se retrempe, une lumière plus qu'une
flamme, une aspiration plus qu'un contact, une force et non une fai-
blesse ; il y voyait une élévation et non un abaissement. — Prophète à
sa manière, l'illustre artiste supporta courageusement les tortures et les
coups d'épingle imposés par la foule à ceux qui ne sentent pas comme
elle, qui ne pensent pas comme elle, qui voient plus loin et mieux
qu'elle. Décrié, déchiré par la jalousie, il chanta la fraternité en embras-
sant Schiller, et il éleva au peuple un monument immortel : la neu-
vième symphonie. Il dédaignait les formules devenues le signal des
applaudissements sans valeur, il méprisait les enjolivements inutiles,
les vulgarités inconscientes ; il haïssait les formes conventionnelles,
sorte de vêtements qui ne sont pas faits sur mesure, et il ne visait jamais
au succès, persuadé qu'il vaut mieux l'attendre que de courir après lui.
Il gardait toujours au fond de son cœur un pardon pour ceux qui l'a-
vaient offensé. Exploité, trahi, dévalisé par ses perfides neveux, il les
excusait, bien qu'ils méritassent un blâme sévère ; candide, il leur don-
nait des conseils et de l'argent, et au même moment ces misérables le
tournaient en ridicule ; ils dépouillaient et bafouaient leur dupe.
Simple, il préférait les champs à la ville, la chaumière au château, le
peuple à la noblesse. Sa surdité précoce le rendait misanthrope ; il fuyait
les salons, il passait des jours et des nuits hors de chez lui, dans la cam-
pagne ; il allait, triste solitaire, par la plaine, par la montagne ; il s'as-
seyait sur un tronc d'arbre, il se couchait à demi sur la rive, et là, près
du ruisseau chanteur, caché à tous les yeux, oubliant le monde, il écri-
vait quelque chef-d'œuvre, la symphonie pastorale, peut-être, concep-
tion adorable où les bruits de la nature ne sont que le prétexte de l'hymne
chanté par ce penseur à la gloire de Dieu. — Il mettait dans sa musique
l'ombre qui s'étend sur la lisière de la forêt majestueuse, le gazouille-
170 LA CHRONIQUE MUSICALE
ment familier de l'eau courant sur les cailloux, les clartés où les oiseaux
se Jouent, le papillon au vol léger, la verte demoiselle ou la demoiselle
bleue se mirant dans Tonde ou se posant sur un brin d'herbe ; il y met-
tait un reflet des vastes profondeurs où se retirent le chevreuil craintif et
la biche aux doux yeux, le bourdonnement sympathique des insectes,
quand, par une chaude matinée de printemps, ils bruissent et vivent
dans la lumière, la sérénité du ciel, le feuillage frais, immobile et silen-
cieux, les mousses odorantes, la fauvette venant faire coquettement sa
toilette au bord du ruisselet auquel elle mêle son gentil ramage, et le
tapage charmant des étangs jaseurs parmi les grands prés et les bois.
Entendez-vous la vive mélodie qui invite les filles à la danse? Enten-
dez-vous les bonds un peu lourds des gars et le choc bienveillant des
choppes? Les fumeurs rêvent, les buveurs causent, les ménétriers se dis-
tinguent, la bourrée retentit, les danseurs, mains enlacées, sautent sur le
pré. — Oh! oh! ce grondement lointain est de sinistre augure; l'orage
sera terrible! il va éclater, il éclate. Lèvent se déchaîne et pousse de
longs sifflements, la pluie se précipite avec tracas et rebondit sur le sol;
les arbres, rudement secoués, mugissent, l'éclair brille; on entend le
craquement des branches brisées par la rafale; la nature souffre et se la-
mente; les nuages courent dans l'espace, les roulements de tonnerre
s'étendent, se rapprochent, se succèdent avec rapidité; on dirait qu'ils
sont partout à la fois; la foudre tombe dans un torrent de feu écarlate,
blanc, violet, bleu, éblouissant, c'est sublime! Enfin les nuées s'é-
cartent, l'azur reparaît, le calme se rétablit, les dernières gouttes d'eau
chuchottent; les oiseaux, abrités sous les feuilles, secouent et enflent
leurs plumes avec un petit cri précurseur du beau temps , et les pay-
sans rassurés se réunissent de nouveau pour rendre grâce à la Provi-
dence. Le prêtre chante, les campagnards répondent en chœur tandis
que de la vallée, transformée en encensoir, les parfums de la terre mon-
tent dans l'air comme la prière des villageois s'élance vers l'Etre su-
prême !
LOUIS LACOMBE.
(La suite prochainement.)
LES SOUPIRS D'UNE FLUTE
Pan ! Dieu propice, toi qui inspiras Briseïs sur ses
rustiques pipeaux, aie pitié de moi! Aux triomphes
ont succédé les outrages, à la fierté la honte, à la gloire
la douleur !
Je suis née àLeipsick en 1787; le fameux Trômlitz me
créa, avec quel amour vous le savez, ô Pan ! L'ancienne
et vénérable famille des flûtes traversières tomba sinon dans l'oubli, au
moins dans l'indifférence publique.
Ah ! jours trois fois heureux 1 lorsque Trômlitz, rayonnant de joie, me
fit rendre ces sons purs et veloutés devant son digne ami le docteur
Ribœck ! ces sons, hélas ! sources de mes misères actuelles. Comme chacun
alors admirait mon brillant corps d'ébène armé de ses huit merveilleuses
clefs d'argent ! Je dormais dans une gaîne de velours cramoisi et me re-
posais au bruit flatteur des éloges accordés à mes nombreuses perfections.
— Fortunés moments !.... Quelques mois après ma naissance, j'étais en
la possession de Forster, le célèbre compositeur Viennois.
C'était l'heureux temps où l'empereur Joseph II se liait d'amitié avec
Haydn, Mozart et Gluck.
On répétait un jour un sextuor chez Forster, dans sa petite maison de
la Marien-strasse non loin du théâtre An der Wien, lorsque, au milieu
du menuet, parut un jeune homme d'environ dix-sept ans. L'expression
de sa physionomie avait quelque chose d'accentué et d'énergique; le
baron Zmeskall, secrétaire de l'empereur, qui faisait sa partie de violon-
celle, accueillit le nouvel arrivant avec un sourire de bienveillance.
Quand on eut terminé, il se leva et le présenta au cercle d'artistes et
d'amateurs réunis, comme un compositeur très protégé par son Excel-
172 LA CHRONIQUE MUSICALE
lence Sérénissime l'Électeur de Cologne. On pria le Jeune homme de se
mettre au clavecin; incontinent il improvisa sur le thème du rondo
qu'il venait d'entendre. Un murmure d'admiration parcourut l'auditoire.
Cari Scholl, le fameux flûtiste, se trouvait également là ; il présente au
jeune homme une sonate nouvelle en duo avec lui. Je rendis alors des
notes d'une suavité :5ans pareille, mes gammes étaient semblables à des
spirales lumineuses enchâssant Tharmonie de notre remarquable par-
tenaire
Quelques jours après cette réunion, il y avait concert à la Cour. Cari
Scholl, Zmeskall, entre autres, y furent admis. Je me souviens que nous
rencontrâmes ce jour-là, dans une chaise à porteurs, un homme âgé, mais
dont la constitution paraissait néanmoins encore assez robuste, le visage
couturé par la petite vérole, la perruque bien poudrée, le front haut et
fier. C'était le chevalier Gluck.
Arrivés au palais, nous fûmes reçus par le baron Van Swieten, mé-
decin de Marie-Thérèse.
— Soyez les bienvenus. Messieurs, dit ce dernier^, nous entendrons
du nouveau aujourd'hui, — Merci, cher baron, répondit Zmeskall,
mais de votre côté avez-vous reçu ma missive de ce matin, vous priant
de présenter un jeune compositeur au comte de Waldstein, chambellan
de Sa Majesté.
— Vos désirs sont accomplis, et, pour vous en convaincre, veuillez
bien, cher baron et vous M. Scholl, me suivre.
On passa à travers une suite d'appartements où circulaient déjà nom-
bre de seigneurs et de dames, quand les sons d'un clavecin parvinrent
jusqu'à nous.
Ce n'était pas encore le concert de la Cour, puisque Salieri, le maître
de chapelle de l'empereur, n'était pas dans la salle de musique, et néan-
moins nous entendions, après quelques instants, comme un murmure
confus, décelant la présence d'une nombreuse société. Au bout d'une
somptueuse galerie, nous apparut enfin un cercle d'auditeurs entourant
un magni^que Jlûgel de Gottfried Silbermann.
L'exécutant paraissait fort jeune; il avait le Iront beau, les yeux à
fleur de tête, la nuque ornée d'une petite queue. C'était le jeune homme
qui parut chez Forster.
Un autre personnage se tenait près de lui. Celui-ci paraissait âgé ^.
d'environ trente ans ; malgré un nez fortement busqué, sa physionomie
avait quelque chose de fin et de singulièrement expressif. Il portait l'épée
et avait un habit à la française. « Sire, dit-il, en se tournant vers
Joseph II, lequel venait d'apparaître subitement, sans se départir de
LES SOUPIRS D'UNE FLUTE 173
son sourire d'aimable bonhomie, Sire, que Votre Majesté pardonne à
ce jeune compositeur, le plus grand coupable c'est moi qui ai —Vous
êtes doublement pardonné, d'abord parce que je savais à l'avance parle
comte de Waldstein votre réunion ici et que de plus ce n'est pas l'empe-
reur qui vï)us a eiitendu, mais un simple amateur de musique. Quant à
ce virtuose, quel èst-il ? — Sire, il fera beaucoup parler de lui dans le
monde, c'est un enfant des bords du Rhin, protégé par l'Électeur de
Cologne. — Je souhaite à votre prédiction une réalisation semblable à
celle que nous fit notre cher solitaire d'Eisenstadt, notre excellent Haydn.
Parlons un peu de vous : Que viens-je d'apprendre par Swieten ? Vous
allez^ dit- il, quitter Vienne? — Non pour longtemps, sire. Puis-je
oublier les bontés de l'empereur pour moi, sa protection contre la
cabale italienne qui, à peine il y a un an, faillit ensevelir les No\^e
diFigaro? Dans peu de jours, je me trouverai à Prague, où, avec
l'aide de Dieu, j'espère faire entendre à ses excellents habitants un
opéra d'un genre tout nouveau. Après cela, Wolfgang songera à retrou-
ver le meilleur des pères. — Quel lugubre présage avez-vous, mon cher
Mozart? — Sire, ce que j'aimais le plus après Dieu, c'était mon vénéré
père ; sa mort emportera bientôt mon âme ; mais il reste notre immortel
Haydn et... ce jeune homme... — Qui se nomme?...
— Ludwig Van Beethoven, répondit Mozart d'une voix émue et en
lançant des regards où se peignaient à la fois l'admiration et le respect
le plus profond.
Ah ! l'heureux temps que c'était alors ! Après les souffrances que
j'ai depuis éprouvées, après les mécomptes qui m'ont assaillie, je ne
saurais me souvenir sans attendrissement de cette belle époque où la
musique régnait en souveraine dans une cour et une société parfumées
d'élégances.
J'ai paru non-seulement à la cour, où la sympathique Marie-Thérèse,
princesse deNaples, chantait un air d'Anfossi, de Sacchini ou de Salieri,
où l'empereur François tenait le premier violon dans un quatuor, où
brillaient les frères Lichnowscki, ces nobles gentilshommes élèves de
Mozart, mais je parus aussi aux réunions du comte Razumowski, et chez
l'abbé Stadler, où Punto, le célèbre corniste, ne tarissait plus lorsqu'on
exécutait une œuvre de Mozart, particulièrement ses quatuors dédiés à
Haydn. Je passerai sous silence quelques prérégrinations que je fis avec
Garl SchoU à Berlin, où vivait le souvenir d'un fameux flûtiste qui avait
réellement régné, le grand Frédéric ; à Prague, où je participai à la
174 LA CHRONIQUE MUSICALE
création de Don Giovanni ; à Leipsick, mon lieu de naissance, où Scholl
lia connaissance avec Quantz, le vieux Quantz, qui enthousiasmait sur
une antique traversière Trômlitz lui-même.
J'arrive à l'année 1808. Des rumeurs étranges parcouraient la ville
de Vienne ; Scholl habitait l'un des faubourgs, et depuis le jour où le
prince Esterhazy avait convié chez lui la fleur de la noblesse pour fêter
Joseph Haydn à la fin de sa carrière, depuis ce jour où je participai à
l'exécution de la Création^ Scholl m'avait abandonnée.
Le printemps de 1809 survint; un rossignol chantait dans le massif
du petit jardin qui entourait l'habitation de mon possesseur, mais tout
paraissait solitude autour de moi.
Soudain, des sifflements aigus se firent entendre, une pluie de fer
s'abattit sur la ville. Une explosion terrible éclata dans l'un des fau-
bourgs. Les cloches de l'église de Liechtenthal sonnaient à toute volée.
Tout à coup, un enfant de douze ans environ fit irruption dans la
chambre où j'étais réléguée. « Herr Scholl, cria-t-il d'une voix vibrante,
meister Holzer vous demande, venez à la chapelle de l'église prier pour
l'empereur François et pour Haydn qui se meurt. » Étonné de n'avoir
pas reçu de réponse, l'enfant fureta du regard l'appartement et s'en alla
en entonnant avec un profond sentiment musical l'hymne : « Gott,
erhalte Fran:{ den Kaiser ! »
Je sus plus tard le nom de cet enfant : c'était le fils d'un pauvre ma-
gister chargé d'une nombreuse famille, le vieux père Schubert.
Singuliers moments que ceux que je passai alors ! Une morne soli-
tude planait dans la maison, le silence était au dedans et le bruit au
dehors.
Un gai soleil filtrait à travers les branches de lilas parfumés, les
oiseaux se pourchassaient avec de petits cris joyeux, et au milieu de ce
charmant réveil de la nature, ô Pan, des clameurs sinistres parvenaient
jusqu'à moi.
Cela dura quelques Jours ainsi, je crois, quand j'entendis la voix
cassée et tremblante d'émotion du respectable Mauser, un voisin :
« Herr Fran^ose, daignez prendre possession de ces lieux, nous sommes
trop heureux d'offrir l'hospitalité à un cavalier tel que vous. » Un offi-
cier français d'une rare éléeance devint l'hôte de ma maison. Adieu
alors, tranquillité et quiétude ! Des éclats de rire, des propos joyeux
me frappèrent à travers mes rêveries germaniques. L'officier appartenait
aux houzards de la garde de Napoléon ; il paraissait issu d'une noble
LES SOUPIRS D'UNE FLUTE lyS
famille, car ses allures avaient un cachet de distinction qui tranchait
singulièrement avec celles de ses amis. « Tiens, quelle trouvaille, dit-il
un jour en m'apercevant, une flûte à huit clefs ! Quel adorable bijou !
Je l'offrirai à mon cher Dalvimare — si l'empereur et les destins m'en
laissent le temps. — Dalvimare connaît du monde, il composera un duo
pour harpe et flûte sur l'entrée des Français à Vienne et me fera la
dédicace. C'est une idée. »
Alors l'officier se mit à chanter un air qui commençait par ces mots :
« Une fièvre brûlante, » puis il essaya de me faire rendre quelques sons.
Quoique peu habile, il réussit néanmoins. Sortie dès lors de ma réclu-
sion, je devins l'interprète des romances françaises à la vogue à cette
époque : Un jeune troubadour qui chante et fait la guerre. Pauvre
Jacques^ quoi encore ? Ah ! la Sentinelle^ surtout, espèce d'air mi-partie
langoureux, mi-partie martial.
Cette existence fut de courte durée pour moi. — « Monsieur Mauser,
dit un jour le jeune Français, l'ordre de notre départ pour la France
nous est donné; en souvenir des soins que vous nous avez prodigués,
gardez ceci en souvenir de moi. » En disant ces mots, il tendit au vieil-
lard une magnifique tabatière en or. «• Mais, ajouta- t-il^ je me permet-
trai de vous demander un souvenir. — Parlez, monseigneur. — Cette
flûte a charmé mes loisirs, je serais heureux d'en pouvoir faire l'acquisi-
tion ; y consentez-vous ? — Très haut seigneur, je m'incline devant vos
désirs; puissiez-vous devenir ein Kûnstler comme mon regretté ami
Scholl. »
Les semaines succédèrent aux semaines et les mois aux mois, quand
on me sortit de nouveau de ma gaîne de velours. Je me trouvais dans
un salon octogone, orné d'attributs de musique. Sur un panneau, on
voyait Apollon escorté des neuf Muses, des bergers de la molle et douce
lonie scandant des théories à l'aide de la double flûte, puis les noms de
quelques musiciens célèbres sans doute.
Un personnage très élégant, très frisé, très musqué s'empara de moi.
Le salon s'emplissait de femmes charmantes, coiffées à la grecque^ et
d'hommes dont le suprême bon ton, paraît-il, était d'exhiber une quan-
tité de breloques sur des gilets verts et des culottes chamois. « Quel
bonheur de se revoir après tant d'événements, cher duc ! disait l'un. —
Et vous, répondait un autre^ que fîtes-vous pendant le règne de l'usur-
pateur ? — Allez- vous encore. Messieurs, vous entretenir de la Quoti-
dienne de ce matin, ripostait une gracieuse personne coiffée à la Roxc-
lane; chut! nous allons entendre M. Romagnesi; le voilà qui s'avance
avec M. Dalvimare. »
176 LA CHRONIQUE MUSICALE
Le bruissement des conversations s'éteignit, et un concert commença.
On chanta un duo de Picaros et Diego, de Dalayrac ; une romance
nouvelle : le Champ d'asile, puis le morceau capital fut un duo pour
chant et flûte. Ce morceau était une sorte de prémisse d'un opéra nou-
veau. Le personnage musqué me passa entre les mains d'un artiste, que
l'on nommait autour de moi M. Drouet. « Le duo du Rossignol, oeuvre
inédite de M. Etienne, pour les paroles, et de M. Lebrun, pour la mu-
sique, qui sera représentée après-demain 16 avril 18 16, au théâtre royal
de l'Opérai » annonça le monsieur frisé. « Mademoiselle Hymm et
M. Drouet, continua-t-il, ont bien voulu nous en octroyer la primeur. »
Un bruit d'applaudissements se fit entendre. Puis enfin se déroulèrent,
d'une part, les vocalises les plus légères, de l'autre, les trilles et les
gammes les plus éblouissantes.
Ah! que j'étais heureuse enfin d'avoir rencontré quelqu'un qui me
rendît la' vie, le bonheur, la gloire! Hélas ! ce n'était qu'une illusion !
O Pan ! Je retombai bientôt de nouveau dans l'oubli.
Le mélomane chez lequel j'étais ensevelie accumulait, des trésors de
curiosité musicale avec la passion du collectionneur.
De longues années s'écoulèrent ; il mourut, — Dans cet intervalle,
j'entrai en relations avec un violon, fils du célèbre Stradivarius. Je me
souviens qu'un jour, son insupportable fatuité, ses allures de grand ssi-
gneur, les fi'émissements de sa chanterelle, lorsqu'il m'énumérait com-
plaisamment les soupirs amoureux qu'il avait provoqués dans sa longue
existence, ne tardèrent pas à me déplaire. Je lui préférai un modeste
clavecin dont les sons ténus et tremblants donnaient quelque vague
écho de Rameau et de Couperin. Ah ! que de Julies et de Saint-Preux
effeuillèrent en duos des bouquets à Chloris, auprès de ses touches jau-
nies par le Temps ! Ses panneaux, couverts de bergeries amoureuses de
Lancret, semblaient encore refléter l'image de quelque abbé de Bernis
devisant entre une nymphe d'Opéra et M. de Crébillon fils. — J'appré-
ciai également un estimable alto : la conversation pleine de sens et de
réserve de ce vertueux instrument tranchait singulièrement sur les fa-
daises nauséabondes que grattaient sans cesse une coterie de guitares,
de mandolines et de guimbardes.
Ces pécores ne tarissaient point sur leurs sérénades.» Notre frémisse-
ment sonore, disaient-elles, est l'aile enchanteresse qui porte les chants
d'amour auprès des belles. Nous sommes l'aveu brûlant, et après nous,
qu'est donc le ridicule rôle d'un malheureux galoubet ? La belle origine
vraiment ! descendre du chalumeau d'un pâtre de la Béotie et venir
LES SOUPIRS D'UNE FLUTE 177
échouer entre les doigts d'un aveugle ! L'âne de La Fontaine ne )Ouait-il
pas de la flûte ? »
L'indignation fit jaillir de mon âme un trait ascendant d'un tel éclat,
qu'un tumulte indescriptible régna pendant quelques instants dans la
salle de musique.
Un rustique basson, de sa voix nazillarde, prit énergiquement ma
défense et rappela le droit de noblesse qui nous était acquis à tous, en
exceptant toutefois mes malencontreuses railleuses. « Bach, Haydn,
Gluck, Mozart, Beethoven, nous ont confié des rôles dans leurs immor-
tels poèmes, continua-t-il, tandis que ces mijaurées édentées n'en ont ja-
mais été que d'obscures comparses. »
Un murmure de satisfaction parcourut l'assemblée. On félicita il
signor fagotto sur son à-propos, et on l'assura qu'il avait réellement
mérité de la part de Beethoven la place qu'il lui a assignée dans ses
symphonies merveilleuses,
A ce propos, la mandoline n'y tint plus : < Misérables ! grinça-t-elle,
vous insultez à Mozart et à Grétry ! vous profanez la sérénade divine de
Don Giovanni et l'amoureuse complainte de l'Amant jaloux ! w Elle
fut prise d'une sorte de vertige ; un évanouissement dans les règles s'en
suivit. Elle se laissa choir sur le parquet, A ce bruit, apparut un homme
jeune encore; il riait aux éclats. « La voilà donc brisée, disait-il, cette
antique compagne de madame la marquise Flèche d'Amour ! Qu'êtes-
vous devenus, Colin et Colette, et toi, mon pauvre Fleuve du Tage,
ton souvenir s'en est-il allé par morceaux ? w acheva-t-il comme oraison
funèbre, et tout rentra dans le silence.
Peu de temps après cet événement, une circonstance modifia mon
sort. Cette même salle de musique devintun lieu de rendez-vous très fré-
quents d'artistes, mais ces séances avaient un tout autre caractère que
celles où brillaient autrefois Dalvimare et Romagnesi ; elles reportaient
volontiers mes souvenirs vers les premières années de ma vie, dans la
modeste demeure de Forster.
Ce souvenir me rendit un peu de joie. Un gentilhomme de Clermont-
Ferrand vint fréquemment dans cet asile artistique. C'est là qu'eurent
lieu les auditions de nombreux morceaux appelés : musique di caméra.
Les noms qui brillèrent le plus souvent dans ces réunions furent ceux
d'Onslov^^, d'Habeneck, de Schneitzhoffer. Rarem.ent on y chantait, à
part une ou deux séances, où j'entendis un homme de belle stature, à
la physionomie remarquablement expressive, soulever ses auditeurs par
un air commençant ainsi : « Largo al failotum. On l'appelait Garcii: ;
IX. ' 12
178 LA CHRONIQUE MUSICALE
avec lui, je vis Rossini, dans le rayonnement de sa jeune gloire, puis
madame Fodor.
Dans l'une de ces matinées musicales, vînt un jour l'incomparable
Tulou ! Il m'essaya. Avec quels ravissements je fus écoutée ! J'eus des
élans sublimes, des hardiesses indescriptibles ! Quelle finesse et quelle
ténuité dans mes sons ! quel perlé dans mes trilles! Le maître me confia
l'une de ses plus vertigineuses variations. Une tempête de bravos salua
mes dernières notes.
Le lendemain, je fus offerte au grand virtuose, comme un témoignage
d'admiration et de sympathie. Ah! quelle année que celle qui marque
1829 au cadran des siècles! Le 3 août, mes notes scintillèrent dans la
création de Guillaume Tell. Certes, on applaudissait Adolphe Nourrit,
Dabadie, Alexis Dupont et la déhcieuse Cinti-Damoreau ; mais aussi,
quels transports, lorsque mes notes, pareilles à des gouttes d'eau irisées
par un rayon de soleil, filtraient claires et lumineuses au milieu du
puissant orchestre ! Une pluie de diamants ruisselait au-dessus du chant
agreste du Ran:{ des vaches.
A. THURNER.
(La suite prochainement.)
LE THÉÂTRE DE BAYREUTH
E Journal le Gaulois vient de publier, sous la signature
de son correspondant le Docteur Karl, des détails très
curieux sur le théâtre de Bayreuth et sur le poëme
des Niebelungen que Richard Wagner a mis en mu-
sique. Nous donnons ci-après les passages de cette
correspondance, qui nous ont paru les plus intéres-
sants pour nos lecteurs
Le corps du bâtiment a la forme d'un segment de cercle comprenant à
peu près le sixième d'une circonférence. Les fauteuils ou, pour parler plus
exactement, les endroits où seront installés les fauteuils, présentent la forme
de gradins; ils rappellent les installations des anciens amphithéâtres. Chaque
rangée est un peu plus élevée que la rangée précédente, et la scène, la salle,
grâce à des couloirs ménagés entre les fauteuils, ressemblent assez exacte-
ment à un vaste éventail ouvert. Il n'y a qu'une rangée de loges, placée
au-dessus des fauteuils, à peu près comme les baignoires de nos théâtres.
Ce sont les seules loges que Wagner ait voulu tolérer dans son théâtre
réformé.
Les côtés de la salle sont fermés par de grands murs en maçonnerie, dont
quelques colonnes dissimulent assez mal la laideur. On parlait d'y peindre des
fresques; mais on a reculé devant la dépense.
Les loges des artistes sont installées dans l'espace vide qui existe
entre ces grands murs et le mur principal du bâtiment. La disposition de
ces loges est telle, qu'elles sont plus nombreuses et plus vastes vers la scène
qu'à l'endroit le plus éloigné.
Dans une brochure intéressante, Wagner a rendu compte lui-même des
raisons qui l'avaient porté à donner cette forme à ce bâtiment. Il aurait
voulu que chaque spectateur fût isolé et n'eût que la vue de la scène ; mais
i8o LA CHRONIQUE MUSICALE
il n'a pas osé établir entre chaque fauteuil des séparations qui auraient fait
ressembler sa salle de spectacle aux galeries de certaines chapelles de prison
dans lesquelles les condamnés voient le prêtre et l'autel sans jamais pouvoir
s'apercevoir entre eux.
Afin de rendre l'illusion dramatique plus complète, il s'est particulièrement
occupé des effets de perspective et, surtout, il a fait en sorte que l'orchestre
fût placé, à une telle profondeur qu'aucun spectateur ne pût l'apercevoir.
C'est vous dire qu'avec une telle idée il est impossible d'établir des loges de
côté. Les occupants auraient aperçu au moins une partie des musiciens, et
leur attention aurait été détournée du spectacle.
. L'architecte qui a aidé Wagner à exécuter ses plans a voulu qu'il y ait un
espace vide entre la scène et le premier rang des fauteuils,
« C'est cet espace, m'a dit Wagner, que nous avons appelé d'un commun
accord : « golfe mystique » parce qu'il sépare le réel de l'idéal. » Chaque
spectateur (je continue à rapporter les paroles de Wagner) sera placé dans un
théâtron, dans le sens étymologique du mot, et entre lui et la scène, il n'y
aura de perceptible qu'une impression vague de distance résultant de l'heu-
reuse combinaison des deux prosceniums formée par le sous-sol où sera
l'orchestre et par le « golfe mystique ».
« Les décors apparaîtront au spectateur comme dans un rêve. La musique
sortira du golfe mystique comme les voix d'esprits célestes. »
Je ne sais quelle impression produira à la représentation l'œuvre immense
de Wagner.
11 a voulu tirer le plus grand effet possible de la poésie, de la musique et de
la danse, ces trois filles de l'imagination, et il a essayé de faire à chacune
d'elles sa part naturelle, sans en laisser prédominer aucune.
Je n'insisterai pas sur les origines de la légende que Wagner a choisie. Ce
sont les Eddas de l'Irlande qui ont fourni le sujet de la trilogie des Niebeliin-
gen. C'est un canevas sur lequel les écrivains modernes de l'Allemagne
aiment à broder et, pour la première fois depuis 1862, la musique y a cherché
des inspirations.
L'œuvre de Wagner se compose de trois parties : le Walkyre [die Walhûré)
Liegfried — et le Crépuscule des dieux [Gotterdœmmerimg) ; le tout est pré-
cédé d'une introduction int'tulée ; Rheingold. Ce prologue a la même lon-
gueur que chacune des autres parties, et l'exécution complète de l'œuvre
exigera quatre soirées. C'est donc, à proprement parler, une tétralogie.
Permeltez-moi aujourd'hui de faire rapidement l'analyse du Rheingold.
Trois races d'êtres se disputent l'empire du monde. Les Niebelungen ou
nains, une race minuscule, mais astucieuse, habitant dans des grottes pro-
fondes, près du centre de la terre. Leur royaume s'appelle Niebelheim ; les
habitants sont des mineurs et des forgerons.
A la surface de la terre, qui n'est pas encore cultivée, dans les crevasses et
dans les anfractuosités des rochers, vivent les géants, une race sans intelli-
gence, mais d'une prodigieuse force physique. Au sommet lumineux des
LE THÉÂTRE DE BAYREUTH i8i
montagnes, les dieux mènent une vie joyeuse et jouissent en paix d'une éter-
nelle jeunesse. Votan, rOdin Scandinave, est le Jupiter de cet Olympe du
Nord, Feia, sa femme, qui aspire à avoir la suprématie dans la communauté,
en est la Junon. Donner amoncelle les orages et brandit le tonnerre. Fria,
la charmante sœur de Feia, distribue les fruits d'or dont le jus fortifiant
permet aux dieux de conserver la force et l'éternelle jeunesse. Loge, un demi-
dieu, le Loki Scandinave, est le dieu du feu et de la fourberie. C'est une sorte
de Mercure, avec une teinte de Méphistophélès, un être sarcastique fertile
en expédients et qui a toujours quelque stratagème dans son sac.
Les nains, les géants, les dieux aspirent à avoir plus de puissance que la na-
ture ne leur en a accordé. Mais, pour être maître du monde, il faut posséder
l'or qui garnit des cavernes profondes dans les entrailles de la terre ou il gît
au fond du lit des torrents rapides comme un sable brillant. Les gardiennes
de l'or sont les trois filles du Rhin, Xoglinde, Vellguna et Hosshilde.
Au premier acte on voit ces charmantes personnes se promenant comme
des sirènes dans les profondeurs d'une rivière limpide çt se donnant gaie-
ment la chasse de rocher en rocher. La musique est extrêmement belle. Elle
est coulante comme les eaux du Rhin et accompagne admirablement les
mouvements gracieux des nymphes qui prennent leurs ébats. Le décor, s'il
est réussi, sera d'un grand effet. Albéric, le nain, est assis sur le bord d'un
rocher, et il contemple les ébats de ces jolies filles avec un intérêt qui grandit
à chaque instant. Il en devient amoureux et demande la permission de
prendre part à leurs jeux.
Elles rivalisent d'efforts pour l'agacer, et l'attirent tantôt à droite, tantôt à
gauche, tantôt en haut, tantôt en bas du fleuve, car il n'a pas l'habitude de
l'élément humide. 11 se fatigue rapidement dans cet exercice.
Les nymphes, d'ailleurs, ne le craignent pas beaucoup, car elles savent qu'un
être qui est sous l'influence de l'amour n'a aucune puissance sur les trésors
qu'elles ont mission de garder.
Elles ont le tort de se communiquer leurs sentiments en aparté, comme
cela se fait au théâtre. Le nain, qui est malin, les entend et renonce immé-
diatement aux séductions de l'amour. Il redevient capable de s'emparer des
trésors, et la toile tombe sur les cris de désespoir des nymphes et l'air de
triomphe d' Albéric.
Pour rendre plus claire cette analyse, je dois dès maintenant énoncer cer-
tains détails épisodiques qui sont indiqués dans le dialogue du premier acte.
Albéric a appris de ses sœurs qu'afin de devenir maître du globe, il fallait
transformer un morceau de l'or en anneau et conserver toujours ce talisman
en sa possession. Il descend dans le Niebelheim, réduit tous les nains à l'es-
clavage et, quand son anneau est forgé, il contraint ces malheureuses créa-
tures à fouiller nuit et jour les entrailles de la terre afin d'y chercher le pré-
cieux métal dont il est insatiable.
Peu à peu, les vagues vertes du Rhin se changent en nuages épais et en
vapeurs, puis cette brume disparaît et montre les dieux réunis dans une plaine
entourée de montagnes. Dans le lointain, on voit des tours roses, les châ-
teaux forts et les bastions de Walhalla, demeure des dieux ambitieux.
Pour arriver à la réalisation de ses rêves de souveraineté universelle, Votan
a fait un marché avec les géants. Ils lui ont bâti une forteresse imprenable
i82 LA CHRONIQUE MUSICALE
du haut de laquelle lui et les siens peuvent gouverner sans crainte le monde.
En revanche, les géants doivent recevoir comme prix la belle Freia, déesse
de l'éternelle jeunesse.
Les géants Fafner et Fasold accomplissent leur travail en une nuit et
viennent réclamer leur récompense. Mais Votan se repent de sa promesse et
les autres dieux ne peuvent se résoudre à perdre Freia.
Donner est partisan des moyens héroïques. Il brandit son immense marteau
dans les airs. Votan objecte qu'il est protecteur des traités et qu'il ne peut
donner l'exemple de leur non-observation. Que faire? Loge, qui est fertile en
expédients, pourrait seul trouver un moyen de tourner la difficulté. Mais oii
est Loge? Pourquoi tarde-t-il aussi longtemps à venir? Les géants l'at-
tendent avec une impatience croissante à chaque instant. A la fin, Loge ar-
rive, et conformément à son habitude, il se lance dans de longs discours. Il
a, dit-il, parcouru tous les coins du monde et il a partout remarqué que le
plus riche trésor que l'homme puisse posséder était l'amour de la femme.
Partout, dans l'eau, dans le ciel, dans l'air, l'amour est le plus grand des
biens. Un seul être a eu assez de force pour renoncer aux joies de l'amour, et
a par suite acquis un immense pouvoir: c'est Albéric, le prince des Niebe-
lungen.
Les géants prêtent une oreille attentive à cette histoire et consentent à la
fin à renoncer à la possession de la toujours belle et toujours aimable Freia,
si Votan peut leur donner en compensation le trésor du nain Albéric.
La pauvre Freia er>t emmenée comme otage, et les dieux, privés de leurs
repas quotidiens de fruits d'or, perdent leur vigueur et leur jeunesse. Ils de-
viennent vieux et faibles. Donner ne peut pas soulever son marteau. Froh^le
dieu du plaisir, sent le cœur lui manquer; Loge, qui est le moins atteint par
la perte du fruit d'or, rassemble les autres dieux, blâme le marché qui a été
fait, critique leur ambition insatiable, cause de tous leur maux.
Votan et Loge se rendent à Niebelheim, où les pauvres nains tremblent
sous le fouet d'Albéric, leur maître avare et tyrannique, et travaillent nuit et
]our pour lui trouver de l'or.
Non-seulement Albéric possède l'anneau magique, mais encore il s'est
fait forger par son frère même une cuirasse qui rend invisible celui qui la
porte. Il peut ainsi suivre les travailleurs partout où ils se trouvent et faire
jouer son fouet au moment le plus inattendu, lorsqu'ils se laissent aller à la
paresse. On entend un bruit effrayant dans tout le Niebelheim, et le bruit des
marteaux de forge frappant les enclumes est admirablement rendu par la
musique. Jamais Wagner, qui a un talent particulier pour l'harmonie des-
criptive, n'est arrivé à d'aussi puissants effets d'imitation.
Votan et Loge se présentent à Albéric. En parvenu qu'il est, Albéric est
vulgaire, est stupide ; il ne cherche qu'à faire parade de son pouvoir surna-
turel, et il offre à ses visiteurs de prendre la forme qu'ils pourront désirer.
Pour leur donner un exemple de la puissance de sa cuirasse, il leur apparaît
d'abord sous les traits d'un gigantesque serpent. « C'est fort bien, dit Loge;
mais nous aimerions bien mieux vous voir sous la forme d'une sauterelle ou
quelque animal de petites dimensions. » Albéric se transforme en crapaud.
«Attrapez-le ! » dit Loge. Tumulte épouvantable. Albéric est fait prisonnier.
LE THÉÂTRE DE BAYREUTH
i83
Il est obligé de donner des monceaux d'or, son armure et sa bague, cette
bague qui lui aurait permis d'acquérir de nouveaux trésors.
Albéric prononce une malédiction épouvantable, et, dès qu'il est libre, dis-
paraît.
Votan et Loge, transportés de joie, retournent chez eux avec la rançon de
Freia. Mais le géant Fasold aime Freia et refuse de la rendre, à moins que le
trésor offert soit assez considérable pour la couvrir de la tête aux pieds.
Quand la déesse est enfouie sous des masses d'or, Fasold, que l'amour a
rendu très clairvoyant, aperçoit le reflet de sa chevelure à travers une cre-
vasse. Loge bouche le trou avec sa cuirasse magique.
Fasold prétend alors qu'il aperçoit l'un des yeux de Freia à travers un in-
terstice. Tous les trésors sont épuisés. Il ne reste plus que la bague d' Albéric
qui est au doigt de Votan. Votan refuse de la donner, et les géants vont em-
mener Freia, quand se dresse une majestueuse apparition.
C'est Erda, la plus antique des déesses, celle qui a la science universelle.
Elle prononce quelques paroles mystérieuses et engage Votan à renoncer
à la possession du talisman et à racheter Freia. Votan hésite, mais la toute-
puissante Erda ouvre devant lui le livre de la destinée. Votan jette la bague,
et Freia est libre.
La malédiction d'Albéric — cette malédiction qu'il a formulée en abandon-
nant sa bague, — commence à produire son effet.
Les deux géants Fafner et Fasold se disputent la bague magique. Fasold
tombe tué par son frère. Toute la nature ressent le contre-coup de la malé-
diction d'Albéric, et Donner, le dieu du tonnerre, obscurcit l'air troublé en
provoquant un orage épouvantable. Enfin, le ciel redevient limpide, et il est
traversé par un immense arc-en-ciel. C'est là un pont que les dieux, qui ont
retrouvé leur jeunesse et leur beauté, grâce à l'influence régénératrice de
Freia, traversent triomphalement pour se rendre à leur nouvelle demeure, la
glorieuse Walhalla.
Tel est le prologue de la trilogie de Wagner.
L'exécution de cette œuvre sera parfaite^ si l'on en juge par les exécutants.
Mademoiselle Sattler-Grun, mezzo- soprano du théâtre de Cobourg, et qui
est connue sur la scène italienne, représente dignement Freia. Le rôle de
Fria est confié à mademoiselle Houp, de Cassel, excellent soprano, et ceux
des trois filles du Rhin à mesdemoiselles Lehmann et à madame Lammert,
de Berlin. Bœtz, de Berlin, jouera le rôle de Volan. La basse Niering, de
l'Opéra de Darmstadt, est un excellent Jupiter tonnant. Herr Lich, un bon
Froh. MM. Ellers, de Cobourg, et Reichenberg, de Gratz, représentent les
géants Fasold et Fafner. Le rôle du nain même est joué par M. Schlosser, de
Munich, et celui de Loge par Vogel, de la même ville.
VARIA
Coî'respondafice. — Faits divei^s, — d^onpeiles.
FAITS DIVERS
. Arsène Houssaye, agréé par M. le ministre de l'Instruc-
tion publique et des Beaux-Arts en qualité de directeur
du Théâtre-Lyrique, n'a pas encore reçu la consécration
officielle de ce titre, et cela sur sa prière.
De grandes difficultés se présentent. La salle Ventadour,
seule disponible actuellement, a été louée pour six années
par M. Léon Escudier qui veut y installer le Théâtre-
Italien. Des démarches ont été faites auprès de M. Castellano, propriétaire
de l'ancien Théâtre-Lyrique, ainsi que des décors, costumes et partitions qui
servaient à son exploitation. Mais rien n'a encore été conclu.
M. Houssaye ne se décourage pas, et il a fait répéter ces jours-ci, dans la
salle du Conservatoire, V Ârmide de Gluck. Plusieurs engagements ont été
signés, entr'autres celui de M. Henri Litolff comme chef d'orchestre, et celui
de M. Justament qui est chargé de la mise en scène et des divertissements
de l'opéra de Gluck.
On a beaucoup parlé de la démission de M. Arsène Houssaye; cela est in-
exact. M. Houssaye n'ayant pas encore été nommé officiellement, n'a pas à
donner sa démission.
• — Le Théâtre- Lyrique a un partisan convaincu dans le ministre des Beaux-
Arts, M. Wallon. Voici à ce sujet un fragment du discours qu'il a prononcé
à la distribution des prix des concours du Conservatoire:
« Mais l'Opéra ne suffisait pas au développement de l'art musical. Pour
aborder cette grande scène, il faut un ncn-n, et pour se faire un nom, il faut
une scène. L'Opéra-Comique, avec son caractère spécial qui ne doit pas être
altéré, ne pouvait répondre seul à ces besoins. C'est pour cela qu'il y a un
certain nombre d'années on avait ouvert à la musique un autre théâtre, qui
fut comme le vestibule de l'Opéra et un lieu d'essai pour les compositeurs et
les chanteurs; une vraie scène, d'ailleurs, et non pas seulement une école
produisant, avec moins d'appareil et de dépense, des œuvres que le nombreux
public pût venir entendre à moins de frais, produisant quelquefois des pièces
dignes d'être transportées tout entières sur la grande scène. N'est-ce pas au
Théâtre-Lyrique que Gounod a donné Faust avant que l'Opéra l'ait adopté?
Ce théâtre, détruit dans les incendies de la Commune, et pour lequel l'As-
VARIA i85
semblée nationale maintenait comme en espérance une subvention, même
quand il n'existait plus, est à la veille de se relever. Je puis aujourd'hui vous
en donner la complète assurance, et par là le vœu le plus vif que j'aie recueilli
des artistes à mon entrée au ministère sera satisfait. L'organisation musicale
se trouvera ainsi complète, depuis les bancs de l'école jusqu'au faîte le plus
haut oi^i l'art que l'on enseigne ici puisse s'élever.
« Nous avons au Conservatoire, comme par une sorte de prélude à la
grande publicité, ces exercices où vous vous disputez les prix que nous allons
décerner aujourd'hui. A ceux qui l'ont emporté dans le premier de ces con-
cours et que l'Institut envoie à Rome, le Conservatoire offre encore une
scène, des interprètes, un public; leurs morceaux y sont exécutés par cet or-
chestre incomparable qui, pendant la saison d'hiver, nous a fait entendre
Beethoven et Mozart comme Beethoven et Mozart ne se sont jamais en-
tendus,
« Revenus de Rome, ils ne se verront pas condamnés à vieillir sans qu'ar-
rive pour eux le jour de la représentation, séchant d'attente, et quelquefois
réduits, pour vivre, à déshonorer dans les compositions qui ont cours sur les
tréteaux des théâtres de bas étage ou des cafés-concerts, un talent formé à
l'école des grands maîtres. S'ils ont vraiment le souffle de l'art, ils trouveront,
selon leurs inspirations, à se faire accueillir soit à l'Opéra-Comique, soit au
Théâtre-Lyrique, et, de cette dernière scène, un vrai succès les élèvera sur
la scène enviée de l'Opéra. »
— M. A. Danhauser, professeur au Conservatoire, vient d'être nommé ins-
pecteur de l'enseignement du chant dans les écoles de la ville de Paris, en
remplacement de M. Foulon, décédé.
— M. Edmond Membrée, l'auteur de l'Esclave^ vient d'être nommé cheva-
lier de la Légion d'honneur.
— Voici quelques détails sur la grande fête orphéonique organisée par
madame la maréchale de Mac-Mahon, et qui aura lieu le 29 août prochain
dans le jardin des Tuileries, au bénéfice des inondés.
Les Sociétés réunies des enfants de Lutèce, du Louvre, du Temple, de
l'Union musicale, des Enfants de Paris, du Choral de Belleville, auxquelles
se joindront sans doute les Enfants de Saint-Denis et l'Odéon, chanteront les
chœurs suivants: Salut aux c/2<2;7^eur5,d'AmbroiseThomas; chœur des soldats,
du Faiist^ de Gounod; l'Enclume^ d'Adam ; le Voyage en Chine, de Bazin ;
les Martyrs aux arènes, de Laurent de Rillé.
Des musiques d'harmonie alterneront avec les chœurs et feront entendre
quatre morceaux.
Enfin, un chœur final sera chanté par un ensemble de plus de mille orphéo-
nistes.
Pour cette solennité, le prix d'entrée dans le jardin des Tuileries sera fixé
à 5o centimes, et un certain nombre de places, à un prix plus élevé, seront
réservées sur les terrasses.
ï86 LA CHRONIQUE MUSICALE
— Notre collaborateur M. Edmond Neukomm vient de publier chez Ca-
simir Pont, libraire, 97, rue Richelieu, une plaquette très intéressante inti-
tulée: Trois jours à Rouen. Souvenirs du centenaire de Boieldieu. 'Nous en
extrayons le chapitre suivant sur les orphéons :
« Sous l'empire, les pompiers n'avaient qu'un père, M. Janvier de la Motte,
tandis que les orphéons en avaient plus de mille, ce qui influa défavorable-
ment sur leur prospérité.
« Aucune époque ne fut, en effet, plus fâcheuse que l'ère impériale, pour
l'essor de cette institution. Né sous d'heureux auspices, placé dès son début
sous la direction d'hommes zélés et convaincus, l'orphéon avait rapidement
jeté ses racines au cœur même des populations. Lorsque Wilhem, son fon-
dateur, mourut, il put croire que son œuvre était assurée, et elle l'était en
eiïet; seulement Wilhem avait compté sans les dix-huit années de stagnation,
qui se produisirent après sa mort.
« Mais dira-t-on, en aucun temps les fondations de sociétés chorales et ins-
trumentales n'ont été aussi nombreuses que sous l'empire. J'en demeure
d'accord, mais j'ajoute que jamais aussi les progrès de l'art populaire n'ont
été moins sensibles qu'à cette époque. Le gouvernement issu du coup d'État
avait compris de prime abord tout le parti qu'il pouvait tirer de ces forces
vives, disséminées aux quatre coins de la France. Ces forces, il les avait sous
la main, organisées, embrigadées, facilement réunissables ; il s'agissait d'en
jouer habilement. C'est ce que comprit le gouvernement impérial, et c'est
dans ce but qu'il flatta outre mesure l'institution orphéonique. En peu de
temps, les concours se multiplièrent. Au lieu de réunir les chanteurs pour
chanter, on les réunit pour les combler de médailles. Puis vint l'abus des
bannières, des casquettes brodées, des insignes rutilants. Chaque chef-lieu
de canton devint un chef-lieu de concours. Chaque maire, chaque garde
champêtre devint un protecteur éclairé des arts. Et les médailles de pleuvoir
toujours, de pleuvoir sans cesse! — En vérité, quelle somme les orphéons ne
pourraient-ils point mettre à la disposition des malheureux inondés du midi,
s'ils voulaient envoyer à la fonte, je ne dirai pas toutes leurs médailles,''mais
seulement celles qu'on leur a décernées parce qu'il fallait bien placer tous les
prix que les jurys avaient mission de répartir ?
« Or, qu'est-il résulté de ces abus? Les sociétés, flattées, adulées et toujours
récompensées, se sont promptement départies des habitudes studieuses im-
posées par Wilhem. Les prix leur arrivaient immérités, de plus en plus fré-
quents, de plus en plus pesants, mais la qualité du chant ou du jeu allait di-
minuant, on avait commencé par chanter, par jouer moins bien, on finit par
chanter, par jouer mal. Quelques sociétés tinrent bon contre cet entraîne-
ment, je me hâte de le constater ; mais le plus grand nombre a périclité.
Il faut donc supprimer les concours, dira-t-on? Non, certes. Mais il faut les
régler, les restreindre et surtout ne demander aux municipalités et n'accepter
d'elles qu'un très petit nombre de récompenses: de la sorte, ces dernières ac-
querront une valeur réelle, et l'on ne sera plus exposé à se boucher les
oreilles pour ne pas entendre les fausses notes d'un orphéon ou d'une fanfare,
dont la bannière ne porte pas moins de trois rangées de médailles et l'effigie
de l'ex-souverain.
« Si j'insiste sur ce fâcheux état de choses, c'est parce que je sais qu'on s'oc-r
VARIA 187
cupe activement de lui porter remède. Il s'est formé depuis un an un Institut
orphéonique, dont le but est de réformer complètement l'organisation des
sociétés. Placé sous la présidence d'un excellent musicien, M. Gastinel, et
sous la direction d'hommes dévoués, parmi lesquels je citerai M. Delaporte,
l'un des plus fervents disciples de Wilhem, cet Institut peut rendre d'im-
menses services. Mais, surtout, qu'il soit sévère, rigide même; qu'il ferme
obstinément la porte aux médiocrités ; qu'il rejette impitoyablement d'une
division supérieure dans une division inférieure toute société qui perdra du
terrain.
« Ce n'est que par suite de mesures radicales qu'il répondra aux espérances
qu'ont mises en lui les vrais amis de l'art popularisé, et c'est à ce prix que
les deux vers célèbres de Déranger cesseront d'être une fiction :
Les cœurs sont bien prêts de s'entendre
Quand les voix ont fraternisé. »
— La Presse de Vienne annonce qu'un différend s'est élevé entre Wagner et
le ténor Niemann, qui était à Bayreuth pour les répétitions de la trilogie. A
la suite de ce différend, Niemann a renvoyé son rôle et s'en est retourné à
Berlin. Si regrettable que soit cet incident, il ne retardera en rien les études
dé]SL commencées des Niebelungen . On aurait déjà mis la main sur le ténor
qui remplacera Niemann.
— La Société des compositeurs de musique a adressé au préfet de la Seine
une pétition pour obtenir que la musique figurât au budget des beaux-arts
de la ville de Paris. M. Hérold, à l'appui de cette demande, a proposé au
conseil municipal un amendement, à l'effet d'allouer annuellement une
somme de 10,000 francs pour ouvrir un concours musical, en y rattachant
les sociétés orphéoniques de Paris. Cet amendement vient d'être adopté.
— M. de Lauzières vient d'avoir la douleur de perdre sa belle-fille, madame
la comtesse de Lauzières-Thémines, décédée à Cherbourg à la suite d'une
maladie de poitrine. Elle n'avait pas encore dix-neuf ans.
C'est une rude épreuve pour notre sympathique collaborateur, et nous
nous associons vivement à sa douleur.
— M. Victorien Joncières, critique musical de la Liberté', auteur de Sardana-
pale et du Dernier jour de Pompéï, a eu à l'Opéra une audition de son opéra
Ditnitri^ avec solistes, orchestre et chœurs. On y remarquait M. le ministre
et plusieurs membres de la Commission consultative des théâtres ; MM. Ca-
mille Doucet, de Beauplan, de Vaucorbeil et des Chapelles; MM. Détroyat,
Garnier, Mario Uchard, quelques journalistes, abonnés et amis de la maison.
Dès le début de la soirée, l'une des interprètes de Dimitri^ mademoiselle
Daram, a dû renoncera son rôle à la suite d'une violente attaque de nerfs.
L'audition a été ajournée. Les autres interprètes de M. Joncières étaient:
MM. Gailhard, Vergnet et mademoiselle Bloch.
M. Joncières a obtenu de M. le ministre de l'instruction publique et des
LA CHRONIQUE MUSICALE
beaux-arts la promesse d'une nouvelle audition ; mais elle se trouve ren-
voyée au mois de septembre par suite de l'absence de M . Gailhard, qui a pris
son congé le i^"" août.
On admire fort, dans le public, l'énergie déployée par M. de Joncières à
la poursuite de cette audition, et l'on souhaite que le mérite de sa musique
soit à la même hauteur.
— Voici, d'après il Trovatore^ l'énumération complète des opéras italiens
joués dans le courant du premier semestre 1875 :
1° Elena in Troja, opéra bufFa de d'Alessio, au PoHteama de Naples;
2° Colomba, opéra de Fava, à Bologne;
3" Il Pipistrello, opéra de Giosa, au théâtre Filarmonico de Naples;
4" Gustavo Wasa^ opéra séria de Marchetti, à la Scala de Milan;
5° Atnore Vendetta^ opéra séria de Marchio, au théâtre de Reggio;
6° Corinna^ opéra séria de Rebora, au théâtre Mercadante de Naples ;
7° Selvaggia, opéra séria de Schira, à la Fenice de Venise;
8"* Dolores, opéra séria d'Auteri-Manzocchi, à la Pergola de Florence;
9° Don Liiigi di Toledo, opéra buffa de Ceriani, au Politeama de Naples ;
10° La Figlia di Bianca^ opéra buffa de d'Alessio, au même théâtre ;
1 1° Ainore a suo tempo, opéra séria de Tofano, à Bologne ;
12° Scombiirga^ opéra séria de Pellegrini, à Brescia ;
i3° Liiigi XI, deFumagalli, opéra séria, à la Pergola de Florence ;
140 La Rosa del Cadore, opéra séria de Predazzi, à Alexandrie ;
1 5° Le tre Zie^ opéra buifa de Giacomelli, à Livourne; 1
16° // Riîorno del Coscritto. opéra buffa de Tolomei, à Sienne;
17° Don Bi^^arro^ opéra buffa de Mognone, an Teatro Nuovo de Naples;
18' La Fauta, opéra semi-seria, de de Miceli, au Filarmonico de Naples;
19° Le Riuali senf amante, opéra buffa de Greco Filoteo, au Circolo de
Naples ;
20° Filippo, opéra séria de Crescimanno, à la Pergola de Florence;
21° Isabella Orsini, opéra séria de Rossi Isodoro, à Pavie ;
22° Una Biirla, opéra buffa de Parisini, à Bologne ;
23° Maria e Fernando, opéra séria de Feruccio Ferrari, à Bologne;
24° Guidetta, opéra semi-seria, de Sarria, au théâtre Mercadante de Naples ;
2 5" Benvenuto Cellini, opéra séria d'Orsini, au même théâtre;
26" / Qiiattro Rustici, opéra buffa de Moscurza, au Politeama de Florence ;
27" // Cacciatore, opéra buffa de Canavasso, au théâtre Sainte-Radegonde ;
28" Un Matrimonio sotto la Republica, opéra séria de Podesta, au dal
Verme de Milan ;
29° Stcno, opéra buffa de Panico, au Teatro Nuovo de Naples ;
3o° La Vendetta d'un folletto, opéra buffa de Mililotti, au Teatro Quirino
de Rome ;
3i° / Viaggi, opéra buffa de dArienzo, au théâtre Castelli de Milan.
Il est à remarquer que sur ces trente et un ouvrages nouveaux, il en a
été donné onze à Naples.
— M. Alex. Guilmant, organiste de la Trinité, termine en ce moment la
VARIA 189
musique d'un oratorio-symphonie en deux parties, qui a pour titre : Sainte
Geneviève de Paris. Le poème est de M. Charles Barthélémy, notre collabo-
rateur. Cette œuvre sera probablement exécutée cet hiver à Paris.
— L'Exposition de 187 5 est ouverte au Palais de l'Industrie des Champs-
Elysées, La section des instruments de musique est certainement une des
parties les plus importantes de cette exposition, et tout le monde s'y porte
avec empressement et intérêt. La direction a nommé M. Henry Toby com-
missaire de cette classe ; l'excellent artiste fait souvent entendre les orgues et
les pianos de nos premières maisons, et tous les vendredis une charmante
pianiste, qui a obtenu beaucoup de succès dans les salons l'hiver dernier,
madame Tassoni, se joint à lui pour exécuter des morceaux à deux pianos,
qui produisent un grand effet.
— M. Hippolyte Babou vient de publier chez Lemerre un nouveau livre
de critique, sous ce titre piquant: Les Sensations d'un juré. Bien que notre
recueil soit étroitement attaché à sa ligne monographique, il ne nous est pas
interdit de saluer au passage une œuvre littéraire de cette valeur. On sait
que l'auteur des Lettres satiriques et critiques ne s'adresse qu'aux esprits dé-
licats. C'est un maître styliste, qui a toujours combattu pour les franchises
de notre belle langue française. On lira avec plaisir l'extrait suivant de son
étude sur Brizeux et Mistral. Il nous a paru que M. Hippolyte Babou s'im-
provisait, dans ce passage, excellent critique musical:
« J'ai ri, je l'avoue, et sans méchanceté, lorsque M. Frédéric Mistral lança
sur Paris les six mille vers incandescents de Mireille. Je ne soupçonnais
pas alors que M. Gounod mettrait ce patois en musique; je ne prévoyais pas
les huit ou neuf cents strophes de Calenda ou Calendal, qui pourrait bien à
son tour être mis en musique par quelque Serpette ou quelque Massenet.
Ayant relu naguère Marie et la Fleur d'or, j'ai tenté de relire Mireille, et
j'ai relu Calendal. Eh bien, oui, j'en conviens, ce sont de vrais libretti
d'opéra, mais traiter ces historiettes de poëmes, quel enfantillage !
M. Frédéric Mistral, dans son second livre, invoque fièrement l'âme im-
périssable de la Provence, comme si la Provence, au dix-neuvième siècle,
avait une âme distincte de celle de la France. L'invocation est étonnante ;
la voici :
« Ame de mon pays, s'écrie le félibre, toi qui rayonnes manifeste dans son
histoire et dans sa langue.... par la grandeur des souvenirs; toi qui nous
sauves l'espérance ; toi qui, dans la jeunesse, et plus chaud et plus beau,
malgré la mort et le fossoyeur, fais reverdir le sang des pères ; toi qui inspiras
es doux troubadours, et fis plus tard mistraliser la voix de Mirabeau...
Ame éternellement renaissante, âme joyeuse, et fière et vive, qui hennis dans
e bruit du Rhône et de son vent; âme des bois pleins d'harmonie et des
alanqiics pleines de soleil; âme pieuse de la patrie, je t'appelle! incarne-toi
ans mes vers provençaux! » Et savez-vous ce que l'âme de la Provence, ainsi
appelée, va chanter sur la grande lyre, après son incarnation:^ Tout simple-
ment les amours d'un pêcheur d'anchois et d'une sauvagcsse qui vit à demi-
nue dans les bois de sapins, dans les grottes suspendues aux fiancs des mon-
igo LA CHRONIQUE MUSICALE
tagnes, sur les falaises inaccessibles battues par les flots de la Méditerranée.
Il est vrai que cette sauvagesse descend des princes de Caux, illustre famille
provençale, qui descend elle-même de Balthazar, un des trois mages de la
légende évangélique. De plus, elle est si savante qu'elle peut enseigner à
Calendal, le pêcheur d'anchois, toute l'histoire guerrière, littéraire et galante
de l'immortelle Provence. Et ses enseignements ne se bornent pas là, croyez-
le bien. Elle apprend encore à Calendal la sainte religion de la Nature (une
sorte de panthéisme provençal), les sublimités raffinées du pur amour (l'amour
exclusivement provençal) et les héroïques grandeurs du vrai patriotisme (le
patriotisme strictement provençal). Si l'on supprimait, tout le long du poëme,
les innombrables strophes remplies de ces prédications de l'âme de la Pro-
vence, il resterait une historiette cent fois moins intéressante et, en revanche,
cent fois plus courte que celle de Mireille. La poésie et la langue de Calendal
sont pour le moins aussi artificielles que la poésie et la langue de Mireille.
Même style plaqué de vieille mosaïque provençale et de marqueterie mo-
derne, à la française. Mélange de sentiment populaire et d'enflure pseudo-
lyrique, pseudo-romantique. Versification, tour à tour emphatique, précieuse
et vulgaire, où quelques cris naïfs interrompent trop rarement le roulement
monotone d'une perpétuelle vague de sonorité. A nos yeux, le beau roman
de ce regrettable Jules de la Madelène, le Marquis des Saffras, quoique écrit
en français, a bien plus de saveur provençale que les œuvres de l'auteur de
Mireille. Notre langue française, vivante et complète expression d'un grand
peuple, a bien plus de ressources, même pour peindre la nature et les mœurs
de la Provence, que cette langue d'or entièrement dégénérée qui, tout en se
vantant de sa prétendue richesse, demande à chaque instant, et sans s'en
douter, le pain et le vêtement à la littérature française. M. Frédéric Mistral,
et ses deux amis, MM. Roumanille et Aubauel, précisément parce qu'ils ont
du talent, sont forcés d'écrire en français sous un masque provençal ; com-
ment se fait-il qu'ils ne jettent pas le masque et qu'ils n'écrivent pas en fran-
çais purement et simplement! Le poëte gascon Jasmin a recueilli autant de
couronnes en son temps que M. Frédéric Mistral dans le nôtre. L'auteur des
Papillotes, comme l'auteur de Mireille, a été chevalier de la Légion d'honneur
et lauréat de l'Académie française. Que restera-t-il de Jasmin et de Mistral ?
ce qui resterait du poète Brizeux s'il avait chanté en bas-breton.
■s^ A là distribution des prix du Conservatoire, M. le Ministre de l'înstmc-
tion publique a proclamé : Chevalier de la Légion d'honneur, M. Augustin
Savard, professeur d'harmonie; et officier d'Académie, M. J. B. Wekerlin,
bibliothécaire du Conservatoire, et Jules Cohen, professeur de la classe
d'ensemble»
VARIA 191
NOUVELLES
ARis. Opéra. — Madame Fursch-Madier a continué avec succès ses
Il débuts dans le rôle de Valentine des Huguenots. Elle a été rappelée
après le quatrième acte.
— Demain reprise de Gidllaiime Tell. Mademoiselle de Reszké chantera
pour la première fois Mathilde; les rôles de Guillaume et d'Arnold seront
remplis par MM. Lassalle et Salomon,
— M. Couturier, qui a obtenu cette année le premier prix de chant au
Conservatoire, est engagé par M. Halanzier, à raison de 7,000 fr. par an.
— Madame Marie Sass doit, dit-on, faire sa rentrée à l'Opéra dans
rA/ricaine.
— L'Opéra reprendra Faust dans les premiers jours du mois prochain, on
attend l'expiration du congé de madame Carvalho.
— On annonce pour le commencement d'octobre Z)on Juan,avec MM.Faure
et Gailhard. Mademoiselle Krauss chantera Dona Anna, madame Gueymard
Dona Elvire, et madame Carvalho, Zerline.
Opéra-Comique. — Réouverture demain 16 août, bnqc la. Fille du Régi-
ment. MM. Duchesne et Melchissédec dans Richard cœur de lion.
— Le Yal d'Andorre passera probablement dans le courant de septembre,
avec Obin et mademoiselle Chapuy.
-^ On répète activement Pzcco/mo, trois actes de Sardou, musique de Gui-
raud, chanté par madame Galli-Marié, MM. Duchesne, Melchissédec, madame
Franck et M. Duvernoy.
Théâtre-^ltalien. — L'ouverture de ce théâtre se fera au mois d'avril pro-
chain avec ^ïia. M. L. Escudier a engagé mesdames T. Stolz, Waldmann,
MM. Masini, Pandoltini et Medini, interprètes de l'œuvre de Verdi en Italie
et à Vienne. Le chef d'orchestre de la troupe sera M. E. Muzio.
Bouffes^Parisiens.-^ On sait que les Bouffes vont faire leur réouverture
avec Théo dans la Jolie Parfumeuse. Viendra ensuite, avant la Créole^ un
spectacle coupé dont les deux éléments principaux seront Pomme dApi,
pour Théo, et un petit acte dont Offenbach a promis d'écrire la musique et
qui doit servir de début à la jeune mademoiselle Luce, la fille de la tragé-
dienne Gornélie.
Folies-Dramatiques. — Les Folies-Dramatiques donneront les Cent-Vierges
vers le 20 août. Le rôle créé par mademoiselle Vanghell aux Variétés sera
joué par madame Prelly, et celui de mademoiselle Gabrielle Gauthier par
mademoiselle Tassilly. Kopp sera remplacé par Milher, Hittemans par Lucoj
et Berthelierparle débutant Max Simon.
iy2
LA CHRONIQUE MUSICALE
Variétés. — MM. Meilhac et Halévy ont lu aux artistes la Boulangère aux
Ecus, musique d'Offenbach. La première représentation aura lieu au mois 'c
novembre.
Voici la distribution des principaux rôles :
Bernadille, MM. Dupuis.
Flammèche, Berthelier.
Le commissaire, Pradeau.
Coquebert, Baron.
Délicat, Léonce.
Margot, M"'es Schneider,
Toinon, Paola Marié.
Renaissance. — Le i^i- septembre, réouverture de ce théâtre. On donnera
une reprise de Giroflé-Girq/Ia avec la distribution suivante :
Boléro, MM. Dailly.
Marasquin, Puget.
Mourzouk, Vauthier.
Aurore, Mm<'s Alphonsine.
Girofle, Granier.
Pedro. Fany.
Paquita,] Panizé.
Pour l'article Varia :
Le Secrétaire de la Rédaction, ,
O. LE TRIOUX,
Iropriétaire-Gcrant : Oél^THUli H E U L H '^-^ '1\ V-.
Paris. — Alcan-Lévy, imprimeur breveté, rue de Latayelte^ 6i.
!^^ _^^-
Lc^ CHTi,OV^lQUE SMUSIC2ALE
^£r^^^:^
[f^Tf^^l
■7 S
LES
PRIX DE ROME
DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
A LEUR ORIGINE
L m'est tombé sous la main, récemment, une
brochure fort intéressante, et très rare aujour-
d'hui, dont je vais extraire quelques fragments.
On sait que notre Académie des Beaux-Arts
n'existait pas, en tant qu'Académie, au com-
mencement de ce siècle, et qu'elle formait sim-
plement une classe, la classe des Beaux-Arts
de l'Institut national ; en fait, la situation était
la même, la dénomination seule différait. La
brochure dont je veux parler est donc simplement, dans un format plus
restreint, l'analogue de celle que publie chaque année l'Académie des
Beaux- Arts, et elle porte ce titre : Notice des travaux de la classe des
IX. i3
194 LA CHRONIQUE MUSICALE
Beaux-Arts de l'Institut national pendant l'an xii (1S03-1S04.), lue à.
la séance publique du 7 vendémiaire an xiii, par Joachim Le Breton,
secrétaire perpétuel de la classe, membre de celle d'Histoire et de Litté-
rature ancienne, et de la Légion d'honneur.
Nous allons, si vous le voulez bien, extraire de ce document intéres-
sant les documents importants qui se rapportent à la musique.
A cette époque, le grand prix de composition musicale, connu sous le
nom de grand prix de Rome, et dont le jugement était réservé à la classe
des Beaux- Arts, était récemment institué ; il avait été décerné pour la
première fois l'année précédente, et le règlement relatif aux travaux des
élèves envoyés à Rome venait seulement d'être élaboré. L'académicien
rapporteur s'exprime ainsi à ce sujet :
« Le ministre de l'Intérieur a prescrit au directeur de l'école de
Rome de faire exécuter un règlement pour les musiciens compositeurs,
pensionnaires à la même école. La classe espère qu'il contribuera à nous
former de grands maîtres, w
La prétention de la classe était sans doute excessive, car les grands
maîtres, généralement, ne se forment pas à l'aide de simples règlements.
Toutefois, il faut convenir que celui-ci avait du bon :
ce II oblige les pensionnaires musiciens à envoyer, chaque année, à la
classe des Beaux-Arts : 1" l'analyse des principaux ouvrages d'un célèbre
compositeur italien, en commençant par Palestrina, fondateur de l'école ;
2° une scène italienne, de leur composition, dont les paroles seront prises
dans Métastase'^ 3° une scène française dont les paroles seront données
par la classe des Beaux- Arts ; 4° un morceau de musique, à quatre par-
ties, la première année ; à cinq, la seconde année ; à six, la troisième
année; à sept, la quatrième; à huit, la cinquième et dernière année.
.( Dans toutes les villes d'Italie où ils séjourneront quelque temps, ils
recueilleront les airs populaires les plus anciens, en s'appliquant à la
recherche des particularités traditionnelles qui pourront contribuer à en
expliquer l'origine et l'usage. Ces recherches serviront de matière à une
notice historique qui sera placée à la tête de chaque recueil.
« A l'expiration de leur première année de séjour en Italie, les musi-
ciens compositeurs ne pourront plus correspondre avec le bureau de la
classe des Beaux-Arts qu'en langue italienne.
« Ils pourront quitter Rome pour résider et étudier dans les villes
d'Italie qui offrent des ressources à leur art par la variété des genres et
du goût. Mais la classe des Beaux-Arts de l'Institut ne déterminera
l'époque et la durée de ce déplacement que d'après un rapport de la sec-
tion de musique sur le caractère du talent de chaque compositeur. »
LES PRIX DE ROME igS
Il y avait bien quelques puérilités, mais il y avait aussi de sages me-
sures dans ces obligations imposées aux élèves de notre école de Rome.
L'étude des vieux maîtres italiens, étude forcée, puisqu'on exigeait de
l'élève un rapport détaillé ; étude féconde, puisque ce rapport était forcé-
ment critique et analytique et l'obligeait ainsi à formuler ses impres-
sions d'une façon nette, à se rendre un compte exact de ses sensations ;
les recherches relatives aux chants populaires, qui portaient son esprit
sur une branche de l'art toute différente, et fécondaient son intelligence par
la comparaison ; l'obligation, non-seulement d'apprendre, mais de savoir
la langue italienne, de façon à l'écrire correctement au bout d'une année,
tout cela était excellent.
En cette année 1 804, il n'y eut pas de grand prix de composition
musicale, mais seulement deux seconds prix. Le rapporteur le fait remar-
quer en ces termes, d'ailleurs peu littéraires :
« Le concours pour le grand prix de composition musicale présente
cette particularité qu'il a obtenu deux seconds prix, et n'a point atteint
le premier. Voici les motifs de ce jugement :
ce Quoique les compositions des deux concurrents soient d'un mérite
distingué, on a cru qu'à leur âge il serait plus utile de les laisser conti-
nuer, pendant une année encore, les études classiques qui fondent les
grands succès. Mais il a paru extrêmement difficile d'assigner un degré
de supériorité assez marqué, pour ravir la couronne à l'un en faveur de
l'autre. L'avantage que le premier aurait pu mériter, sous un rapport
essentiel, serait réclamé par un mérite d'un autre genre, non moins
essentiel, dans le second (i), »
En faisant pressentir que, par ce fait même, le prochain concours de
composition musicale serait sans doute très brillant, le rapporteur annon-
(i) Ces deux seconds prix étaient décernés à Ferdinand Gasse et à Victor Dourlen,
le premier âgé de vingt-quatre ans, le second de vingt-trois ans et demi. L'année
suivante, tous deux obtinrent le premier prix, mais l'ordre était renversé, et Dour-
len était cette fois nommé le premier. La cantate était la même pour les deux
années; elle était d'ArnauIt, et le sujet peint bien l'époque : Ciipidon pleurant Psyché.
Violoniste distingué, Gasse, qui était élève de Gossec, fit représentera Naples, à la
suite de son séjour réglementaire en Italie, un opéra bouffe intitulé la Finta
Zingara. De retour en Finance, il entra à l'orchestre de l'Opéra, publia un certain
nombre de compositions pour le violon, et fit représenter trois ouvrages à l'Opéra-
Comique. On ignore la date de sa mort. — ■ Elève aussi de Gossec, Dourlen, avant
son départ pour Rome, donna à l'Opéra-Comique son premier ouvrage, Philoclès,
Plus tard, il en fit représenter plusieurs autres. Mais c'est surtout comme théoricien,
comme professeur d'harmonie au Conservatoire, comme auteur d'ouvrages didacti-
ques, entre autres un excellent traité d'iiarmonie, qu'il s'est fait une gi-ande répu-
tation. Dourlen est mort en 1864, âgé de près de quatre-vingt-cinq ans.
196 LA CHRONIQUE MUSICALE
çait à ses collègues une nouvelle très fâcheuse, la mort prématurée du
jeune Androt, couronné l'année précédente, le premier musicien français
qui avait obtenu le prix de Rome et profité des dispositions du règlement
de l'Institut à cet égard :
« L'Ecole française des Beaux-Arts, à Rome, continuait donc Le Bre-
ton, attendra avec impatience ce concours qui doit la consoler de la
perte cruelle qu'elle vient de faire. Elle est venue de ce jeune musicien
que nous couronnâmes, il y a un an, dans cette auguste enceinte, et qui
avait déjà dépassé les hautes espérances que nous en avions conçues.
Vous applaudîtes alors à sa première composition, fruit d'un concours
de quelques jours; vous allez entendre ses derniers accens, dans le mor-
ceau d'étude qu'il nous a envoyé, pour satisfaire à un de ses devoirs, et
qu'il composa peu de jours avant sa mort. Mais quelle différence, Mes-
sieurs, dans vos sensations et les nôtres ! Le laurier d'Apollon dont nous
ceignîmes sa tête, l'espoir qui réalise d'avance les succès de l'avenir, la
tendre bienveillance, tous les sentiments généreux qui s'attachent aux
jeunes talents, et qui leur composent une seconde couronne plus belle
que toutes les autres, sont changés en une branche de cyprès et en un
sentiment de deuil ! Vous le ressentez surtout, vous, maîtres qui le for-
mâtes en peu d'années, condisciples qui l'estimiez pour la douceur de
ses mœurs et l'honnêteté de son âme, plus encore que pour son talent.
Mais quelle que soit votre douleur, elle ne surpassera point celle du
vénérable Guglielmi, l'honneur de votre art à Rome, et qui l'avait comme
adopté pour fils, celle du directeur et des pensionnaires de l'école de
Rome, et de notre ambassadeur, S. E, le cardinal Fesch, qui ne l'a pas
quitté dans ses derniers moments, et lui a donné les plus touchants
témoignages d'intérêt et de bonté.
« La correspondance de Rome, à cette époque, représente cette perte
comme un sujet de regret général. C'est ainsi qu'on en a écrit au précé-
dent ambassadeur, le sénateur Cacault; c'est ainsi que s'expriment les
autres pensionnaires, ses dignes émules de gloire, dans l'épanchement
de l'intimité.
« Albert-Auguste Androt était né à Paris en 1781 , Il fut admis, en
l'an V, au Conservatoire de musique, à l'étude du solfège. En l'an vn, il
entra dans la classe d'harmonie dont M. Catel est professeur, et il rem-
porta le premier prix de ce cours. En l'an viii, il passa dans la classe de
composition de M. Gossec. Pendant l'an xi, il fut répétiteur d'une classe
d'harmonie, sous la surveillance de M. Catel. Dans cette même année, il
remporta le prix de composition que donne le Conservatoire, et concou-
rut pour le grand prix de composition musicale proposé par la classe des
LES PRIX DE ROME 197
Beaux-Arts de l'Institut national, qui lui fut décerné dans notre séance
publique de vendémiaire, an xii.
a Arrivé à Rome au commencement de l'hiver, il se livra avec ardeur
à l'étude ; avec trop d'ardeur, peut-être I Le célèbre Guglielmi lui promit
ses conseils. Ce grand maître fut étonné de la force des études qu'avait
faites son nouvel élève, et il prit plaisir à rendre justice à l'école qui don-
nait des bases aussi solides à l'enseignement de la musique. Il adopta
tout à fait son premier lauréat. L'intérêt, qui avait commencé par l'es-
time de l'élève et de ses maîtres, devint bientôt un sentiment de tendresse
paternelle.
« Guglielmi l'encouragea à composer un morceau de musique reli-
gieuse qui fut exécuté dans une église, pendant la semaine sainte, et qui
obtint un tel succès que la direction du principal théâtre de Rome solli-
cita le jeune compositeur de faire la musique du grand opéra d'automne.
Androt, modeste jusqu'à la timidité, et à qui ses premiers maîtres avaient
recommandé de ne pas se presser de travailler pour le public, refusait
cette honorable demande : son mentor voulut qu'il l'acceptât. Il obéit à
Guglielmi. Il laisse cet ouvrage presque terminé. L'on a mandé au séna-
teur Gacault qu'il avait composé encore une messe funèbre qu'on doit
exécuter dans l'éghse Saint- Louis. Tel est le produit déjà riche d'une vie
moissonnée avant sa fleur, avant vingt-trois ans! C'est ainsi surtout que
ce regrettable jeune homme a employé les neuf mois qu'il a vécu à Rome.
Il travaillait, m'écrit-on, depuis cinq heures du matin jusqu'au soir. Le
i" fructidor, il mourut à la suite d'une hémorrhagie, comme Pergolèse.
« Mais suspendez un instant vos regrets, amis de l'art, pour payer au
dernier maître d'Albert- Auguste Androt le tribut d'estime et de recon-
naissance qui lui est dû. La noble protection qu'il lui accorda, les services
qu'il lui rendit, appartiennent plus à l'élévation de l'âme qu'à la supé-
riorité des talents , car ceux-ci ne s'honorent pas toujours par tant de
générosité !
ce II y a dans le champ où croît le laurier des plantes vénéneuses qu'on
a quelquefois le malheur de cueillir avec lui. Ceux qui s'en repaissent
deviennent ennemis des succès qui ne sont pas les leurs. Ce n'est plus de
la gloire seulement qu'ils désirent, ils veulent surtout de la domination,
une réputation exclusive : il leur faut des rivaux humiliés, des victimes !
Leur haine s'attache aux éléments qui sont féconds, aux talents, aux
établissements qui peuvent produire. C'est le breuvage de Circé : il en-
lève à l'homme tout ce qu'il avait de généreux, et ne lui laisse que des
passions qui ne sont plus humaines. Telles sont, dans la carrière des
arts, l'envie, l'ambition démesurée.
LA CHRONIQUE MUSICALE
« Je vous les signale, Jeunes artistes, pour que vous les fouliez aux
pieds. Vous voulez de la gloire! mais vous voulez aussi être heureux.
L'envie et l'excessive ambition sont incompatibles avec le bonheur et
souillent la gloire.
« Bien différent de ceux que nous venons de caractériser, Guglielmi
accueille la jeunesse déjà savante et veut lui apprendre le secret de plaire.
Guglielmi honore une école étrangère et nouvelle, sans en avoir reçu ni
hommages, ni prévenances^ mais parce qu'il en a jugé les succès, c'est-à-
dire l'utilité. Il rend justice au Conservatoire de France, que d'autres
aiment mieux calomnier dans l'ombre ou persécuter dans ses élèves. Il se
réjouit d'en voir sortir de bonnes méthodes d'enseignement, justifiées par
les artistes qu'elles ont formés. Honorons donc Guglielmi, illustre par
son génie; mais honorons-le encore parce qu'il aime l'art pour ses pro-
grès, pour l'art lui-même. »
Tout ceci nous peint les commencements du Conservatoire, les com-
mencements de cette noble école de Rome qu'il paraît de bon goût, à
quelques esprits superficiels, de railler plus que de raison, et qui, au seul
point de vue musical, a produit des artistes comme Hérold, Fétis,
Halévy, Labarre, Adolphe Adam, Berlioz, Boulanger, Maillard, Georges
Bizet, MM. Ambroise Thomas, Gounod, Victor Massé, Deldevez, Jules
Massenet, Ernest Guiraud, Théodore Dubois, Charles Lenepveu, sans
compter MM. Duprato, Deffès, Georges Mathias, Charles Dancla, Fer-
dinand Poise, Aristide Hignard, Boisselot, Georges Bousquet, Barbe-
reau, Panseron, etc., etc. A ce seul point de vue, les détails qu'on vient
de lire ne nous ont point paru sans intérêt, et il ne nous a pas semblé
inutile de les reproduire.
O. LE TRIOUX.
LES COSTUMES DE THÉÂTRE
DURANT UN SIECLE ET DEMI
CHAPITRE II
E luxe et la misère, qui se heurtaient dans les repré-
sentations dramatiques de cette époque et qui for-
maient de si étranges contrastes sur le dos des comé-
diens, provenaient de la diversité d'origine de leurs
costumes, et aussi des états de service plus ou moins
prolongés des différentes pièces de leur garde-robe.
Les acteurs, gagnant peu, se gardaient bien de faire de la dépense et de
sacrifier leur petit pécule au luxe de la mise en scène. Ils avaient deux
habits complets : l'un pour la tragédie, l'autre pour la comédie, et, fai-
sant de nécessité vertu, tenaient à honneur de les faire durer le plus
longtemps possible. Parfois, pourtant, le roi, les ministres ou les grands
offraient des costumes aux acteurs qu'ils honoraient de leur protection :
ces vêtements, alors, étaient plus brillants et plus riches, sans être des-
sinés d'une façon plus convenable.
Voici ce que l'honnête Chappuzeau dit à cet égard dans son livre sur
le Théâtre François^ publié en 1 674 : « Grande de-pence en habits. —
Cet article de la depence des Comédiens est plus considérable qu'on ne
s'imagine. Il y a peu de pièces nouuelles qui ne leur coûtent de nou-
(i) Voir le numéro du i" août.
200 LA CHRONIQUE MUSICALE
ueaux ajustemens, et le faux or ny le faux argent, qui rougissent bien
tost, n'y estant point employez, vn seul habit à la Romaine ira souuent
à cinq cens escus. Ils aiment mieux vser de ménage en toute autre
chose pour donner plus de contentement au Public, et il y a tel Comé-
dien, dont l'équipage vaut plus de dix mille francs. 11 est vray que,
lorsqu'ils représentent une pièce qui n'est vniquement que pour les
plaisirs du Roy, les Gentils-hommes de la Chambre ont ordre de donner
à chaque Acteur, pour ses ajustemens nécessaires, vue somme de cent
escus ou quatre cens liures, et, s'il arriue qu'vn même Acteur ayt deux
ou trois personnages à représenter, il touche de l'argent comme pour
deux ou pour trois (i). »
Richelieu avait donné l'exemple de ces libéralités princières. Lors de
la représentation du Menteur ('1642), il fit présent à Bellerose, le meil-
leur comédien de l'Hôtel de Bourgogne, d'un somptueux habit de cour,
dont celui-ci se para pour représenter Dorante. Quatre ans plus tard,
quand madame Petit de Beauchamp, dite la belle brune^ joua d'original
le rôle de Rodogune, elle reçut du cardinal l'hommage d'un magnifique
habit à la romaine (2).
Louis XIV suivit l'exemple du cardinal, et, quand le Sicilien, de
Mohère, fut représenté à Saint-Germain dans le ballet des Muses
(janvier 1667), il fit cadeau de deux superbes mantes à mesdemoiselles
de Brie et Molière pour jouer leurs rôles d'Isidore et de Zaïde.
Surtout, on y voit deux esclaves
Qui peuvent donner des entraves]
Deux Grecques, qui Grecques en tout,
Peuvent pousser cent cœurs à bout,
Comme étant tout-à-fait charmantes,
Et dont enfin les riches mantes,
Valent bien de l'argent, ma foi :
Ce sont aussi présents du Roi (3).
A l'occasion, les comédiens ne rougissaient pas de stimuler la géné-
rosité des grands. Lorsque Quinault fit jouer, en i665, à l'Hôtel de
Bourgogne, sa comédie de la Mère coquette ou les Amants brouillés,
Raymond Poisson, le Crispin sans rival, le chef de cette célèbre famille
(i) Chappuzeau, Théâtre-François, liv. III, chap. XXVIII.
(2) Mercure de 1740.
(3) Robinet, Lettres en vers à Madame, 19 )uin 1667. Le Sicilien fut joué à Paris,
au théâtre du Palais- Royal, le 10 juin 1667.
LES COSTUMES DE THÉÂTRE 201
de comédiens, se trouva fort embarrassé pour jouer le rôle du marquis,
le premier marquis ridicule qui fût mis sur le théâtre. Où et comment
se procurer un costume en rapport avec l'élégance du rôle ? Le spirituel
acteur s'en tira par l'épître suivante :
A MONSEIGNEUR LE DUC DE CREQUY
Les Amants brouillés, de Quinaiilt,
Vont dans peu de jours faire rage ;
J'y joue un marquis, et je gage
D'y faire rire comme il faut ;
C'est un marquis de conséquence.
Obligé défaire dépense
Pour soutenir sa qualité ;
Mais^ s'il manque un peu d'industrie,
Il faudra, de nécessité,
Qiie j'aille, malgré sa fierté,
L^ habiller à la friperie .
Vous, des ducs le plus magnifique,
Et le plus généreux aussi,
Je voudrais bien pouvoir ici
Faire votre pangéyrique :
Je n'irai point citer vos illustres aïeux
Qu'on place dans l'histoire au rang des demi-dieux :
Je trouve asse^ en vous de quoi me satisfaire ,•
Toutes vos actions passent sans contredit
Ma foi! je ne sais comment faire
Pour vous demander im habit (i).
Dans leur comédie de jRa^o^m (1684), La Fontaine et Champmeslé
ont reproduit quelques traits de mœurs de l'époque, et ils ont justement
saisi sur le vif cette habitude qu'avaient alors les grands seigneurs de
vêtir les comédiens à la mode,
LA BAGUENAUDIÈRE.
Qite dites-vous de mon habit de chasse ?
LA RANCUNE.
Qu'il est beau pour jouer im baron de la Crasse.
LA BAGUENAUDTÈRE.
Je vous en fais présent.
Le quatrième acte, où se trouve une parodie de la Cléopâtre, de Cha-
pelle, est sans contredit le meilleur, et les auteurs nous y apprennent
(i) Les frères Parfaict, Histoire du Théâtre-Français, IX. — « Raimond Poisson,
comédien de l'Hôtel de Bourgogne, était excellent par son jeu naturel, mais, il bre-
douillait et n'avait pas de gras de jambe; il imagina de mettre des bottines; son fils
et son petit-fils avaient hérite de son jeu naturel, de son bredouiilement et de ses
bottines. » (Saint-Foix, Essais historiques, IV.)
202 LA CHRONIQUE MUSICALE
par leurs railleries que la célèbre reine égyptienne paraissait dans cette
tragédie vêtue d'un costume espagnol. A ces mots de la reine, repré-
sentée par Ragotin : « Je veux miauler, moi!» la nourrice Gharmion
repart :
Z)'où vient cette tristesse ?
Quelle raison vous fait négliger vos appas ?
En quel état ici paraissei^-vous ? hélas !
Une reine d'Egypte en habit d'Espagnole !
On va vous prendre ainsi pour Jeanneton la folle.
Alle:^ couvrir ce corps d'un autre accoutrement ;
Dans votre garde-robe entrons vite un moment ,•
Vene!( vermillonner ce visage de plâtre.
Dans leur nouveauté, les pièces de Rotrou, de Corneille, de Racine
étaient jouées en habits de ville de Tépoque. Sertorius et Pompée parais-
saient sur la scène en habits brodés d'or sur toutes les tailles, portant
un large baudrier auquel l'épée était suspendue, et un grand chapeau
orné de plumes. Oreste, César, Horace étaient burlesquement travestis
en courtisans de la plus grande cour d'Europe, et cette mode, qui nous
paraîtrait aujourd'hui si déplaisante, ne choquait en rien nos ancêtres,
qui semblaient, à dire vrai, ne juger les œuvres dramatiques que par
les yeux de la pensée en faisant abstraction complète de la représenta-
tion théâtrale.
Il est à remarquer que, dans toute l'histoire du théâtre en France,
non-seulement la déclamation et le jeu des acteurs sont en rapport
avec le costume théâtral et en ont suivi les modifications, mais que ce
rapport existait aussi assez souvent entre les costumes et les défauts des
pièces. Rien n'est isolé au théâtre ; tout se tient au contraire et s'en-
chaîne : défauts et décadence, qualités et progrès.
Pour se bien figurer l'effet que devaient produire ses tragi-comédies
et la convenance des sentiments que Corneille prêtait à ses personnages,
il faut voir les dessins d'Abraham Bosse. S'agit-il du costume des
hommes, voici les grands cheveux bouclés, la fraise plate, le haut de
chausses à bouts de dentelles, le justaucorps à petites basques, la longue
épée retombant obhquement sur les reins. Pour les femmes, c'est le
corsage court et rond, le sein entièrement découvert des portraits d'Anne
d'Autriche, la large jupe à queue dont l'étoffe robuste et ample retombe
de tous côtés en plis magnifiques ; ce sont les modes de la jeunesse de
mesdames de Chevreuse, de Hautefort, etc. Jamais costume ne fut plus
naturellement grand, n'imposa plus, ne justifia mieux les madrigaux
précieux et les adorations exagérées,
LES COSTUMES DE THEATRE 2o3
Si maintenant de Corneille nous passons à celui qu'il appelait son
père, au collaborateur de Richelieu, à cet heureux Rotrou, dont la sin-
cérité poétique est attestée par sa noble mort et dont Caffieri a fait le
type du poète, ce n'est pas à Abraham Bosse, homme paisible et qui ne
court guère les aventures et la campagne, qu'il faut nous adresser pour
avoir des costumes convenables, mais au peintre de la grande route et
des champs, à l'aventureux lorrain Jacques Callot. Pour bien saisir
Venceslas, il faut se représenter ces grands soudards du Siège de la
Rochelle et des Misères de la Guerre, au chapeau pointu et emplumé
ramené sur les yeux, aux bottes fortes, aux moustaches à trois poils,
race fine mais fortement trempée, gens policés à neuf, mais retournant
vite à la nature dès que la passion les rend fous, et se permettant alors
le brigandage et les violences de toutes sortes. Tels sont les héros de
Callot, tels sont ceux de Rotrou (i).
Le grand carrousel donné en 1662 sur la place qui emprunta son nom
à cette cérémonie, et les divertissements de Versailles dits Plaisirs de
l'île enchantée (1664), peuvent nous fixer sur le costume des tragédies
de Racine. C'est le costume militaire d'apparat des empereurs romains
qui a servi de modèle. A côté des statues en costume civil, toge ou man-
teau dont s'inspirera Talma, l'antiquité nous a laissé plusieurs figures
d'empereurs revêtus de cuirasses légères prenant les formes des hanches
et descendant par devant en s'arrondissant pour couvrir le ventre, avec
des ornements repoussés, sphynx, génies, esclaves enchaînés. Une
double tunique passe par dessous presque entièrement couverte par de
lourdes broderies. Des knémides damasquinées s'ajustent aux sandales^
aux épaules des bouffants et des franges.
Le grand roi devait adopter, embellir et défigurer ce riche cos-
tume. Il le porta souvent dans les carrousels, d'où il passa dans l'opéra
et la tragédie. La cuirasse, tout en gardant la même forme, est devenue
un corps de brocart ; les knémides se sont changées en brodequins de
soie brodée s'adaptant sur des souliers à talons rouges et les nœuds de
rubans remplacent les franges des épaules. Enfin, un tonnelet dentelé
rond et courte un petit glaive dont le baudrier passe sous la cuirasse,
par dessus tout cela la perruque et la cravate à nœud de satin : voilà ce
qui composait l'habit à la romaine du dix-septième siècle. Le casque de
carrousel, qui reste dans l'opéra, est le plus souvent remplacé dans la
tragédie par le chapeau de cour avec plumes (2).
Bref, le costume le plus riche et le plus ridicule qu'on puisse voir et
(1-2) M. Lamé, article sur le Costume au théâtre {Le Présent, n" i3).
204 LA CHRONIQUE MUSICALE
dont Voltaire fait, en deux lignes, une description si burlesque : « On
voyait arriver Auguste avec la démarche d'un matamore, coiffé d'une
perruque carrée qui descendait par devant jusqu'à la ceinture ; cette
perruque était farcie de feuilles de laurier et surmontée d'un large cha-
peau avec deux rangs de plumes rouges ».
Ces brillants costumes de cour appelaient naturellement la galanterie
et le langage choisi des héros de Racine. Segrais rapporte qu'étant au-
près de lui à la première représentation de Baja\et (1672), Corneille lui
fit observer que tous les personnages de la tragédie avaient, sous des
habits turcs, des sentiments français. « Je ne le dis qu'à vous, d'autres
croiraient que la jalousie me fait parler ; » ajouta le poète alors obligé,
pour faire jouer ses pièces, de s'adresser aux comédiens du Marais, les
ouvrages de son rival occupant, à l'exclusion de tout autre, la troupe de
l'Hôtel de Bourgogne.
Corneille disait vrai : sous l'habit turc ou prétendu tel de Bajazet,
d'Acomat et de Roxane, on devine les gentilshommes et les nobles dames
de la cour de France. Quoi qu'en dise Louis Racine, Corneille avait
raison, et aussi madame de Sévigné écrivant à sa fille : «... Je voudrais
vous envoyer la Champmêlé pour vous réchauffer la pièce : le personnage
de Bajazet est glacé ; les mœurs des Turcs y sont mal observées : ils ne
font point tant de façons pour se marier : le dénouement n'est point
préparé : on n'entre point dans les raisons de cette grande tuerie w.
« Ne voit-on pas les plus grands des auteurs fléchir sous l'influence de
leur temps, — dit Talma dans sa notice sur Lekain, — et Racine lui-même,
le divin Racine y soumettre trop souvent la hauteur de son génie ? » Dans
Andromaqiie^ Oreste et Pylade, bien que liés par l'amitié la plus vive,
ne sont point placés sur la même ligne, Oreste tutoie Pylade, et celui-ci
traite son ami de seigneur et ne se sert jamais à son égard que du mot
vous. Les convenances du théâtre ne permettaient sans doute pas alors
que le confident tutoyât son maître. A l'exemple du monde réel, les co-
médiens tenaient beaucoup à leurs rangs imaginaires, et étaient très
sévères entre eux sur les convenances et sur l'étiquette.
Le rôle de Néron, dans Briîannicus, subit aussi par instants l'influence
de l'époque. Le tyran dont le langage dénote bien d'abord le libertinage
ei la férocité naissante, montre une galanterie toute moderne dès qu'il
s'adresse à Junie. il l'aborde en des termes d'une affectation doucereuse,
et n'oserait certes pas violer les lois de la galanterie au point de parler à
sa maîtresse autrement que ne l'aurait fait le grand roi en personne.
Talma explique en fort bons termes pourquoi le début de cette scène,
qui vers la fin reprend sa véritable couleur, est très difficile à jouer. « Il
LES COSTUMES DE THEATRE 20 5
fallait toujours de belles manières pour parler aux femmes, conclut-il,
et Racine aurait cru blesser toutes les convenances en donnant à Néron,
dans son entretien avec Junie, ce feu, cette ivresse, ce désordre dont il
est agité dans la scène antérieure : un tel langage eût par trop choqué
des oreilles habituées au doux langage des ruelles. »
Voltaire, dans son Temple dit, Goût^ signale ce défaut par une critique
également fine et judicieuse.
Plus pur, plus élégant^ plus tendre,
Et parlant au cœur de plus près,
Nous attachant sans nous surprendre,
Et ne se démentant jamais,
Racine observe les portraits
De Baja^et^ de Xipharès,
De Britannicus, d'Hippolyte.
A peine il distingue leurs traits ;
Ils ont tous le même mérite :
Tendres, galants^ doux et discrets ;
Et V Amour, qui marche à leur suite,
Les croit des courtisans français .
Toutefois Racine, en homme qui connaissait à fond l'antiquité, avait
senti l'invraisemblance des coutumes du théâtre de l'époque. Il tenta
même de s'opposer tant soit peu à ces anachronismes, surtout quand
Baron voulut jouer Achille d'Tphig-énie avec une perruque frisée. Mais
le poëte avait affaire à trop forte partie et il fut contraint de céder à la
mode. Il se résigna même d'assez bonne grâce, car nulle part il n'a laissé
échapper le moindre blâme sur ce ridicule usage. Une seule fois, Racine
consacra à la mise en scène quelques lignes d'une de ses préfaces, celle
d'Esther. Il s'empresse de proclamer que les rôles d'hommes de sa tra-
gédie n'ont pas laissé d'être représentés par des filles avec toute la bien-
séance de leur sexe, puis il ajoute: a La chose leur a été d'autant plus
aisée, qu'anciennement les habits des Persans et des Juifs étaient de
longues robes qui tombaient jusqu'à terre, »
On ne se douterait guère, à l'entendre, que les représentations à^Esther
à Saint-Cyr furent des plus brillantes pour l'époque et qu'elles se firent,
— c'est Louis Racine qui le note, — « avec une grande dépense pour
les habits, les décorations et la musique. » L'adroit courtisan dut se re-
procher par la suite de n'avoir pas parlé en termes plus flatteurs du luxe
déployé par madame de Maintenon pour sa tragédie sacrée.
Le temps s'écoulait sans modifier sensiblement les usages reçus. Vingt
ans après la spirituelle requête de Raymond Poisson au duc de Créquy,
2o6 LA CHRONIQUE MUSICALE
les comédiens endossaient encore des vêtements de cour pour représenter
les héros antiques à la Comédie ou sur les théâtres aussi richement
pourvus des collèges. A défaut d'argent, ils les empruntaient à quelque
adroit valet ou s'en faisaient faire cadeau.
Dans l'Homme à bonnes fortunes^ Pasquin, à bout d'expédients et ne
sachant comment expliquer la disparition du juste-au-corps de son maître
Moncade, s'écrie : « Monsieur^ il faut vous dire la vérité; je l'ai preste
pour une Tragédie au Collège. — Mon juste-au-corps au Collège ? à
un enfant ? — Non., Monsieur ; c'est un grand garçon., beau., bien fait
comme vous et qui fait le Roy de la Tragédie, »
C'est le célèbre Baron qui écrit cela en 1686, et nul mieux que lui ne
saurait donner une idée exacte des usages du temps. Du reste, le grand
comédien qui avait réformé la diction ampoulée de ses prédécesseurs.
Baron qui, à soixante-huit ans, soulevait encore l'enthousiasme et qui
mérita d'être surnommé tout d'une voix le Roscius de son siècle, Baron
qui avait failli rompre avec Racine pour une question de coiffure, ne
paraît pas avoir compris mieux qu'aucun de ses contemporains l'har-
monie du costume.
Et pourtant il aimait éperdument son art et ne négligeait rien de ce
qui pouvait contribuer à l'illusion, sinon par la vérité, au moins par la
pompe théâtrale. Quand il jouait quelque rôle d'empereur ou de roi, il se
faisait toujours précéder de huit ou dix figurants habillés à la romaine.
« Je me souviens, dit Collé, que représentant le grand-prêtre dans
Athalie^ des gagistes qu'il avait fait habiller en lévites ne se présentant
pas assez tôt pour un jeu de théâtre nécessaire, il cria tout haut : Un
lévite ! un lévite! Comment, par le mordieu, pas un b de lévite/
Ceux qui étaient sur le théâtre l'entendirent et rirent de tout leur cœur
de sa colère d'enthousiaste (i). »
M. Bonnassies qui a voué une juste admiration au grand comédien et
qui a réédité avec luxe sa jolie comédie l'Homme à bonnes fortunes, a
mis en tête de son livre une curieuse préface où il s'efforce d'atténuer,
de transformer même en qualités les défauts qu'on a l'habitude de re-
procher à l'homme et à l'acteur: à celui-ci son extrême orgueil, à celui-là
son insouciance du costume. « Louis XIV, dit-il, réédita les splendeurs
impériales, en les panachant, pour plus grande liesse, de mythologie,
de magie, de chevalerie : tout n'écait-il pas possible avec un art aristo-
cratique basé sur la tradition savante ? De là ces fêtes théâtrales dont la
tragédie et l'opéra n'étoient que des actes, et où régnoit la fantaisie,
(i) Journal de Collé, mars i75o.
LES COSTUMES DE THÉÂTRE 207
c'est-à-dire la vie idéale, mascarade enivrée de la vie réelle qu'on tâchoit
de faire oublier.... Ainsi donc, en écartant toute solution sur le point
d'actualité, on doit reconnoître que Baron étoit dans le vrai, en jouant
avec des cçstumes fantaisistes. »
Cette raison serait admissible à la rigueur en ce qui regarde les tra-
gédies de Racine, mais elle ne saurait s'appliquer à celles de Corneille.
Il nous semble, en outre, que l'acteur de génie doit savoir se soustraire
aux influences de son temps et braver les critiques de ses contemporains
pour corriger leur goût, qu'il doit, en un, mot, leur enseigner le beau en
dépit de leur résistance. Or, loin d'avoir cette courageuse initiative,
Baron, de l'aveu même de ses panégyristes, s'est borné à apporter dans
ses costumes l'intelligence que dénotait son jeu, l'intelligence poétique.
Il en fut ainsi dans le rôle d'Arnolphe dont il conserva, comme Pro-
vost deux siècles plus tard, la véritable tradition et qu'il joua tel que
Molière l'avait conçu. Il le représentait bourgeoisement, sans charger,
mais avec noblesse et dignité, et s'habillait en conséquence, non pas,
comme ses camarades et ses successeurs, avec un surtout de vieille gui-
pure, les cheveux en désordre et le reste à l'avenant, mais avec un habit
de velours, une veste d'étoffe, des bas noirs, une perruque bien peignée
et le chapeau sur la tête.
Ici Baron avait pleinement raison, mais en était-il de même quand il
endossait un bel habit de velours noir à passe-poil de satin cramoisi
pour jouer Cinna et qu'il se campait sur le chef un chapeau orné de su-
perbes plumes d'un rouge éclatant? A ces vers :
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et, sa tête à la main^ demandant son salaire
il figurait avec son chapeau la tête sanglante du père et l'agitait avec
force jusqu'à ce que le public cessât de battre des mains; ce qui n'arrivait
jamais qu'après trois ou quatre reprises (i). Etait-ce enfin faire preuve
de goût que d'accuser par une mise élégante le contraste de ses rôles avec
son âge vrai, et de jouer par exemple, à soixante-dix ans passés, le jeune
Misaël, des Machabées de Lamotte, vêtu comme les enfants des bourgeois
parisiens, avec un joli toquet et de gracieuses manches pendantes (2)?
Cette tragédie fut jouée en 1721, et le grand acteur se croyait encore en
1671, à l'heureuse époque où il représentait l'amour dans Psyché. Cette
épigramme le dut cruellement désabuser :
(i) Madame Talma, Etudes sur l'art théâtral, p. 20g,
(2) Anecdotes dramatiques, I.
2o8 LA CHRONIQUE MUSICALE
Le vieux Baron, pour l'honneur d'Israël,
Fait le rôle enfantin du jeune Misaël,
Et, pour rendre la scène exacte^
Il se fait raser à chaque acte.
Tandis que l'indifférence de Racine et la vanité satisfaite de Baron
laissaient la mode régner en souveraine à l'Hôtel de Bourgogne, Molière,
montrant toujours un vif souci de tout ce qui pouvait aider au succès
de ses propres pièces ou de celles des auteurs qu'il appelait à lui, exerçait
une salutaire surveillance sur sa vaillante petite troupe et s'efforçait de
faire respecter la vérité et la convenance au théâtre du Palais- Royal (i).
La preuve en est dans certains traits rapportés par Grimarest au courant
de sa Vie de Molière.
En jolie femme qu'elle était et en coquette émérite, mademoiselle Mo-
lière aimait ardemment la parure. Le jour de la première représentation
de Tartufe^ sachant bien qu'une pièce qui avait soulevé de si furieux
débats avant même d'être jouée^ attirerait un grand concours de monde,
elle y voulut briller par l'éclat de ses vêtements et se fit faire en secret
un habit magnifique : longtemps à l'avance elle était à sa toilette. Mo-
lière entre dans la loge de sa femme qu'il trouve parée comme une chasse,
a Comment donc, mademoiselle ! s*écrie-t-il à cette vue^ que voulez-
vous dire avec cet ajustement? ne savez-vous pas que vous êtes incom-
modée dans la pièce ? et vous voilà éveillée et ornée comme si vous alliez
à une fête! Déshabillez-vous vite, et prenez un habit convenable à la
situation où vous devez être. » Peu s'en fallut que sa femme refusât de
jouer, tant elle était désolée de ne pouvoir faire parade d'un habit qui lui
tenait plus à cœur que la pièce.
Molière travaillait souvent d'après nature pour composer plus sûre-
ment ; aussi avait-il pris Rohaut, bien qu'il fût son ami, pour modèle
du maître de philosophie dans le Bourgeois gentilhomme. Afin de
rendre sa copie plus exacte, il fit dessein d'emprunter un vieux chapeau
de Rohaut pour le donner à Du Croisy, qui devait figurer le personnage
dans la pièce. Il envoya Baron chez le philosophe pour le prier de lui
prêter ce précieux chapeau d'une forme si singulière qu'il n'avait pas
son pareil; mais cette ambassade échoua par la maladresse de Baron,
qui dévoila au philosophe quel usage on voulait faire de son étonnant
couvre-chef. Celui-ci refusa avec indignation de le déshonorer en le
(i) On trouvera, à la fin de l'ouvrage de M. Eudore SonYié, Recherches sur Molière
et sur sa famille, l'inventaire dressé après sa mort qui comprend le détail minutieux
de ses habits de théâtre.
LES COSTUMES DE THEATRE 209
laissant paraître sur un théâtre, et force fut à Du Croisy de se couvrir
la tête avec le premier chapeau venu.
« On joue présentement à l'Hôtel de Bourgogne V Amour médecin^
écrit Guy Patin; tout Paris y va en fouie pour voir représenter les
médecins de la cour, et principalement Esprit et Guénaut, avec des
masques faits tout exprès; on y a ajouté Desfougerais. Ainsi l'on se
moque de ceux qui tuent le monde impunément. » Ce caustique méde-
cin, toujours en quête de ce qu'on faisait ou disait contre ses confrères,
nous prouve par ces lignes que Molière prenait soin, à l'occasion, de
donner à ses acteurs des masques ressemblant aux originaux qu'il vou-
lait exposer en scène.
Cette lettre de Guy Patin étant datée du 2 5 septembre 166 5, il s'agit
évidemment ici de l'Amour médecin, joué à la cour le i5 septembre de
cette année et le 22 à Paris. Lors des premiers temps du Théâtre-Fran-
çais , les acteurs avaient adopté les masques, usités de toute ancienneté
dans les spectacles d'Italie; mais ils en avaient restreint l'usage aux rôles
de vieillards et de vieilles femmes. Quand on assiste à une représenta-
tion du Menteur et qu'on entend la scène admirable qui débute par cette
belle apostrophe : Êtes-vous gentilhomme? on ne conçoit guère que
l'acteur qui la prononçait fût caché sous un masque presque semblable
à celui du Pantalon de la Comédie-Italienne. C'est pourtant la vérité
exacte, et la preuve s'en trouve dans ce vers de la Suite du Menteur^
par lequel Cliton termine le récit qu'il fait à son maître de la comédie
composée à Paris sur leurs premières aventures :
Votre feu père même est joué sous le masque.
Molière avait adopté le masque pour représenter Mascarille dans
l Etourdi tt les Précieuses ridicules'^ il le donna plus tard à Hubert
et à Du Croisy pour jouer, dans les Fourberies de Scapin, les rôles
d'Argante et de Géronte. En mai lySô, lors de la reprise de cette
pièce, les acteurs chargés de ces deux rôles se montrèrent fidèles à la
tradition, comme le prouve cet extrait du Mercure, rédigé alors par
le chevalier de La Roque : « Reprise des Fourberies de Scapin. Il y
avait dix ou douze ans qu'on n'avait joué cette pièce. Dangeville et
Dubreuil jouent les deux vieillards sous le masque. C'est la seule pièce
restée au théâtre où l'usage du masque se soit conservé. »
ADOLPHE JULLIEN.
H
ROSSINI, BEETHOVEN
ET L'ÉCOLE ITALIENNE CONTEMPORAI NE (i)
N vient de voir Beethoven observant les êtres et les
choses, étudiant, contemplant le réel qui se meut au
sein de l'infini et que l'infini pénètre ; le réel qui con-
tient à un degré quelconque le souffle de vie et qui,
aveuglément ou sciemment, s'agite sous l'attraction
divine ; on va le voir se mesurer avec le drame, avec
l'histoire.
Shakespeare, Gœthe, voilà ses hommes; Egmont, Coriolan, voilà ses
héros. Le musicien se contente-t-il de peindre Lamoral et Gaïus Mar-
cius? Non paSj il les ressuscite ! ces figures surhumaines revivent en effet;
ces hommes reparaissent, formidables, et ce ne sont point des fantômes,
des apparences : ils se meuvent, ils sentent, ils pensent, ils agissent.
Les supplications de Véturie domptant la colère de Coriolan irrité contre
Rome, qui l'avait exilé; Egmont marchant au supplice en vainqueur et
payant de sa tête ]a délivrance de sa patrie, tels sont les sujets de ces
pages colossales. Le compositeur, dans l'ouverture de Coriolan, plane à
une telle hauteur qu'on se demande, presque effrayé de tant de génie,
s'il rivalise seulement avec le dramaturge anglais ou s'il le domine.
Cependant Beethoven ne se croit pas quitte envers l'humanité parce
qu'il a chanté la victoire remportée sur un Romain par les larmes de sa
mère et le sacrifice d'un patriote mourant glorieusement pour son pays.
Il sait que la philanthropie est au-dessus de l'amour maternel et du pa-
(i) Voir les numéros des i" et i5 août.
ROSSINI, BEETHOVEN, ETC. 211
triotisme ; il sait que tous les hommes sont solidaires et que si l'amour
est, par excellence, le moteur de la divinité, il est aussi le meilleur con-
seiller de la race humaine dont il sera un jour la joie suprême et sacrée.
Mais écoutez, d'un bout à l'autre de l'Allemagne on répète une ode de
Schiller ; les vieillards, les mères partagent l'enthousiasme des étudiants,
des jeunes filles; les strophes du poète s'impriment dans toutes les mé-
moires , elles délassent les travailleurs ou les aident à supporter leurs
fatigues, elles sortent de toutes les bouches, elles retentissent sur tous
les chemins, sur les places, dans les rues, dans les ateliers, dans les fabri-
ques, partout où il y a des cœurs qui battent; alors l'avare laisse glisser
une pièce de monnaie de ses doigts osseux, le tyran oublie un moment
qu'il prétend asservir la terre, l'envie cesse un instant de mordre, l'é-
goïste sent sa poitrine se dilater et il s'en étonne, les souffrances se cal-
ment, les misères respirent, les opprimés oublient les oppresseurs , des
pleurs d'attendrissement coulent des paupières rougies. Et savez-vous
pourquoi l'Allemagne est ainsi émue, vibrante? C'est parce que Schiller
a écrit :
Seyd umschliingen, tnillionen!
Diesen kuss der gani^en Welt!
Brûder — ïiberm sternen^elt
Mûss ein lieber Vater wohnen.
C'est-à-dire :
Soye^ embrassés, millions !
Ce baiser au monde entier!
Frères — au-delà des étoiles
Demeure un père bien-aimé .
Beethoven lit et relit cette ode, il la médite, il la considère comme le
nouveau Credo de l'univers pensant. Une œuvre immense germe dans
la tête du symphoniste; il veut que les masses aient un chant simple et
sacré qui les unira dans un même élan fraternel; il veut que le peuple
puisse joindre sa voix formidable à l'orchestre qui va bondir joyeux sous
les paroles de Schiller. Il cherche un motif, il ne le trouve pas d'abord, il
se désespère; enfin il s'écrie un jour avec transport, Ich hab'es^ ich
hab' es! {3 Q le tiens, jQ le tiens!) Et il le tenait réellement. Beethoven
n'était pas seulement un compositeur sans rival, c'était encore un penseur,
et son plan, beaucoup plus vaste que celui de Schiller, consistait à mettre
en présence les douleurs^ les efforts, les luttes^ les tendances des temps
passés et l'aurore des temps futurs ; à montrer les nations s'avançant dé-
libérément vers la civilisation, vers la paix, vers la joie, jetant bas les
vices, haillons dont elles sont couvertes^ se parant de toutes les vertus,
2 12 LA CHRONIQUE MUSICALE
s'épanouissant dans un splendide rayonnement, se tenant embrassées et
respirant librement dans la lumière vénérable qui les entoure. Beethoven
est à l'œuvre; il rassemble dans un splendide final les éléments d'amour
et conséquemment de bonheur épars, dans les trois premiers morceaux de
sa symphonie, comme ils le sont sur la terre, éléments séparés par d'in-
nombrables obstacles, combattus par la violence, entravés par l'égoïsme
et l'ignorance, vil couple dont naquit une nuit la haine. Petit à petit,
ces éléments dispersés se réunissent, s'affirment, s'imposent ; les souf-
frances diminuent, les corps s'embellissent parce que les âmes s'épurent,
la pensée brise ses chaînes, le travail s'appuie à la liberté, le frère ne
doute plus de son frère, l'époux et l'épouse ne font qu'un, la vie est
moins courte, l'aïeul toujours vert contemple avec orgueil^ avec tendresse,
les générations qu'il a semées ; l'harmonie est partout, la nature même
s'embellit et c'est le règne de Dieu qui comm.ence.
Schiller! Beethoven! c'était là votre rêve, n'est-ce pas? Vous ne cher-
chiez pas tant à divertir les hommes qu'à leur désigner le but à pour-
suivre, à atteindre? L'amour de l'humanité était en vous, vous le teniez
de vous et vous le répandiez sur des milliers de têtes attentives et char-
mées, comme le soleil répand ses rayons dans l'azur où scintillent les
astres, ces fleurs du ciel. Vous aimiez, vous aimiez sincèrement vos
semblables et c'est votre attachement profond à tout ce qu'on doit chérir
qui vous fit si grands. Noble et cher Beethoven, chez toi le talent, le
génie, le caractère étaient, que dis-je! sont au même niveau. Oui, sont;
car en quittant ce globe pour la mort, tu nous as légué tes ouvrages im-
mortels où l'on te retrouve tout entier. Mozart est un grand artiste,
Rossini a du génie, toi, Beethoven, tu es un grand homme! Tu ne des-
cendis jamais des hauteurs de ton idéal pour solliciter les faveurs du
public, tu méprisas la fortune lorsqu'elle se présenta à toi sous les traits
immondes du reniement ; quand tu te hasardas dans les régions supé-
rieures et inexplorées où réside la fière beauté immaculée, tu t'aperçus
vite que nul ne te suivait. Que t'importait cela? Tu savais qu'on te re-
joindrait plus tard et tu poursuivis seul ta route. On te critiquait vio-
lemment, on te montrait au doigt en disant r « Ce fou!; » les artistes te
raillaient, le monde te plaignait insolemment, des souscripteurs te fai-
saient l'aumône de leur signature pour que tu pusses décider un éditeur
à publier tes dernières partitions ; on te protégeait, on t'applaudissait du
bout des doigts, aucune humiliation ne t'était épargnée; la direction de
l'Opéra de Vienne refusait ta magnifique ouverture de Fidelio et t'obli-
geait à en écrire une autre, et puis une autre encore, pour revenir à la
fin à la prcmicre, retour impertinent qui ressemblait à une nouvelle in-
ROSSINI, BEETHOVEN, ETC. 2t3
suite; et toi, le dédain sur les lèvres, tu suivais des yeux les idiots qui ne
te comprenaient pas, et malgré tes maux, malgré tes déceptions, alors que
tu aurais pu, toi aussi, sacrifier quelque chose à la fortune aveugle et au
mauvais goût non moins aveugle qu'elle, tu demeuras ferme dans ta
probité, tu gardas intacte la fidélité à tes principes. Tes principes , c'é-
taient tes trésors, et tu les respectais, et tu les aimais, et tu ne les vendais
pas, et tu portais haut la tête. Oh! que j'aurais voulu te voir, te con-
naître, te serrer la main, t'appeler mon ami! Mon ami? mais tu l'es, tu
l'es depuis le soir où j'entendis pour la première fois de ta musique.
C'était à Miinster, à un concert de la société philharmonique, on exécu-
tait la symphonie en si bémol, j'allais jouer le troisième concerto de
Ries, un des trois ou quatre morceaux classiques qu'on m'eût appris au
Conservatoire de musique, où j'avais remporté mon premier prix trois
ans avant cette époque. Oubliant ma préoccupation bien naturelle au
moment de paraître en public, j'écoutais avec avidité cette délicieuse
symphonie qui m'initiait soudain à des jouissances que les compositions
dont on me nourrissait ne m'avaient nullement fait pressentir. Avais-je
entendu prononcer le nom de Beethoven dans les classes du Conserva-
toire? Je ne m'en souviens pas ; mais je ne l'oubliai plus, et mon premier
soin en arrivant à Vienne, — j'avais seize ans, — fut de m'enquérir de
mon nouvel ami. Dès lors, je vécus dans son intimité; il me fit une
multitude de confidences; je pleurai avec lui, je souris avec lui, j'abor-
dai, aidé par lui, des rivages inconnus, des sommets qui parurent long-
temps inaccessibles, j'admirai les régions innommées où il me transpor-
tait sur ses ailes d'ange; sa chevelure s'emplissait d'étoiles, son hymne
éclatait dans les vastes cieux, des échos perdus dans de prodigieuses pro-
fondeurs le répétaient en chœur; à travers les cordes de sa lyre, où vibrait
toute son âme, j'apercevais une multitude de créatures plus parfaites que
l'homme, tandis que, des sillons terrestres, s'élevaient, dans une lueur
d'apothéose, des myriades de populations régénérées.
Me voilà loin de Rossini et de l'école italienne qu'il a fondée. Il faut
y revenir, car j'ai à montrer les conséquences du système rossinien, à
parler des quelques compositeurs qui l'ont adopté et à dire un mot au
sujet de Bellini et de Donizetti, deux chantres célèbres dont l'un mourut
poitrinaire et l'autre fou. Inférieurs à Rossini en ce qui concerne l'in-
vention, l'ampleur des formes, l'étendue des morceaux, la majesté des
idées, le piquant des modulations et l'art de manier l'orchestre, Bellini
et Donizetti ne sont cependant pas sans mérite. Quoique ne se méfiant
pas assez des rémmiscences contre lesquelles ils heurtent et brisent leur
individualité, ils ont un style propre, une originalité relative, un peu
214 LA CHRONIQUE MUSICALE
endommagée si l'on veut, saillante pourtant et qui se manifeste dans
leurs principaux opéras : la Sonnanhula, Norma, I Puritani, VÉlisir
d'amore, Il furioso, Lucia. Lorsque Molière prenait quelque chose
aux anciens, lorsque Rossini empruntait des mélodies à Haydn, à Mo-
zart^ à Spontini, le moraliste et le compositeur faisaient subir une trans-
formation aux éléments dont ils s'emparaient. Bellini, Donizetti ne
prennent point cette peine. Ils imitent, ils pillent Rossini sans scrupule
et, en le contrefaisant, en le dépouillant, ils l'amoindrissent ; ils ne
jettent pas, comme leur modèle, un coup-d'œil pénétrant sur la France,
sur l'Allemagne : ils se confinent dans leur nationalité, ils s'isolent dans
leur manière de sentir; ils ne possèdent pas la folle insouciance qui en-
gendra// è^ïr^/ere, ni le sentiment patriotique qui ïns'çi'wa. Guillaume
Tell; ils possèdent encore moins les vues humanitaires d'un Beethoven.
Ils se laissent vivre, ils s'exhalent. Leurs productions sans virilité, sans
élévation et totalement privées de ce précieux savoir si Justement cher
aux Allemands, ne se soutiennent que par une inspiration douteuse,
monotone, par un mouvement dramatique factice, purement extérieur,
par une agitation fébrile dénuée d'énergie, par l'heureuse disposition des
voix dans les ensembles et par le mérite des chanteurs. Les Lablache,
les Rubini, les Grisi, la grande Malibran, vingt autres interprètes fameux
ont mis leur âme au service de vulgaires cavatines italiennes surchargées
de vocalises qui seraient peut-être à leur place dans une méthode, dans
un solfège, mais qui, n'exprimant rien par elles-mêmes, sont fort dé-
placées à la scène.
Donizetti espéra-t-il remplacer Rossini au Grand-Opéra où il arriva,
lorsque le cygne de Pesaro eut résolu de garder le silence? S'ill'a jamais
cru, il s'est singulièrement trompé. Les Martyrs, la Favorite^ repré-
sentés sur notre première scène lyrique, ne sauraient être considérés que
comme des ébauches. Passons.
Je pourrais signaler au moins un joli morceau vraiment bien venu
dans presque toutes les oeuvres de Donizetti.
En est-il jusqu'à trois, dans la même partition, que je pourrais
compter? J'en doute. Néanmoins VElisir d'amore foisonne de gracieux
et légers motifs; // furioso contient des phrases expressives malheureu-
sement trop langoureuses, et Lucia ne périra pas tout entière, grâce à
un large et beau septuor admirablement écrit au point de vue vocal,
et qui a pris rang parmi les meilleures et les plus émouvantes inspira-
tions de l'école italienne. Ce magnifique passage égaré dans Lucia
montre ce que Donizetti, si richement doué, fût devenu, si la réflexion
et le travail eussent aidé son instinct, son sentiment musical, et si, livré
ROSSINI, BEETHOVEN, ETC. 21 5
à la passion la plus funeste de toutes lorsqu'elle est comprise d'une cer-
taine façon, il n'eût pas jeté aux trois points cardinaux de l'amour la
sève indispensable aux travaux intellectuels.
Bellini me paraît supérieur à Donizetti. J'aime sa sensibilité vraie.
A travers les mollesses, les mièvreries, les traits incolores dont abon-
dent I Montecchi, la Sonnanbula, Norma, se glissent des élans drama-
tiques sincères, de brusques mouvements énergiques d'une surprenante
vigueur. Derrière le Bellini que nous connaissons se cachait évidemment
un Bellini que nous ne connaissons pas . Comprenant que son éducation
musicale était très imparfaite, Bellini, vers la fin de sa carrière, allait
étudier au Conservatoire, partitions en main, les symphonies de Beet-
hoven. Les Puritains furent le premier résultat, et le dernier, hélas !
des transformations qui s'opéraient dans l'esprit du jeune maître : Bellini
s'éteignit au moment où recevant une forte impulsion, son talent com-
mençait à se développer dans un sens viril et grandiose. L'orchestre des
Puritains diffère étrangement de celui de Norma; les idées qu'il exprime
sont parfois robustes, brillantes, colorées, hardies même. Le jeune lion
amoureux, auquel la volupté avait rogné les ongles, sent repousser ses
griffes et renaître ses forces; il gonfle ses naseaux, il hérisse sa crinière,
ses prunelles s'emphssent de lumière; il est beau ainsi. Courage! cou-
rage! Bellini va chanter encore; ses lèvres s'entr'ouvrent... Ah! malheur 1
c'est un flot de sang qui sort de sa bouche. ...
Bellini et Donizetti morts, on leur cherche un successeur. On offre la
pourpre à M. Verdi qui fait son possible pour la mériter. Malgré ses
efforts, l'art continue à décliner visiblement en Italie. La musique y de-
vient un hurlement; la manie des unissons a succédé à la manie des
tierces ; les chanteurs : sopranos, barytons, ténors, basses, écrasés par
une instrumentation violente, poussent des cris désespérés, désespérants,
et se brisent la voix à ce métier, qui exige plutôt des stentors que des
Apollons.
Les formes vieillies empruntées à Rossini subsistent ; aucune modifi-
cation ne vient les rajeunir; Mercadante, Carafa, Verdi, les frères Ricci
s'en servent après Spontini, Meyerbeer, Boieldieu, Hérold, Auber, Ha-
lévy, Adolphe Adam, etc., etc. Dans les cabalettes, dans les duos, dans
les trios, dans les finals, chaque motif se répète régulièrement deux fois,
comme si ce retour obstiné au thème était indispensable; partout des
moyens, des accompagnements, des fioritures identiques. On se copie
sans vergogne, on se vole sans pudeur, on tripote les mêmes bribes mé-
lodiques, espèce de servantes à tout faire; on emploie pour la cent
millième fois le même rhythme brutal, éhonté, stupide, efflanqué, qui
2i6 LA CHRONIQUE MUSICALE
accompagne sur la scène, au-delà des A.'pes, tous les guerriers et toutes
les queues-rouges du globe. Ici l'incohérence, là les ténèbres. Le bruit
tient lieu d'harmonie et on se demande avec une sorte de stupeur quel
rapport il peut y avoir entre les éclats de cette sonorité sauvage et les
niaiseries qu'elle met en évidence. Ce tohu-bohu instrumental, vocal et
grotesque exaspère les gens de goût qui cherchent naïvement une idée
dans les élucubrations incolores et rebutantes dont il s'agit.
Cependant les journaux annoncent de temps en temps l'apparition sou-
daine d'un maestro fraîchement éclos, un soir, aux feux de la rampe, sur
une des nombreuses scènes d'Italie. Inconnu hier, le compositeur est illus-
tre aujourd'hui. Son nouvel opéra — il en avait donc composé d'autres ? —
lui a valu un triomphe; le public l'a rappelé trente-six fois de suite après
le premier acte, et quatre-vingts fois à la fin du spectacle. Il a ramassé
vingt bouquets; il a eu une sérénade. Tant mieux. C'est une nouvelle
étoile qui se lève, assure-t-on. Voyons cela. J'inspecte l'azur du côté où
l'oranger fleurit. Rien. Je m'arme d'un télescope. Rien encore. Je monte
à l'Observatoire. Toujours rien. Naturellement mon regard change de
direction. Qu'est-ce donc qui brille là, à terre? Tiens! c'est un grain de
poudre d'or venu je ne sais d'où et gisant sur la route. La brise le sou-
lève et le fait resplendir au soleil; elle en soulève dix autres, cent autres,
mille autres ; et tous reluisent, et tous prennent des apparences hu-
maines, et tous entonnent une mélodie qui est toujours la même, tous
se la disputent, et tous continuent à briller à quelques pouces du sol, car
ils sont couverts de paillettes. Que disent ces pygmées? Ils disent à voix
haute : Nous sommes les successeurs des grands musiciens italiens. Je
me détourne pour ne plus voir ces ombres bizarres flottant à l'horizon.
En ce moment un coup de vent survient et j'entends un ricanement sec
et railleur. Je me retourne vivement : la camarde, vieux squelette clas-
sique, était debout devant moi et riait à se tenir les côtes. Elle venait de
souffler sur le tas des maëstri : Poudre d'or, pygmées et paillettes avaient
disparu et il n'en restait pas trace.
ILOUIS LACOMBE.
LES SOUPIRS D'UNE FLUTE
i)
AUTRES soirs, on donnait, comme lever de rideau, le
Rossignol de Lebrun. Madame Cinti remplaçait ma-
demoiselle Hymm, et Tulou lui donnait la réplique.
Vous devinez comme cette année 1829 me laisse encore
un grand souvenir : ce fut une représentation unique
dans l'histoire de l'art, où le mélodieux Cimarosa fut interprété à la fois
par Marietta Malibran, Henriette Sontag et Laure Cinti-Damoreau.
Je deviendrais fastidieuse en nombrant les soirées où l'inimitable
Tulou porta mes triomphes à leur apogée. Je traversai triomphante les
grandes œuvres de Meyerbeer, et les grands jours du Conservatoire.
Je vis Mendelssohn ravir par sa jeune renommée le public ardent de
i832, avec le Songe d'une Nuit d'été, ses quatuors, son otetto et son
admirable concerto en sol. Je me trouvais au milieu des hommes que
voici: Habeneck, Bertin de Vaux, Baillot, Rubini, Girod de l'Ain,
Schlesinger, de Tracy, le peintre Gérard, mesdames Mars, Persiani et
Taglioni, les pianistes Hilleret Kalkbrenner, le Saint-simonien Enfantin
et le poète V. Hugo, Paganini, Nourrit, Delacroix, Lablache et tant
d'autres que j'oublie.... Une circonstance particulière m'a frappée dans
l'une des dernières soirées que je passai à l'Opéra. — Tulou se tenait
à son pupitre, quand, dans un entr'acte, il vit défaillir l'un de ses col-
lègues de l'orchestre. C'était un artiste, qui avait coutume de lire un bré-
viaire, et rien n'était plus bizarre que cet homme d'une dévotion sincère,
(i) Voir le numéro du i5 août.
2i8 LA CHRONIQUE MUSICALE
s'isolant par sa piété du lieu où ses occupations l'appelaient. On res-
pectait son originalité et on admirait son rare talent. — « Cher Urhan,
lui dit Tulou, en se précipitant vers lui, venez avec moi respirer au
dehors une atmosphère plus saine. » Tulou transporta pour ainsi dire
son camarade au foyer, où les soins les plus empressés lui furent prodi-
gués, puis une voiture le reconduisit à son domicile de Belleville, où
Urhan ne tarda pas à expirer quelque temps après à Tâge de 56 ans....
Je me souviens avoir fait une pérégrination artistique, avec Tulou,
par un hiver très rigoureux. Nous étions dans le midi de la France, et
néanmoins — comme cela arrive quelquefois — une température sibé-
rienne semblait donner un démenti à notre position topographique.
Nous venions de Perpignan nous dirigeant vers Montpellier. Des rafales
violentes fouettèrent notre diligence, vraie maison roulante des Messa-
geries Lafitte et Caillard. Le lourd véhicule avançait lentement à travers
une épaisse couche de neige. Malgré un attelage de renfort, arrivés près
d'une côte, les voyageurs furent obligés de descendre.
O misère ! ô fatalité ! c'est ce vulgaire incident qui fut l'origine de
ma chute et de mes souffrances !
Parmi nos compagnons de route, se trouvait un jeune homme pâle,
long et sec. De grands cheveux noirs, plats et gras, mettaient sa nuque à
l'abri des frimas. Sa mise décelait à la fois un mélange d'indigence et de
faste. Un habit noir collant sur sa personne plutôt qu'il ne la vêtissait,
une cravate jadis blanche, des bottines vernies, un chapeau pyramidal,
tel était le costume de ce fantastique personnage. Son regard brillant et
vif prenait ordinairement, lorsqu'on le fixait, un aspect humble et même
béat. Quant à sa parole, l'accent en était si étrange, que je le qualifierais
volontiers de familièrement respectueux, si cette façon de m'exprimer
peut faire connaître ma pensée. Entre temps, il sifflotait quelque lambeau
d'opéra italien. Il avisa Tulou et le prit pour objectif de son verbiage.
Hélas !... il ne fut pas nécessaire à l'illustre virtuose d'attendre longtemps
pour apprendre que son compagnon de voiture était — disait-il — l'une
des merveilles musicales de l'Italie. Tulou prit naïvement la balle au
bond, mais quand son interlocuteur sut à qui il venait de lancer une
semblable assertion, son allure changea d'aspect.
Le matamore rengaina sa grande flamberge et vira de bord. Il se disait
napolitain et se nomma : il cavalière del Fior^ ténor di primo cartello
de Santa Radegonda de Milan.
Il narrait avec une intarissable faconde les palpitantes péripéties de
de l'incendie d'un théâtre. Il avait accompli des prodiges de dévoue-
mem dans ce sinistre, et à la suite de ses héroïques efforts, le délicieux
LES SOUPIRS D'UNE FLUTE 219
timbre de sa voix avait été irrémédiablement altéré. Depuis ce malheur,
disait-il, il se servait de la flûte, pour donner un libre cours à sa voca-
tion musicale. Une suite non interrompue de désastres le poursuivait.
La. fée Guignon était sa. Jettatiir a. Peu à peu il avait vendu livres,
partitions, jusqu'à la flûte elle-même.
Aujourd'hui il cumulait les professions de copiste, d'accordeur et de
dottor délia lingua di Dante. Parlant de sa flûte, « ah! Mossiou, disait-
il dans son affreux jargon, c'était encore là ouné voix de perdoue! » —
Heureusement, répliqua Tulou avec un malin sourire et un accent
affectueux, heureusement que celle-ci peut se remplacer, ce n'est qu'une
voix de bois, » Atroce calembour qui fut le signal de mes malheurs !
Néanmoins, // cavalière sut si bien capter la commisération du
maître, que ce dernier, dont le cœur était à l'égal du talent, lui
promit son appui, afin de le soustraire à ses infortunes imméritées....
Le lendemain nous étions dans la petite ville de *"*, del Fior apparut
chez Tulou. Une souffrance réelle était peinte sur les traits allongés du
prof essore. Rempli d'une sympathique émotion^ Tulou se souvint de sa
promesse.
Il lui offrit d'abord un rouleau d'écus, lui prépara de nombreuses
lettres de recommandation, puis me prit — ô mes beaux jours évanouis !
— et m'offrit en ces termes à ce chanteur sans voix, à ce flûtiste sans
flûte: «Mon ami, l'argent s'épuise, les meilleures recommandations
sont sujettes à de nombreuses vicissitudes ; ce qui ne s'épuise pas et
appuie une parole obligeante, c'est le travail persévérant et intelligent.
De graves devoirs m'appellent à Paris, et, de là, à Nantes. Je médite la
création d'une fabrique de flûtes. Conservez celle-ci en souvenir de moi ;
ici les luthiers sont rares, étudiez, faites-vous entendre avantageuse-
ment. Donnez-moi de vos nouvelles, je m'intéresse vivement à votre
sort. Je souhaite que mon instrument vous désenguignonne et qu'il soit
pour vous une Jlûte enchantée! — Per bacco ! Ms^'ésivo^ vous êtes le Diou
des artistes, s'écria del Fior, j'étais dans le marasme et vous me sauvez
du précipice ! vostra générosité me donne la dolce speran^a de vous de-
dicare toute ma vie e tutto sospiro délia mia anima ! — Vos remercie-
ments me suffisent, adieu, jeune homme, écrivez-moi dans peu de
temps ; courage et espérance ! » tels furent les derniers mots que j'entendis
prononcer par le merveilleux artiste.
O Tulou ! m'écriai-je, agitée par de funestes pressentiments I . . .
Je restai plongée dans un long silence, quand un jour je
me sentis retirée de mon étui de velours et introduite brusquement dans
le pan d'un vieil habit, en compagnie d'une pipe ignoble el d'un flacon
220 LA CHRONIQUE MUSICALE
à essence nauséabonde. J'appartenais à delFior!.... Pendant quelque
temps celui-ci marchait d'un pas précipité. Par une déchirure de son vê-
tement je m'aperçus qu'il faisait nuit.
Le cavalière s'arrêta devant une maison d'apparence maussade. Le
violent mouvement de sa course avait donné au pan dans lequel j'étais
blottie l'oscillation d'un pendule. Je heurtai la pipe et la brisai: pre-
mière éraflure.
Soudain, des doigts malpropres me saisissent il cavalière souffle
avec rage dans mon corps sonore, et écorche une atroce ritournelle.
Etait-ce un signal ? — je ne sais. Toujours est-il qu'après ce début, del
Fior monte lestement un escalier à pente rapide et se trouve incontinent
dans la chambre d'une deuxième ingénuité riant aux éclats avec un
jeune premier du théâtre. L'intrusion burlesque du cavalière donna
lieu à la plus interminable série de quolibets de la part des deux jeunes
gens. Inhabile dans la riposte spirituelle, del Fior devint furieux et
commença à venger son sot amour-propre par des voies de fait.
Il me saisit avec frénésie, asséna de violents coups au jeune premier.
Roulée à terre, piétinée, reprise avec rage, mes belles clefs furent tordues
ou brisées, mon corps fut couvert d'infâmes meurtrissures! Enfin, del
Fior me remit dans sa poche maudite. Je crus être sauvée, quand tout
à coup, il dégringola les escaliers avec un bruit épouvantable; le fameux
flacon se brisa et m'inonda d'un liquide fade et écœurant.
Peu de temps après cette équipée, il maestro del Fior annonça un
concert. A grand renfort de réclames habiles, à l'aide des lettres de re-
commandation de Tulou, par ses félines obséquiosités, la servilité de ses
démarches, il parvint à recruter un public. Le grand jour ou plutôt le
grand soir arrive.
L'auditoire est nombreux et... heureux augure! paraît animé de dis-
positions bienveillantes. En premier lieu, le programme annonce une
ouverture exécutée par les amateurs de la société d'Euterpe: — applau-
dissements d'estime. Survient ensuite le bénéficiaire. Mouvement dans
la salle; l'artillerie des lorgnettes fonctionne.
Del Fior s'avance avec grâce, jette avec une fière assurance quelques
regards complaisants sur le public, salue légèrement et commence
C'était la maudite ritournelle du rendez-vous!... On chuchotte^ on mur-
mure; — martyrisée déjà, il cavalière continue mon supplice en me
faisant rendre des traits incohérents, des rhythmes sauvages, des sons
odieux.
Imperturbable, del Fior recommence les passages et mutile avec
flegme des lambeaux de mélodie. Un orage se prépare, il cavalière le
LKS SOUPIRS D'UNE FLUTE 221
pressent — habitué sans doute à ces sortes de dangers, — il me dépose
galamment sur un piano, et souriant s'avance vers l'auditoire : « Mes-
dames et messieurs, dit-il, zé zouis désolé de l'aventure fatale qui mé
frappe. Zé né pouis continuer mon souperbe concerto, car voyez, mes-
dames (et il entrouvrit la bouche), z'ai ouné dent qui mé manque!...
excousez l'infortune. Mais ze vais avoir l'honneur de vous donner une
séance dé physique amousante !... »
O Pan î je vous laisse à penser de quelle manière ce discours fut
accueilli. Le formidable rire des dieux de l'Olympe eut un écho ce jour-
là dans la salle de concert de***. Les dames se tordaient dans une hilarité
contagieuse, les hommes lançaient apostrophes et quolibets au malen-
contreux Napolitain. Les uns prenaient cette grotesque mystification en
plaisantant ; d'autres, indignés', réclamaient à grands cris le prix de
leurs places. Le tumulte augmenta, lorsque l'on YÎtlepIiysicien déployer
un jeu de cartes.
Il tenta d'imposer silence en frappant violemment l'estrade du pied.
Peine inutile ! la tempête était déchaînée. Tout à coup l'on voit surgir
le jeune premier du théâtre. D'un mouvement rapide il s'élance auprès
del cavalière, s'empare de moi et se met à battre sur son dos une mesure
fantastique.
Je tombai mutilée ! je perdis connaissance et je perdis également quel-
ques-unes des clefs qui me restaient encore !.. .
Cette scène est restée dans mes esprits troublés comme un horrible
cauchemar... Je me réveillai un jour entre les doigts d'un apprenti
luthier des Vosges. « Hé, père Michel ! cria-t-il à un ébéniste, son voisin,
demain, jour de baptême de mon filleul, le petit Léon, je vous ferai
entendre un galoubet perfectionné. )) « Entendu! » répondit une voix
joyeuse. Le lendemain, autour d'une table, pareils à une guirlande de
fleurs, se tenaient assis ébénistes, entrepreneurs de bâtisses, luthiers et
chaudronniers. L'heureux père Michel savourait son bonheur paternel
en avalant force rasades d'un petit vin blanc, quand le jeune parrain,
qui depuis la veille m'avait fait subir d'horribles tortures pour me trans-
former, ô Tromlitz! en flûte Boehm, commença à insuffler une suite de
sons qui devaient former une ronde populaire. Tout à coup, il s'inter-
rompit, ses regards venaient de se fixer sur un fragment de journal ainsi
conçu : « On nous écrit de Nantes, à la date du 23 juillet i865, que le
célèbre Tulou y vient de succomber dans sa soixante- dix-neuvième
année. » — Buvons et chantons, dit l'ébéniste. — Une chanson de
Béranger, dit un convive. — Les Etoiles qui filent/ répondit le
luthier
222 LA CHRONIQUE MUSICALE
Cinq ans après cet épisode, le jeune Vosgien m'emporta par delà les
montagnes. Il s'était joint à quelques-uns de ses compatriotes et gravis-
sait les pentes boisées, qui du village de Lapoutroie se perdent sur leur
versant oriental, dans les vallées de Sainte-Marie et de Munster. Ces
jeunes hommes marchaient résolument, gravement, comme vers un but
austère, comme pour accomplir un devoir sacré. Pas de chants, mais des
paroles échangées à voix basse. Les feuilles sèches crépitaient sous une
bise glacée ; le vert sombre des hauts sapins se détachait, dans le fond du
paysage, sur la neige qui s'arrondissait au sommet du Ballon d'Alsace.
Ce groupe de piétons s'arrêta dans un bourg nomme Hunawihr, nom
qui rappelle le souvenir sanglant des Huns se ruant autrefois sur ces
contrées. Là on rencontra plusieurs francs-tireurs de Colmar. On ne
s'était jamais vu et cependant des poignées de mains fraternelles s'échan-
gèrent de part et d'autre. Au bout de quelques jours, Petrus, le luthier,
fut incorporé. On fit des campements dans la forêt de la Hardt ; les uns
s'aventurèrent jusque vers le Rhin et le traversèrent avec intrépidité ;
d'autres eurent pour mission de tourner la plaine par le flanc des mon-
tagneSj afin de dépister des détachements ennemis.
Des lueurs sinistres s'élevèrent certaines nuits à l'horizon ; je me rap-
pelai alors ce que j'entendis à Vienne ; nul doute, j'assistais de nouveau à
la guerre. Petrus me portait à sa ceinture, près de sa cartouchière ; il fut
convenu, dans la petite expédition qui lui incombait dans les montagnes,
de rallier ses compagnons par quelques-unes de mes notes.
Ils partirent une vingtaine environ. On se dirigea vers les Trois-Epis,
au-delà de Colmar ; on laissa l'hôtellerie du Vieux-Château à droite, et
on pénétra dans les gorges qui mènent au burg de Hohenkœnisberg
(Haut-Mont- Royal).
Soudain on signala des uniformes badois au détour d'une vallée. Un
malencontreux coup de feu part de notre côté ; à peine Petrus a-t-il le
temps de réunir ses quelques hommes que déjà surgissent à travers les
broussailles une multitude d'ennemis. Des décharges terribles ébranlè-
rent tout à coup les échos, en se répercutant dans les montagnes avec
des roulements sinistres... Une balle frappa mortellement l'enfant des
Vosges; une autre m'atteignit et brisa la moitié de mon corps
Aujourd'hui, ô Pan ! vous me voyez dans la baraque d'un bûcheron,
d'un schlitter.LQp3LUYre homme a rendu un pieux devoir à Petrus et m'a
recueillie. A peine puis-je sourire à la grande Nature, qui est toute har-
monie; je pleure l'humanité, et aspire à rentrer dans le néant d'où vous
m'avez soustraite, ôdieu Pan !
A. THURNER.
DE L'ÉTAT ACTUEL
MUSIQUE EN ITALIE
OTRE collaborateur, M. le chevalier Van Elewyck, docteur
ès-sciences politiques et administratives, maître de cha-
pelle de la collégiale de Saint-Pierre, à Louvain, etc., etc.;
vient de publier, sous ce titre : De l'état actuel de la mu-
sique en Italie, le rapport officiel qu'il adresse à M. le
Ministre de l'Intérieur de Belgique, au retour de la mis-
.M) sion artistique dont il a été chargé en Italie.
M. Van Elewyck a visité tous les Conservatoires, les principales Maîtrises
de chapelle et un bon nombre d'écoles privées. Il n'a pas négligé la musique
profane, les concerts, les théâtres, les orchestres militaires, les chants popu-
laires, les tendances nouvelles des compositeurs, la critique, en un mot tout
ce qui concerne la propagation de l'art.
Son rapport, divisé en deux parties, est le résumé de cette inspection.
Dans la première, il passe en revue les choses intéressantes qu'il a rencon-
trées ville par ville; dans la seconde, il expose des considérations générales et
des conclusions pratiques au point de vue de la Belgique.
M. Van Elewyck nous a permis, à titre de bonne confraternité, de publier
ici les parties de son travail qui nous paraîtraient les plus aptes à exciter l'in-
térêt de nos lecteurs, et sa compétence reconnue, en matière de pédagogie
musicale, nous fait justement croire qu'elles seront accueillies, comme elles
le méritent, par nos lecteurs.
Nous avons suivi, dans ces extraits, l'ordre des villes d'Italie adopté par
notre collaborateur dans son rapport général.
224 LA CHRONIQUE MUSICALE
GENES
La gloire de l'établissement génois (le Conservatoire), c'est son an-
tique et admirable salle de concert. Au point de vue_ de la beauté
architecturale et de l'acoustique, nulle ville d'Italie ne possède une
salle qui en approche. Elle fut construite autrefois par les pères Ora-
toriens, ce qui est tout dire.
Quel est le musicien au courant de l'histoire, qui ne sache ce que
St. Philippe de Néri et ses disciples ont fait, dans toute l'Italie, pour la
propagation de la bonne musique? C'est pour eux qu'Animuccia, Pales-
trina et tant d'autres compositeurs de génie ont spécialement écrit.
C'est chez eux qu'est né VOratorio^ l'épopée musicale, la forme la plus
élevée de l'art.
Aussi, quand on se rappelle que l'Église catholique, de l'aveu même
de ceux qui ne croient pas à ses dogmes, a été de tout temps la mère
nourricière des beaux-arts, on se demande, en entrant dans la salle des
Oratoriens de Gênes, comment il a pu venir, de nos jours, à l'esprit
d'hommes sérieux, de réclamer la proscription de la musique de nos
temples ! A entendre ces écrivains^ il ne nous resterait plus qu'à faire
un auto-da-fé de milliers de chefs-d'œuvre. Ils ne savent pas que l'unité
diatonique en musique est absolument la même chose que la mono-
chromie en peinture. Que diraient-ils s'il fallait enlever de nos basiliques
les toiles de Michel-Ange, de Raphaël, de Rubens et de Fra Angelico
lui-même ! Car Fra Angelico était polychromiste comme tous les
peintres, et il n'existe pas d'église au monde où, seuls, les tableaux en
grisaille aient été admis.
Du reste, dans les rares diocèses où ces demandes ont été faites, il se
trouve que là précisément le plain-chant et le jeu de l'orgue laissent,
comme exécution, le plus à désirer. D'où il résulte qu'après avoir tenté
de supprimer toute musique pluritonique et tout orchestre, on n'avait
rien de présentable à mettre à la place
Je supplierai toujours les catholiques de ne pas oublier que l'homme
qui, dans les temps modernes, a le plus fait pour la musique sacrée, qui
a appelé à lui les plus grands compositeurs, qui a organisé ces séances
sacrées dans lesquelles est né V Oratorio^ saint Philippe de Néri, a été
élevé par les Souverains Pontifes aux honneurs de la canonisation !
DE LA MUSIQUE EN ITALIE 225
BOLOGNE
Le Conservatoire {Liceo musicale) a subi une grande transformation
en 1804. Il s'est appelé Liceo Filarmonico depuis i8o5, puis Liceo
Rossini, enfin Liceo Comunale. Rossini y fit ses études sous le P. Mattei
et plus tard (de iBSg à 1848), il en fut le Directeur honoraire (i).
Le lycée se trouve actuellement sous le régime du règlement promul-
gué par l'administration municipale en 1860. Il ne constitue pas, à
proprement dire, un Conservatoire royal, d'où résulte que son organisa-
tion n'a pas dû être approuvée par l'Etat.
Le Conservatoire tend à réaliser, autant que possible, l'unité et la
systématisation dans les méthodes. Celles-ci sont adoptées après une
discussion approfondie au sein de la réunion académique des profes-
seurs. Le maître de la classe inférieure est complètement assujetti à
celui de la classe supérieure. De même, le Maestrino (chef de file dans
une classe) est subordonné à son professeur et n'a, sur ses condisciples,
que l'autorité qu'on lui délègue momentanément.
Il y a des exercices d'ensemble pour les instruments à cordes et des
exercices à grand orchestre, où les élèves compositeurs sont appelés à
produire leurs essais.
Le nombre total des élèves du Conservatoire de Bologne est actuelle-
ment d'environ i5o. Ils sont tous externes.
Bologne possède aussi une Académie philharmonique^ véritable
société savante dont l'histoire mériterait de faire l'objet d'un travail
spécial. Elle date de 1666, selon d'autres de 1668, et a pour principal
fondateur un noble bolonais, Vincenzo Maria Carati.
Elle jouit, aujourd'hui encore, des prérogatives de la personnalité
civile.
Les académiciens sont divisés en deux classes : les Numerari et
Onorari. A cette dernière sont associés les savants et les compositeurs
illustres de l'étranger. L'artiste qui désire obtenir le grade de Maestro
compositore numerario doit fournir une fugue à cinq parties réelles,
(i) Dans son testament, Rossini laisse, par décision, à la ville de Bologne, une
somme de cent francs pour l'hospice des pauvres, et une autre, également de cent
francs, à l'établissement Délia Vita. Il avait quitté Bologne en 1S48, à cause des ava-
nies que les révolutionnaires lui y avaient faites, parce qu'ils le savaient être par-
tisan de Pie IX, en l'iionneur de qui il avait écrit une composition.
IX. i5
226 LA CHRONIQUE MUSICALE
écrite sur un thème désigné par le sort, un motet religieux composé sur
une base de plain-chant développée en quatre parties d'imitation et,
enfin, une composition dans le style fleuri, avec accompagnement
d'orchestre. Les conditions sont moins difficiles à remplir pour celui qui
aspire à devenir Maestro compositore onorario. Il suffit de présenter un
fugue à cinq parties réelles et de communiquer deux partitions, l'une
purement symphonique et l'autre pour voix avec accompagnement
d'orchestre. Il faut, en plus, une déclaration d'un maître connu de
l'Académie, certifiant que les œuvres sont bien réellement composées par
l'aspirant au grade d'académicien honoraire.
L'Académie, en sa qualité de personne civile, a à sa tête : un Repré-
sentant du Fondateur, un Président, un Vice-Président^ un Directeur
ecclésiastique, deux Conservateurs, trois Conseillers pour les affaires
d'art et deux pour les affaires d'administration, trois Avocats consultants,
un Secrétaire, un Sous-Secrétaire, un Caissier, un Archiviste, un
Économe, un Contrôleur, un Notaire, un Procureur, un Médecin et un
Chirurgien! On le voit, cette Académie constitue une véritable famille
de musiciens, groupés par les liens de la plus intime confraternité.
Indépendamment des séances littéraires et musicologiques qu'elle
tient, elle organise des exercices publics pour l'interprétation des oeuvres
composées par les académiciens ou pour eux.
En exécution du testament de son fondateur, la fête de saint Antoine
de Padoue doit être solennisée par une messe et des vêpres en musique.
Les membres ont entre eux une association pieuse pour les services reli-
gieux en cas de mort. Ils ont aussi une caisse de prévoyance en faveur
de ceux qui pourraient se trouver dans la nécessité d'y recourir.
U Académie philharmonique de Bologne jouit d'une réputation euro-
péenne. Elle a rendu d'incontestables services à la propagation de notre
art. Les plus grands artistes comme les plus savants musicologues se
sont toujours trouvés honorés d'en faire partie. Elle a eu ses vicissitudes
et ses tiraillements. Ses polémiques avec le Liceo comunale sont connues
en Italie, mais des querelles de ce genre sont inévitables dans une ville
où la rivalité n'existe qu'entre deux établissements. Du reste, en suppri-
mant les points d'aigreur personnelle qui s'y sont souvent trouvés mêlés,
on peut dire de cette lutte que du choc des intelligences est souvent née
la lumière.
La basilique de San Petronio à Bologne possède une maîtrise de
chapelle remarquable, dont le directeur est M. le chevalier Gaetano
Gaspari.
Voici les proportions vocales et instrumentales de la maîtrise de San
DE LA MUSIQUE EN ITALIE 227
Petronio : i organiste, i5 chanteurs (ténors et basses), 11 violons
(6 premiers, 5 seconds), 2 altos, 2 violoncelles, 4 contrebasses, i flûte, 2
hautbois, 2 clarinettes, i basson, 2 cors, i trompette et i trombone. Ce
sont à peu près les proportions des maîtrises de Bavière et de la Basse-
Autriche. Ce sont aussi celles de plusieurs villes flamandes de Belgique.
Les membres de la maîtrise reçoivent des appointements mensuels et ont
droit à une pension de la part de la Fabrique,
Je n'ai qu'un reproche à adresser à cette organisation, c'est qu'elle
perd de vue l'éducation des enfants. Sans l'emploi d'enfants dans une
maîtrise, il est impossible de créer des traditions.
FLORENCE
II. R. Istituto musicale fiorentino a pour but l'enseignement de
l'art musical sous toutes ses formes, tant au point de vue pratique,
par les cours nombreux qui sont donnés dans son Conservatoire, qu'au
point de vue de la théorie, par Tétude des questions scientifiques
qu'aborde et élucide la section académique. Il n'est pas de progrès préco-
nisé pour l'une ou l'autre des branches de la musique que l'Académie
de Florence n'examine à fond et ne cherche à propager dès qu'elle en a
reconnu la valeur.
U Istituto, hâtons-nous de le dire, cherche moins à produire des vir-
tuoses et des savants hors ligne qu'à élever lentement, mais sérieuse-
ment, le niveau général de l'art. Le règlement organique insiste sur ce
point.
L'enseignement est gratuit. L'établissement, à la différence de ceux
dont nous avons parlé jusqu'à cette heure, a toutes les prérogatives d'un
Conservatoire royal. Le nombre des classes, tel qu'il est fixé par un
décret royal, se trouve ainsi placé sous le contrôle direct et permanent du
gouvernement.
Outre la classe de lecture musicale proprement dite, il y a une classe
de solfège pour les instrumentistes, et une autre pour ceux qui se des-
tinent au chant. Nos petites villes de province, en Belgique, feraient
bien d'adopter pour leurs écoles cette division.
Les classes de piano sont nombreuses. En général, elles sont bien
données. On pourrait demander peut-être que, pour ces cours, les instru-^
ments fussent de meilleure qualité, ce qui faciliterait aux professeurs
l'enseignement de la musique classique. Il est si nécessaire dans le style
d'imitation de faire ressortir les diverses parties réelles de la partition 1
228 LA CHRONIQUE MUSICALE
Ce n'est, à Florence, ni de la faute du maître ni de celle de l'élève si.
pour les détails d'interprétation, le piano ne répond pas au jeu de
l'exécutant.
L'accompagnement sur la basse chiffrée et la lecture des grandes parti-
tions comportent cinq années de travail. C'est peut-être un peu long
pour une branche spéciale que les élèves, en général, n'ont pas à appro-
fondir isolément. Il est bien rare, en effet, qu'on n'y joigne pas l'étude
de la composition proprement dite et celle de l'orgue.
L'école d'harmonie et de contrepoint compte trois années pour l'har-
monie et deux années pour le contrepoint. Total, pour le cours entier :
cinq ans.
Le cours de contrepoint fugué, de fugue proprement dite et de haute
composition se donne en cinq années, savoir : une année pour le contre-
point fugué, deux pour le canon et la grande fugue, et deux pour la
composition. Les récipiendaires de ce cours ont à étudier l'histoire et la
littérature italienne, la littérature française ; ils doivent savoir asse^ de
latin pour ne commettre aucune erreur dans la prosodie des textes
liturgiques. Il leur est strictement enjoint de fréquenter, de même que
les élèves de basse-continue, d'orgue et d'harmonie, la classe d'esthétique
et celle de l'histoire spéciale de l'art musical. Ces derniers cours se don-
nent en deux ans. Enfin, les mêmes récipiendaires ont encore à suivre
les classes de chant, de déclamation lyrique, celles de perfectionnement
des instruments et notamment du violon.
Le cours de harpe comprend sept ans d'études, ce qui me paraît un
peu long.
Les classes de chant se donnent en six ans, mais, avec les classes de
perfectionnement, qui sont de trois anSj elles constituent un ensemble
de neuf années. Les élèves qui ont chanté, pour moi, sans être supérieurs
à ceux de nos Conservatoires royaux de Bruxelles et de Liège, m'ont
paru plus forts que ceux de Naples, mais inférieurs à ceux de Milan. Il
est bon d'ajouter qu'une comparaison comme celle que je viens de faire
n'est pas absolue et ne peut se prendre comme critérium de la valeur
intrinsèque des cours.
Il n'y a pas, au Conservatoire royal de Florence, de distribution de
prix. On y considère les dons de prix comme des occasions de partialité
(avis très contestable à mon sens). Mais il y a de fréquentes exécutions
publiques, d'où résulte un contrôle permanent de l'opinion. Enfin, on
accorde des subsides pécuniaires aux élèves les plus méritants.
Terminons notre aperçu sur l'Institut royal de Florence par quelques
mots sur sa bibliothèque. Elle est divisée en deux grandes sections, dont
DE LA MUSIQUE EN ITALIE 229
la première se compose d'ouvrages de littérature musicale, et la seconde,
de partitions.
La partie la plus considérable provient des collections de la famille
Grand-Ducale de Toscane, particulièrement de celle du duc Ferdi-
nand III, qui fut un amateur éclairé. Ce sont des compositions sacrées,
théâtrales et symphoniques,
La bibliothèque est riche, surtout en œuvres de l'école allemande.
Les livres et les partitions de l'ancienne Académie des Beaux- Arts
sont venus se joindre à ceux de Ylstituto ; enfin, l'ensemble de la biblio-
thèque s'est trouvé encore accru par des collections privées provenant
de diverses familles.
Ulstituto possède quelques instruments rares, fabriqués par des lu-
thiers célèbres, tels que Gabrielli, Ruggiero, Amati, Stradivarius.
Je me résume en deux mots : L'Établissement royal de Florence est
une des bonnes créations des temps modernes. Il est destiné à occuper
une place brillante dans l'histoire de l'art. Son savant président et les
intelligents collaborateurs qu'il a groupés autour de lui, tant à l'Aca-
démie qu'au Conservatoire, ont réussi à doter la ville d'un des plus
beaux joyaux de sa couronne artistique.
La musique dite de chambre est en honneur à Florence. Qui ne connaît,
de nom au moins, le célèbre cercle florentin Società delQuartetto ?
Voici deux mots sur son origine :
En 1859, le docteur Abrahamo Basevi suspendit, à cause de la guerre,
la publication de son journal VArmonia. Il crut alors être utile et
agréable aux amateurs de bonne musique par la création d'une autre
œuvre. Il organisa des exécutions de quatuors de Beethoven. Ces séances
furent nommées d'abord Mattinate Beethoviane. Elles eurent pour
principaux interprètes les professeurs Giovacchini, Bruni, Laschi et
Sbolci. Le succès fut tel que, la même année, on résolut de fonder un
cercle spécial de musique classique, sous le titre de Società del Quar-
tetto. De 1861 jusqu'à nos jours, la Société organisa une foule de fêtes,
encouragea les compositeurs par des concours, stimula les exécutants
par des impressions vendues à bon marché et par la fondation du jour-
nal le Boccherini, œuvres dans lesquelles M. l'éditeur Guidi a une
large part. Rien d'étonnant si, en peu de temps, le Cercle du Qiiartetto
arriva à la célébrité.
On créa des Membres protecteurs et des Membres effectifs, et on fit
appel aux illustrations étrangères, parmi lesquelles je citerai Meyerbeer
et notre vénérable directeur de Bruxelles, feu M. Fétis père.
23o LA CHRONIQUE MUSICALE
En 1 863, la Société commença à donner des concerts populaires, dont
les premiers débuts furent brillants.
Elle organisa aussi, dès 1864, des conférences sur la musique. Celles-
ci réussirent non moins bien. C'est à l'exemple du quartette de Florence
et en imitant les nombreux sacrifices que M. l'éditeur Guidi s'était
imposés pour développer l'œuvre, que M. l'éditeur Ricordi, de Milan,
fonda à son tour, en cette dernière ville, une société semblable (1864).
En 186 5, sous la direction de M. Basevi, le Cercle florentin donna des
séances historiques, dans lesquelles furent produites les œuvres des
anciens maîtres de l'école italienne.
Dès cette époque aussi, le célèbre violoniste Bazzini, aujourd'hui
professeur de composition à Milan, et son émule, Giovanni Becker,
apportèrent leur vaillant concours aux concerts de la Société.
En 1866, on reprit les concerts populaires, avec un personnel de plus
de cent exécutants, placés sous l'habile direction du chevalier Théodule
MabeUini.
En 1868, on organisa des concerts avec Conférences, qui intéressèrent
vivement le public. Puis, il y eut des concerts symphoniques, placés
sous la haute direction du marquis d'Arcaïs, du commandeur Casamo-
rata, du professeur Cianchi et d'autres artistes. Enfin, le Gouvernement
accepta d'être le Protecteur de la Société.
En résumé, le quartette florentin, qui est peut-être aujourd'hui
dépassé, en fait de valeur, par celui de Milan, est une gloire pour la
Toscane et a rendu d'incontestables services à l'art.
Les grands concerts symphoniques que l'on donne aujourd'hui à
Florence, sont tous fort beaux. Pendant mon séjour en cette ville, il y
en a eu de très remarquables. J'ai aussi assisté, dans la salle des répéti-
tions du théâtre, à l'audition de deux quatuors composés par M . Giulio
Roberti. Unité, variété, finesse de détails, contraste, gradation, toutes
ces qualités se trouvent réunies dans ces partitions et leur mériteraient
certainement les honneurs de l'impression.
Quant à la musique sacrée, on serait dans le vrai en disant qu'elle mé-
rite un blâme sévère. Le clergé s'est, pour ainsi dire, résigné à renoncer
au concours de l'orchestre, à cause du style concertant et théâtral.
Mais il n'a pas assez remarqué qu'il manquait d'organistes pour rem-
placer, par un jeu sévère et correct, la frivolité des ariettes symphoniques.
J'ai entendu, à l'église des PP. Franciscains du Borgo Ognissanti,
jouer sur l'orgue, pendant la grand'messe du dimanche, des fragments
d'opéra alternant avec les chœurs de la liturgie et produisant la plus
détestable cacophonie.
DE LA MUSIQUE EN ITALIE 23i
ROME
A Rome_, Je me suis, pour ainsi dire, exclusivement occupé de musi-
que religieuse, et seulement au point de vue de la pratique.
J'aurai à parler du plain-chant, de l'orgue et de la musique chorale.
Absence complète d'unité dans le plain-chant, multiplicité d'éditions,
accompagnements d'orgue très divers^ mais presque tous fort incorrects,
voilà le résumé fidèle de l'état actuel des choses à Rome.
Tout plain-chantiste sait qu'on peut exécuter les sublimes mélodies
du rituel de deux manières différentes : ou bien à l'allemande, en chan-
tant lentement, gravement, en appuyant sur le son des voyelles et,
partant, sur leur valeur dans l'échelle de la gamme diatonique; ou bien
à l'italienne, ce qui est indubitablement l'ancienne tradition de l'Eglise.
La deuxième manière permet la note d'agrément, le supplément d'orne-
ment et exige une grande force de rhythme dans l'articulation de la
consonne. On ne pratique à Rome ni l'une ni l'autre de ces méthodes.
Dans mainte église de second rang on ne semble pas même se douter de
l'existence de deux systèmes.
L'accompagnement d'orgue laisse non moins à désirer. Le style des
organistes est léger dans leurs préludes et improvisations ; on dirait qu'ils
prennent plaisir à faire entendre des motifs profanes. Ajoutons que
la plupart d'entre eux n'ont pas fait d'études sérieuses. Ce sont, dans
les églises desservies par des religieux, des membres de l'ordre ou de la
congrégation, auxquels aucun maître compétent n'a enseigné les vrais
principes.
Comme valeur instrumentale, les orgues sont rort incomplètes. Les
Italiens ignorent les progrès réalisés en France, en Belgique, en Angle-
terre et en Allemagne depuis un demi-siècle. Les jeux dits de fond,
sont insuffisants. On y emploie exclusivement les anciens registres de
mutation et de fourniture, lesquels donnent à la sonorité le caractère
nasillard du cornet ouïe son strident du plein-jeu. Mais ces registres
manquent absolument des effets graves et mélodieux qui caractérisent
la musique religieuse, et de la variété de timbre et d'harmonie dont s'est
enrichie la facture moderne. Le nombre des claviers est minime. Les
pédales séparées, à double gamme complète, sont inconnues.
J'ai eu le bonheur de voir, un jour, à Paris, dans le cabinet d'études
du plus grand facteur de notre siècle, un plan, travaillé pendant de lon-
gues années, pour doter Saint-Pierre du Vatican d'un orgue monu-
mental, gigantesque, digne des immenses proportions de ce temple. Le
232 LA CHRONIQUE MUSICALE
plan a été conçu par pur amour de l'art et ne sortira peut-être jamais
du cabinet où il a été élaboré. Que de fois cet hiver, en écoutant dans la
Basilique Vaticane les accords des petites orgues portatives qu'on y
emploie, ai-je pensé à la belle conception de M. Aristide Cavaillé-Coll !
Son œuvre serait le complément naturel des splendeurs que le Bra-
mante, Raphaël et Michel-Ange y ont accumulées. En matière d'art,
il n'y a pas de frontières, et ce n'est pas parce qu'un compatriote ne l'a
pas imaginé que je me dispenserai de louer l'admirable projet de
M. Cavaillé.
J'arrive au chant d'ensemble dans les basiliques.
J'ai eu l'honneur de le dire à deux grands maîtres de chapelle de Rome,
Je comprends pourquoi, à notre époque, les Belges n'ont plus cette vive
admiration que nos parents professaient pour les chœurs des maîtrises
italiennes, et, notamment, pour ceux de la ville éternelle. Que de pro-
grès sous le rapport du chant sans accompagnement ont été réalisés en
Belgique depuis une quarantaine d'années ! En i83o, nous ne possé-
dions pas trois Sociétés de chœurs. Peu après cette date, MM. de Mar-
nefEe et Lintermans, à Bruxelles, Louis de Clercq, à Gand, les chevaliers
de Burbure, à Termonde, se mettaient à l'œuvre pour créer des Sociétés
chorales, et aujourd'hui notre chère Patrie en compte plus qu'elle n'a de
clochers de paroisses ! Certes, nos chœurs à voix d'hommes seules ne
conviendront jamais pour l'interprétation du contrepoint ecclésiastique,
dont les parties de soprani et d'alti constituent des éléments virtuels.
Mais l'expression, la justesse, l'aplomb, l'ensemble, l'antithèse des effets
ont fait des progrès inespérés en Belgique. Il ne serait plus possible,
aujourd'hui^ à un directeur belge d'entendre les chœurs d'Italie sans
recevoir, au premier abord, une impression de désappointement. Et cette
impression est plus forte encore, parce que nous n'exécutons presque
jamais le contrepoint palestrinien, dont les traditions sont perdues dans
nos contrées depuis un siècle. Or, la musique Alla Capella a, elle aussi,
ses effets de couleur expressive, mais totalement différents de ceux de la
transitonie moderne.
A Rome, les traditions anciennes de l'interprétation du style diatoni-
que existe encore, mais affaiblies. J'ai été étonné de la lenteur des mou-
vements imposés dans le chant des fugues. De plus, une chose défec-
tueuse à tous égards, est la disposition indiquée aux chanteurs dans les
tribunes. En général, ces tribunes sont élevées au chœur dans une partie
latérale d'où le son ne peut se propager d'une manière ample et soute-
nue. Il en résulte des effets d'écho qu'on éviterait en réunissant les
chanteurs à l'entrée du chœur ou derrière le maître-autel . Les maîtres
DE LA MUSIQUE EN ITALIE 253
de chapelle, au lieu de ranger leurs hommes en demi-cercle, d'où résul-
terait que chaque partie pourrait entendre ce que chantent les trois
autres parties, les placent comme suit : les soprani en avant, puis les
alti, puis les ténors, puis les basses. Évidemment, dans les dispositions
actuelles, les derniers chantent sans savoir l'effet que produisent devant
eux les voix plus élevées.
Heureusement que les choristes romains ont un rare talent pour con-
server le diapason tonal. Je l'attribue à leur longue habitude de chanter
sans accompagnement. Sous ce rapport, les maîtrises italiennes sont bien
supérieures à celles de notre pays.
On fait beaucoup de musique dans le style moderne en l'église princi-
pale des RR. PP. Jésuites. Les puristes, à Rome, en trouvent le genre
trop concertant. Je dois me ranger à cet avis quant aux solos de virtuo-
sité. Mais il ne faut pas oublier que les Pères Jésuites sont encore à peu
près les seuls rehgieux qui aient à cœur d'encourager la composition
sacrée, et si une restauration de l'art s'accomplit, ce qui est inévitable,
elle s'intronisera chez eux.
Aucun artiste n'ignore l'intérêt tout spécial que notre Saint- Père le
Pape porte à la musique sacrée. On sait les mesures nombreuses que
Pie IX a prises dans le cours de son long règne pour améliorer cette
branche de l'art et la ramener à sa splendeur d'autrefois. Une des meil-
leures créations du Souverain Pontife est l'institution de l'école de
chant de San Salvatore in Lauro. En formant les enfants, dès leur bas-
âge, au service des maîtrises, en utilisant le timbre argentin et frais de
leurs belles voix, en les faisant concourir aux exécutions de tous les
dimanches et fêtes, on développe l'émulation dans les générations futures
et la réforme suivra naturellement. Seulement, quand on veut utihser des
voix non formées, il faut faire un choix de morceaux adapté à leurs
moyens physiques. Peu de partitions de l'ancienne école romaine leur
seront accessibles. Ce que je dis ici est facile à démontrer. Un enfant de
dix à douze ans ne saisira pas plus la magnificence du contre-point pales-
trinien qu'il ne déclamera parfaitement les beaux vers du Dante ou qu'il
ne comprendra la grandeur du Moïse de Michel-Ange.
Il conviendra donc que les compositeurs s'exercent à écrire dans des
conditions vocales inconnues aux maîtres anciens, ou, pour mieux
dire, inappliquées par eux.
Le Chevalier VAN ELEWYCK.
VARIA
Cori'espondance. — Faits divers, — îhÇouvelles.
FAITS DIVERS
ous avons annoncé dans notre précédent numéro qu'une
allocation de 10,000 francs avait été votée par le Conseil
municipal de Paris pour encouragement à la musique.
Voici de quelle façon cette somme sera répartie :
1° Un prix de 3oo francs et un de 200 francs aux deux
instituteurs d'écoles communales laïques qui présenteront
les meilleurs élèves de musique parmi les jeunes garçons
admis à cet enseignement 5oo francs.
2° Trois médailles de 5oo francs chacune aux établissements libres d'ensei-
gnement musical qui, par leur bonne organisation, le nombre etle mérite des
professeurs, les matières enseignées, etc., offrent un ensemble de nature
à élever le niveau de l'instruction musicale en dehors du Conserva-
toire 1 ,5oo trancs.
3° Un prix annuel de 3, 000 francs à l'œuvre musicale la plus remar-
quable qui se sera révélée en dehors du théâtre (symphonie, oratorio,
etc.) 3,000 francs.
4° Deux prix de 1,000 francs chacun pour un chant à voix seule, destiné
à être chanté à l'unisson par le peuple, et un chant à quatre voix destiné aux
orphéons de la Ville de Paris. Ces pièces devront avoir pour objet la gran-
deur et l'amour de la patrie. Elles seront l'objet de concours de poésie et de
musique. Les poètes recevront chacun 5oo fr. pour leur poëme. 3, 000 francs.
5° Deux prix de 5oo francs chacun aux sociétés chorales particulières qui
présenteront le meilleur chœur de femmes i ,000 francs .
6° Retenue annuelle de 1,000 francs pour couvrir les frais d'examen de
musique pour les jeunes filles qui se destinent au professorat. Des diplômes
de capacité, pour la musique à deux degrés, seront le complément des di-
plômes délivrés pour l'instruction ordinaire par la Ville de Paris, i ,000 francs.
— La déclaration suivante, par laquelle est abrogée la section 3 de l'article
IV de la convention concernant les droits d'auteur conclue entre la Grande-
Bretagne et la France le 3 novembre 1 85 1, vient d'être publiée dans la Galette
officielle de Londres.
« Le gouvernement de Sa Majesté la reine du Royaume-Uni de la Grande^
VARIA 235
Bretagne et d'Irlande et le gouvernement de la République française, désirant
assurer plus complètement dans chacun des deux pays la protection légale de
la propriété des œuvres dramatiques et prévenir les difficultés d'interpréta-
tion que peuvent faire naître les procès contre le plagiat d'ouvrages passant
pour des imitations ou des adaptations faites de bonne foi, sont convenus des
dispositions suivantes :
» Est abrogé le paragraphe 3 de l'article iv de la convention du 3 novem-
bre i85i, concernant la garantie réciproque de la propriété des œuvres
littéraires ou artitisques, dont la teneur est comme suit : « Il est entendu
que la protection stipulée par le présent article n'est pas destinée à empêcher
les imitations ou les adaptations faites de bonne foi d'œuvres dramatiques à
la scène, en Angleterre et en France respectivement, mais seulement les tra-
ductions plagiaires. »
» En conséquence, en décidant les questions de plagiat d'œuvres dramati-
ques, les cours de justice des pays respectifs appliqueront l'article 4 de ladite
convention du 3 novembre i85i, comme si le paragraphe 3 sus-énoncé n'y
avait pas été inséré.
» La présente déclaration aura la même valeur et la même durée que la
convention du 3 novembre i85i, à laquelle elle est annexée.
» En foi de quoi, les soussignés, dûment autorisés à cet effet, ont signé la
présente déclaration et y ont apposé leurs sceaux.
» Fait double à Londres, le 11 août iSyS.
» Signé : Derby,
» d'Harcourt. »
— M. Massenet vient de terminer la partition du Roi de Lahore, opéra en
trois actes, paroles de M. L. Gallet.
— La reprise des Dragons de Villars, à l'Opéra-Comique, redonne une
certaine actualité au souvenir suivant, rappelé par Dorante, le courriériste de
la Patrie :
C'est à l'Ecole des Beaux-Arts, rue des Petits-Augustins, maintenant
rue Bonaparte, que les concurrents pour le grand prix de composition musi-
cale furent d'abord mis en loge. 11 s'agissait d'une réclusion de trente et un
jours.
Dans ces heures d'isolement, quand l'inspiration faisait obstinément défaut
et que la nostalgie de la maison paternelle commençait à gagner l'esprit,
quelques tempéraments nerveux, mal apaisés par de froides récréations au
milieu d'une société sans confidence, parmi des camarades nécessairement
rivaux, arrivaient facilement à l'exaltation et à la fièvre.
Un jour, l'un d'eux, pris d'une espèce de délire, déchira en morceaux son
œuvre terminée, renonçant ainsi au concours et à ses chances.
Le père Pingard ramassa précieusement les débris de la cantate mutilée,
les rassembla au moyen d'une infinité de petites bandes de papier végétal, et
engagea vivement le concurrent désespéré à se présenter au concours.
Cette cantate eut d'emblée et du premier coup le grand prix de composition
musicale.
236 LA CHRONIQUE MUSICALE
Elle était d'Aimé Maillart, l'auteur de Gastibel^a^ des Dragons de Villars^
des Pêcheurs de Catane et de Lara.
— Johann Strauss travaille en ce moment à remanier la partition d'un
opéra-bouffe qui a obtenu cet hiver un vif succès dans la capitale de l'Au-
triche.
Le livret allemand Qst intitulé : CagUostro à Vienne. La traduction fran-
çaise s'appellera la : Jeunesse de CagUostro.
— Nous lisons dans le Ménestrel :
Les répétitions au théâtre de Bayreuth sont terminées, et la petite ville si
vivante et si animée pendant quelques jours est rentrée dans sa tranquillité
coutumière. Les rapports entre le maître et ses visiteurs ont été pleins de
cordialité, mais madame Cosima Wagner ne leur a pas toujours fait bon vi-
sage. Elle a brouillé son mari non-seulement avec le ténor Niemann et
madame Marianne Brandt, mais encore avec plusieurs journalistes qui avaient
défendu la cause wagnérienne iinguibus et rostro. C'est Hans de Bulow qui
doit se frotter les mains !
— Voici un document très curieux : c'est le contrat fait entre le duc Sforza
Cesarini, directeur du théâtre de la Tour-Argentine^ à Rome, et le maestro
G. Rossini, pour l'opéra le Barbier de Séville.
THÉÂTRE NOBLE DE LA TOUR ARGENTINE.
Rome, i5 décembre i8i5
Le présent a été fait sous seing privé, mais qui aura la même valeur qu'un
contrat enregistré, stipule entre les parties contractantes :
Monsieur le duc Sforza Cesarini, directeur du susdit théâtre, commande
au maestro G. Rossini, pour la prochaine saison du carnaval de 1816, lequel
Rossini promet et s'engage à composer et mettre en scène le second opéra
bouffe qui sera représenté pendant la dite saison au théâtre indiqué, et sur
le libretto si nouveau ou si ancien qui lui sera donné par le directeur.
Le maestro Rossini s'engage à remettre la partition à la moitié du mois de
juin et de l'adapter à la voix des chanteurs, tant pour la bonne réussite de la
musique que pour la convenance et les exigences des chanteurs.
Le maestro Rossini admet aussi et s'engage à se trouver à Rome, pour ré-
pondre au présent contrat, pas plus tard que la fin de décembre courant et
de remettre à la copie le premier acte de son opéra, parfaitement complet le
20 juin 181G. Ainsi dit, le 20 juin, afin de pouvoir faire les répétitions
promptement, et de pouvoir mettre en scène le jour qu'il plaira au directeur,
lequel a fixé la première représentation vers le cinq février. Le maestro Rossini
devra également remettre à la copie, en temps voulu, le second acte de son
opéra, pour pouvoir être mis en scène le jour ultérieurement indiqué; au-
trement le maestro Rossini s'exposerait à tous les dommages, parce ^!/'z7 doi^
en être ainsi et pas autrement .
Le maestro Rossini sera en outre obligé de diriger son opéra selon l'usage,
VARIA 237
et d'assister personnellement à toutes les répétitions de chant et d'orchestre,
toutes les fois que cela sera nécessaire, tant au théâtre qu'autre part, à la vo-
lonté du directeur; il s'oblige encore à assister aux trois premières représen-
tations qui seront données consécutivement et en diriger l'exécution à
l'orchestre, etc., etc., parce qu'il doit en être ainsi et pas autrement.
En récompense de ses fatigues, le duc Sforza Cesarini s'oblige à lui payer
la somme et quantité de trois cents écus romains après les trois premières re-
présentations, qu'il devra diriger à l'orchestre.
Il est convenu qu'en cas d'interdiction ou de clôture du théâtre, soit par
le fait des autorités, soit pour tout autre motif imprévu, il sera fait suivant
les habitudes des autres théâtres de Rome.
Pour garantir l'entier assentiment au premier contrat, il sera signé par le
directeur susdit et par le maestro G. Rossini ; de plus, le directeur accorde le
logement au maestro Rossini pour tout le temps du contrat dans la même
maison assignée à M. Luigi Zamboni.
— «Dans un coin ignoré du vieux Paris, dit M. F. Oswald, àxa Gaulois,
vivent un vieillard de quatre-vingt-dix ans et sa fille, vieille demoiselle, qui
n'a eu en sa vie qu'une passion, la musique, et qu'un amour, le chevalier
Gluck, amour innocent et respectable s'il en fut. Lisant un jour les pages de
Berlioz sur le créateur vénéré de la musique dramatique en France, pages
débordantes d'enthousiasme, un passage la frappa, celui où le compositeur
français s'écrie : « Il ne se trouve donc pas un prince soi-disant protecteur
« des arts assez riche pour venger la mémoire de Gluck des vulgaires éditions
« qu'on a infligées à ses partitions, et nous rendre dans leur splendeur prê-
te mière ces œuvres qui sont notre livre sacré ? » La vieille demoiselle se dit:
Puisque ce prince-là ne s'est point rencontré, c'est moi qui élèverai ce monu-
ment à la gloire de mon chevalier I On fit le compte de la fortune du respec-
table ménage, du vieillard et de sa fille, on en déduisit le nécessaire pour la
vie de tous deux. Quarante mille francs restaient disponibles : Gluck sera
vengé des éditions profanes! L'édition est commencée, une des œuvres a déjà
paru. » Ajoutons à notre tour que cette noble et courageuse enthousiaste se
nomme mademoiselle Pelletan, et qu'elle est la nièce du député de la Seine
qui porte le même nom.
— La Société des auteurs et compositeurs dramatiques vient enfin d'étendre
son action dans les pays étrangers. Jusqu'ici la Belgique et la Suisse seules
payaient des droits pour la représentation des œuvres françaises ; cette lacune
regrettable va être comblée. Voici la lettre circulaire que le comité de la
Société vient d'adresser aux directeurs des théâtres étrangers:
« Pans, le août 1876.
c( Monsieur le Directeur,
(i Nous avons l'honneur de vous informer que la Société des auteurs et
compositeurs dramatiques de France vient de créerune Agence internationale
à Paris, rue Saint-Marc, 3o, au siège social.
« Cette Société, dont nous sommes les mandataires, renferme dans son sein
tous les auteurs et compositeurs dramatiques de France, sans exception.
238 LA CHRONIQUE MUSICALE
« Elle a été fondée il y a quarante-six ans, et, depuis cette époque, elle
fonctionne régulièrement et légalement.
« La Société des auteurs et compositeurs dramatiques est constituée par
acte passé devant M^ Thomas et son collègue, notaires à Paris, en date du
18 novembre 1837.
« Elle charge une Commission élue de défendre ses intérêts et elle confie
à une agence le soin de percevoir ses droits.
« Les deux titulaires de cette agence sont MM. Peragallo et Roger, demeu-
rant à Paris, rue Saint-Marc, 3o. Ce sont eux qui agissent pour nous dans
toute la France. C'est à eux seuls que nous venons de confier la direction de
notre Agence internationale.
« En créant cette agence, nous avons un double but :
« FaciUter l'échange de nos relations avec les directeurs des théâtres
étrangers.
« Supprimer les charges que nécessitait le concours des intermédiaires.
« Depuis quelques années, les directeurs étrangers ont compris qu'il était
de leur intérêt de s'assurer le droit régulier de représenter les œuvres fran-
çaises.
« Aussi, dès qu'une œuvre était représentée à Paris, ou seulement annoncée
dans les journaux, cherchaient-ils les moyens de traiter avec l'auteur. Ces
négociations n'ont pas toujours eu des résultats satisfaisants pour les direc-
teurs étrangers qui, jusqu'à présent, étaient forcés de s'adresser à des inter-
médiaires dont le concours leur était onéreux.
« Aujourd'hui, grâce à notre Agence internationale, les directeurs sauront
sûrement à qui s'adresser et n'auront plus à craindre ni retards, ni frais ex-
cessifs.
« Dès qu'une œuvre française sera jouée ici ou annoncée dans les journaux,
ils pourront se mettre directement en relations avec MM. Peragallo et Roger.
^ Une fois les conditions débattues et acceptées, nos agents ont tout pou-
voir pour en assurer l'exécution par l'entremise de leurs correspondants
dans toutes les grandes villes d'Europe et d'Amérique.
« Nous espérons. Monsieur, que vous comprendrez les avantages qui
doivent résulter pour vous de la création de cette Agence internationale, et
que vous voudrez bien entrer en relations directes avec nos agents généraux,
que nous accréditons auprès de vous.
« Agréez, etc.
« Pour la Commission des Auteurs et Compositeurs dramatiques, composée
de MM. Camille Doucet, président; Ferdinand Dugué, Michel
Masson, Jules Barbier, vice-présidents ; Henri Becque, Henri de
BoRNiER, Edouard Cadol, Alfred Duru, Eugène Labiche, Charles
DE la Rounat, Charles Lecocq, Louis Leroy, Emile de Najac,
"Edouard Pailleron, Théophile Semet;
Le Président^
Camille Doucet, »
VARIA 239
NOUVELLES
ARis. — Opéra. — Madame Gueymard fera sa rentrée le i«'' septem-
bre dans les Huguenots^ madame Carvalho le 6, dans Faust, et
M. Faure le i5, dans Hamlet. Mademoiselle de Reszké reprendra
le rôle de Marguerite de Faust, après madame Carvalho. Don Juan
ne passera qu'au mois d'octobre.
— On parle de transporter à l'Opéra Rîgoletto^ pour M. Faure.
— En attendant, les études de Jeanne d'Arc continuent. Les ensembles
sont sus, mais les répétitions avec les sujets ne commenceront qu'en octobre.
M. Mermet a supprimé le personnage d'Isabeau de Bavière.
Voici la distribution des principaux rôles :
Charles VII Faure
Jeanne d'Arc M"« Krauss
Agnès Sorel M™e Carvalho
Opéra-Comique . — Un jeune ténor, M. Valdejo, sorti du Conservatoire il y a
deux ans, vient de faire de très bons débuts dans Zampa et la Dame blanche. Il
est engagé à Lyon pour toute la saison d'hiver, après quoi, il reviendra pren-
dre sa place à l'Opéra-Comique. Il continuera ses débuts dans l'Éclair,
d'Halévy.
— M. Lucien Collin vient d'être engagé par M. du Locle. Ce jeune artiste,
premier prix d'harmonie au Conservatoire, était attaché depuis trois ans à
l'orchestre de l'Opéra-Comique en qualité de premier cornet à pistons.
— Voici la distribution du Val d'Andorre, que l'Opéra-Comique va repren-
dre prochainement :
Jacques Sincère Obin
Stéphan Stéphan
Saturnin Gaisso
Le Joyeux Barré
Lendormi Teste
Le Syndic Dufriche
Rose-de-Mai M^^es Chapuy
Georgette Ducasse
Thérésa Vidal
M. Stéphan vient de Troyes, où il chantait les ténors de demi-caractère
dans le grand opéra
M. Caisso est un des lauréats de cette année au Conservatoire.
Mademoiselle Vidal a joué l'an dernier, à l'Opéra-Popiilaire, le rôle de
Phryné dans les Amours du diable.
Théâtre-Lyrique. M. Arsène Houssaye renonce à la direction du Théâtre-
Lyrique. Il est remplacé par M. Campo-Casso, l'ancien directeur du Théâtre
240
LA CHRONIQUE MUSICALE
de la Monnaie à Bruxelles. Mais M. Campo-Casso sera-t-il plus heureux que
son prédécesseur et parviendra-t-il à trouver un théâtre en temps utile ?
Nous en doutons.
Bouffes-Parisiens. La réouverture de ce théâtre aura lieu aujourd'hui avec
la Jolie Parfumeuse pour la rentrée de madame Théo et de M. Daubray. Le
rôle de Bavolet servira de début à mademoiselle Zélie Weill et celui de Poirot
à M, Colombey.
La pièce a été remontée à neuf, et le personnel des coryphées et des
chœurs complètement renouvelé.
Après la Jolie Parfumeuse^ viendra un spectacle composé de trois pièces
en un acte pour mesdames Théo, Luce, Couturier, MM. Daubray et Co-
lombey.
Quant à la Créole^ on attend madame Judic pour en faire la lecture, et la
pièce passera du i5 au 20 octobre.
— Madame Théo a renouvelé son engagement pour trois ans.
Folies-Dramatiques. — aujourd'hui, pour la réouverture, reprise des
Cent Vierges avec la distribution que nous avons donnée dans un pré-
cédent numéro.
Pour l'article Varia :
Le Secrétaire de la Rédaction,
O. LE TRIOUX,
rropriétaire-Gérant : Qyi'BJTHU^ HEULHo.n'-ii .■
t'aris. — Alcan-Lévy, imprimeur breveté, rue de Latayelte, 61.
LOI CH'K.OS^JQUE zMUSICattLH
. IX. No54|^
LES CASTRATS
OTRE intention n'est pas de démontrer ici la
raison des effets produits par la mutilation sur
l'organe vocal, d'après les observations de plu-
sieurs médecins célèbres, Ambroise Paré, entre
autres, lequel constate que « la voix après la
castration est plus gresle. » Lichtenthal, dans
son Dictionnaire de Musique^ s'est suffisam-
ment étendu sur ce sujet. Mais, envisageant la
question au point de vue purement musical,
nous rechercherons d'où vient l'usage barbare de conserver aux jeunes
garçons leur voix de soprano et de contralto, en les soumettant à
l'époque de la mue, c'est-à-dire à l'âge de treize ou quatorze ans, à une
opération odieuse qui les prive pour toujours de leur qualité d'hommes
IX. i6
242 LA CHRONIQUE MUSICALE
et en fait des eunuques à la voix aiguë, limpide et claire, semblable
à celle des enfants et des femmes.
La castration s'est pratiquée de tout temps chez les peuples de l'Orient.
Suivant une tradition rapportée par Ammien Marcellin, l'introduction
de cet usage remonterait àSémiramis; cependant^ un écrivain grec
anonyme, dont un fragment découvert dans la Bibliothèque de VEscurial
a été publié par Heeren, le met sur le compte d'une reine nommée
Lythuse. Quoi qu'il en soit de ces assertions plus ou moins fondées, on
peut regarder comme certain que les châtrés ou eunuques étaient connus
en Egypte du temps de Joseph, puisqu'il fut vendu à Putiphar par un
des eunuques du Pharaon régnant. Ces derniers, comme on sait, étaient
employés au service des harems.
La mutilation des hommes, avec une destination musicale, ne re-
monte pas si haut dans l'histoire. Selon la prohibition qu'on avait
formulée : Mulier absit à choro, les femmes furent pendant longtemps
bannies des sanctuaires. Comme on avait remarqué qu'un des effets de
la castration est de maintenir l'organe vocal dans l'état où il était avant
la puberté, c'est-à-dire d'empêcher que la voix de soprano ou de
contralto des jeunes garçons changeât de timbre et de nature, les fana-
tiques de Fart du chant imaginèrent de faire tourner au profit de la
musique sacrée cette coutume barbare, et l'on introduisit bientôt des
castrats dans les églises, pour exécuter les chants religieux.
Balzamon, de Constantinople, qui écrivit au douzième siècle son
Cojiimentaire sur le Cojicile de Trulles, nous apprend en effet que
de son temps le chant d'église se composait de voix de castrats. Ce
témoignage est confirmé par un fait curieux, dont on doit la conserva-
tion à l'histoire de l'Église russe : en i iSy, un castrat nommé Manuel^
venant de Grèce avec deux autres chanteurs, s'établit à Smolensk pour
y organiser le chant. Enfin,— ce dernier renseignement est péremptoire,
— Socrate le Scholastique fait mention d'un certain Brinon, eunuque,
préposé à l'enseignement des chanteurs des hymnes, ce qui permet de
placer l'origine du chant des castrats au quatrième siècle, quoique peut-
être ce fait, qui devint plus tard général, ne se présentât qu'exception-
nellement.
L'opération qui produit ce genre de virtuoses fut apportée d'Orient
en Europe au Moyen âge par les Arabes. Une bulle du Pape Sixte-
Quint (i SSS-iSgo), adressée au nonce apostolique, en Espagne, nous
apprend effectivement que depuis longtemps les castrats étaient admis
comme chanteurs dans les principales églises de la Péninsule. Cette opé-
ration passa ensuite d'Espagne en Italie, dans la capitale de laquelle.
LES CASTRAIS 248
au dire de Fornari (i), il y eut très anciennement des Espagnols que
l'on nommait falseti^ et l'historien italien assure que Jean de Sanctos^
mort à Rome en 1625, a été le dernier fausset espagnol de la Chapelle
du Pape.
L'Italie passa donc à bon droit pour avoir été une pépinière de cas^
trats. On a même souvent reproché aux États de l'Eglise d'en avoir fait,
pour ainsi dire, une branche de commerce, et d'avoir « doté les autres
parties de l'Europe d'une multitude de ces chanteurs à voix artificielle. »
C'est ainsi qu'à la fin du seizième siècle, la Chapelle du duc de Bavière
possédait un certain nombre de chanteurs de cette espèce. M. Delmotte^
dans une notice biographique d'Orland de Lassus (2), le contemporain
et le rival de Palestrina, fait mention de six castrats employés à cette
chapelle en iSôg, et dont un nommé Landschreihr était le et surveil-
lant. » Toujours est- il que ces chanteurs ne paraissent pas avoir été
introduits dans la chapelle pontificale avant le commencement du dix-
septième siècle ; ils y remplacèrent les entants et les hauts ténors ou
contraltini qui chantaient la partie de soprano en voix de fausset aigu,
appelé à cause de cela, falseti, comme on l'a vu précédemment.
D'après M. Georges Kastner (3)^ « l'interprétation erronée d'un pas-
sage d'Adami de Bolsena avait fait penser que le père Girolamo Rosini
de Pérouse, reçu à cette chapelle, en 1601, avait peut-être été le premier
castrat qu'on y ait entendu, Forkel, Burney, Ern. Gerbert et d'autres
ont été trompés eux-mêmes sur le sens des mots « qiiesto fu il primo
soprano dUtalia » qu'Adami de Bolsena, dans le passage en question (4),
rapporterait sans doute à la priorité du talent, donnant ainsi à entendre
que le père Girolamo Rosini était le plus fameux castrat de son
époque. »
On assure que le Pape Clément VIII (i592-i6o5) autorisa, par un
bref spécial, la castration ad honorem Dei(5). Un pareil encouragement
ne pouvait que multiplier les castrats, qui bientôt passèrent de l'église
dans les théâtres, et dont le nombre devint d'autant plus considérable
que les virtuoses de cette classe arrivaient promptement aux honneurs
et à la fortune.
En France, les castrats commencèrent à faire parler d'eux au com-
[i) Narraiione storica délia capella pontificia. — Cf. Lichtenthal, i^/f/o». ieZ/a
musica,
(2) Valenciennes, i836.
(3) Parémiologie musicale, Vo. Chanteur.
(4) Voy. Catalogo de' nomi, cognomi e patria de' cantori pontijicj, p, i8g.
(5) Schubart. Jdeen ^u einer Acsthetik der Tonkunst.
244 LA CHRONIQUE MUSICALE
mencement du dix-septième siècle. « Feu madame de Longueville, dit
Tallemant des Réaux, dans son Historiette de Bertaut, s'avisa la pre-
mière, ne voulant pas prononcer le mot de châtré, de dire cet incom-
modé, en montrant un châtré qui chantait fort bien, et qui vint à la
Cour du temps du cardinal Richelieu. « Mon Dieu ! mademoiselle,
disait-elle à mademoiselle de Senecterre, que cet incommodé chante
bien! » Depuis, on appela ainsi tous les châtrés dans ces comédies en musi-
que que le cardinal Mazarin faisait jouer. » L'incommodé dont il s'agit
était Bertoldo (dit Bertod), de la Chapelle de Louis XIII. La Cour,
paraît-il, adopta cette expression bien digne des Précieuses et s'empressa
de l'appliquer à Piccini, Melone, Melani, etc., etc.
Sous le règne de Louis XIV, le nombre des castrats rie fît que s'ac-
croître. Scarron, au chapitre XV du Roman comique^ parle d' « un petit
chastré organiste d'une église, » et une plaisante anecdote, tirée des Mé-
moires de la Princesse Palatine, montre que plusieurs d'entre eux
étaient attachés au service du roi. Il s'agit de la reine Christine de Suède.
« Cette princesse, au lieu de mettre un bonnet de nuit, s'enveloppait la
tête d'une serviette. Une nuit, ne pouvant dormir, elle fit venir la mu-
sique devant son lit ; elle avait fait tirer les rideaux, en sorte que les
musiciens ne pouvaient la voir ; mais^ enchantée d'un morceau qu'ils
exécutèrent, elle avança brusquement la tête entre les rideaux, en s'é-
criant : « Mort diable ! qu'ils chantent bien ! » A l'aspect de cette figure
grotesque, les Italiens, surtout les castrati, qui ne sont pas des plus
braves, furent tellement saisis qu'ils restèrent court (i).
Pour en revenir à l'Italie, les philanthropes ne tardèrent pas à récla-
mer contre la castration, et cette spéculation immorale fut défendue dans
les Etats de l'Église. Clément XIV interdit toute préparation au chant
ayant pour but de donner aux jeunes garçons une voix artificielle, et
permit que les femmes tinssent dans les églises la partie de soprano, Il
prescrivit également aux directeurs des théâtres de Rome de faire remplir
les rôles de femmes par des femmes, et non par des hommes travestis,
comme cela s'était pratiqué jusqu'alors. Malgré cette prohibition officielle,
malgré les peines sévères et même l'excommunication, il paraît qu'elle
ne 'fut pas abolie dans toute PItalie, puisqu'en 1789, d'après V Esprit
(i) Un Jésuite, le père Raynâuld, de Dijon, fit iniprinàer dàn§ Cette ville, en l65d^
tin traité en latin intitulé : Eunuchi nati, facti, mystici, ex sacra ethumana litterd-
tura illustrati {i vol. in-4), dont le 5° chapitre contient un long paragraphe sous
la rubrique : De exsectione ob dutiiirnoris vocis acumeii, ad musicos concentus neées-
sarium. L'auteur y discute à grand renfort de citations érudites les arguments pour
et contre la castration.
LES CASTRATS 245
des Journaux de cette même année, on voyait encore dans les rues de
Naples des enseignes portant ces mots : « Ici on châtre proprement et à
bon marché. » Selon M. Anders, littérateur-musicien des plus érudits,
lors de l'occupation de l'Italie par Napoléon V% des mesures rigoureuses
furent prises pour anéantir complètement l'usage de la castration. Si
l'on y parvint, cela ne dura guère. On lit, en effet, dans le Dictionnaire
de Plain- Chant et de Musique d'église^ par d'Ortigues, que, d'après les
renseignements recueillis il y a quelques années, une tentative de réor-
ganisation se serait effectuée; que l'on aurait formé pour eux, sous la
direction d'un castrat, une école de chant dans l'établissement degli
Orfanelli^ qui renferme plusieurs jeunes gens des diverses contrées de
l'Italie, privés de leur virilité par maladresse ou par accident.
Si l'on en croit le musicographe anglais Burney (i), les Italiens se
défendent de souscrire à cet abus. « Je me suis enquis par toute l'Italie,
dit-il, de V endroit principalement où l'on dispose les garçons à les faire
chanter par castration, mais je n'ai pu obtenir un renseignement cer-
tain. A Milan, on me dit que c'était Venise; — à Venise, que c'était
à Bologne; — mais à Bologne on me nia le fait, et fus renvoyé à Flo-
rence. De Florence, on me renvoya à Rome, et de Rome à Naples. »
L'opération, ajoute Burney, est certainement contre les lois aussi bien
que contre la nature, et les Italiens en sont si honteux, que chaque pro-
vince rejette ce fait sur quelque autre. Cette pratique, on le conçoit,
étant absolument défendue dans les Conservatoires d'Italie, les jeunes
castrati venaient, en général, de Leccia, dans la Fouille. Ces virtuoses
démasculinisés étaient néanmoins amenés à un Conservatoire pour faire
essayer leur voix avant d'être ca^fraf/, et, alors, si l'effet était favorable, les
parents les ramenaient chez eux pour procédera la barbare mutilation. La
loi punit de mort, il est vrai, quiconque exécute cette opération et excom-
munie ceux qu'elle concerne ; néanmoins les « praticiens » exercent
avec la plus grande impunité, car, ainsi que le fait remarquer Fétis (2),
en Italie et surtout dans le royaume de Naples, on n'est jamais embar-
rassé pour cacher ces sortes de spéculations sous le prétexte d'un accident
quelconque. Une blessure, disait-on, survenu au jeune Broschi, — sur-
nommé Farinelli, — à la suite d'une chute de cheval, n'avait été jugée
guérissable par le chirurgien qu'au moyen de la castration. Il n'y avait
pas un castrat italien qui n'eût à conter sa petite histoire toute sembla-
ble. » Il y a même, assure-ton, des exemples de l'opération faite à la
requête de l'enfant lui-même. Te) fut le cas de Grasseto, à Rome.
(i) The Présent state ofmusic in France and Italy.
(2) Biographie universelle des Musiciens, art. Broschi.
246 LA CHRONIQUE MUSICALE
La plupart des grands chanteurs du dix-huitième siècle ont été des
castrait. On cite notamment Baltha^ar Ferri^ Giiadagni^ Senesino,
Gi{^iello, Pacchiarotti, Marchesî, Minelli et Carestini, sur le compte
duquel il existe une anecdote piquante. On louait devant une jeune fille
la belle voix de ce castrat : « Sans doute, dit l'ingénue, il a une belle
voix ; mais il semble qu'il lui manque quelque chose. » Les virtuoses
que nous venons de citer étaient doués d'une voix superbe et possé-
daient un véritable talent; cependant ils ont tous été surpassés par
Caffarelli qui, selon l'expression de Diderot {Lettre sur le Caractère)^
« jetait les gens dans le ravissement, » et par Farinelli^ que tous les
peuples de l'Europe ont couvert de couronnes et d'applaudissements.
Celui-ci arriva même 'au dernier degré de la fortune. Engagé par la
reine d'Espagne pour distraire le rêveur et taciturne Philippe V, il
chanta devant ce souverain, pendant dix années consécutives, environ
3,600 fois les quatre mêmes morceaux et jamais autre chose. Cela aux
appointements de 5o,ooo fr. par an, ce qui, par conséquent, rapporta à
l'artiste 5oo,ooo fr., somme à peu près équivalente à un million d'au-
jourd'hui ; mais, remarque Fétis, « c'était payer un peu cher le pouvoir
et la fortune. » En effet, Farinelli devint le ministre ou plutôt le favori
de Philippe V et de Ferdinand VI. On raconte sur lui et sur l'usage
qu'il fit de son crédit, quelques anecdotes qui méritent d'être rappor-
tées (i). Allant un jour à l'appartement du roi, où il avait le droit d'en-
trer à toute heure, il entendit un officier des gardes dire à un autre qui
attendait le lever : « ^Les honneurs pleuvant sur un misérable histrion,
et moi, qui sers depuis trente ans, je suis sans récompense. » Farinelli
se plaignit au roi de ce qu'il négligeait les hommes dévoués à son service,
lui fit signer un brevet, et le remit à l'officier lorsqu'il sortit, en lui
disant : « Je viens de vous entendre dire que vous serviez depuis trente
ans, mais vous avez eu tort d'ajouter que ce fût sans récompense. » Une
autre fois, il sollicitait en faveur d'un grand seigneur une ambassade
que celui-ci désirait : « Mais ne savez- vous pas (lui dit le roi) qu'il
n'est pas de vos amis, et qu'il parle mal de vous ? — Sire, répondit Fari-
nelli, c'est ainsi que je désire me venger. » Il avait, d'ailleurs, de la
noblesse et de la générosité dans le caractère; l'anecdote qui suit en est
la preuve ; elle est fort connue ; on en a fait le sujet d'un opéra. Farinelli ■
avait commandé un habit magnifique : quand le tailleur qui l'avait fait
le lui porta, l'artiste lui demanda son mémoire. — « Je n'en ai point
fait, » dit le tailleur. — Comment? — Non, et je n'en ferai pas. Pour
(i) Voya Fétis, Biographie universelle des Musiciens, art, Broschi.
LES CASTRATS 247
tout payement, reprit-il en tremblant, je n'ai qu'une grâce à vous deman-
der. Je sais que ce que je désire est d'un prix inestimable, et que c'est
un bien réservé aux monarques ; mais puisque J'ai eu le bonheur de
travailler pour un homme dont on ne parle qu'avec enthousiasme, je ne
veux point d'autre payement que de lui entendre chanter un air. » En
vain Farinelli essaya-t-il de faire changer de résolution à cet homme ; en
vain voulut-il lui faire accepter de l'argent; le tailleur fut inébranlable.
Enfin, après beaucoup de débats, Farinelli s'enferma avec lui, et déploya
devant ce mélomane toute la puissance de son talent. Quand il eut fini,
le tailleur, enivré de plaisir, lui exprima sa reconnaissance ; il se dispo-
sait à se retirer : « Non, lui dit Farinelli, j'ai l'âme sensible et fière, et
, ce n'est que par là que j'ai acquis quelque avantage sur la plupart des
autres chanteurs. Je vous ai cédé, il est juste que vous cédiez à votre
tour. » En même temps il tira sa bourse et força le tailleur à recevoir le
double de ce que son habit devait valoir.
N'oublions pas Crescentini, qui devint professeur de la famille impé-
riale, à Vienne, en i8o5. Crescentini vint à Paris et fit les délices de la
Capitale de 1806 à 1812. Dans la pièce de Roméo et Juliette^ de Zinga-
relli, jouée aux Tuileries, en 1808, il fit tant d'impression sur toute
l'assistance, que Napoléon, ému jusqu'aux larmes, lui envoya la décora-
tion de la Couronne de fer^ dont il le fit chevalier.
hà Revue et Galette musicale du i3 mars i85o, parle d'un élève
de Crescentini, « qui efi avait d'abord espéré quelque chose et l'aurait
traité en confrère — » Mais sa voix, quoique agréable, ne justifia
point sa confiance, et elle laissa toujours à désirer sous le rapport de
la force et de la justesse d'intonation. On parlait encore, il y a qua-
rante ans environ, d'un vieux castrat nommé Tarquinio, pensionné par
la cour de Dresde, Quoi qu'il en soit, Crescentini et Ve/wif/, que Rossini
produisit dans Aureliano in Palmira, en 18 14, à Milan, sont les der-
niers castrats qui aient joui d'une grande renommée.
Les castrats, plus que les autres virtuoses, sont enclins à la vanité,
témoin Caffarelli (opéré à Norcia), qui, après s'être retiré millionnaire
du théâtre, où il avait chanté si longtemps les rôles de femmes avec un
succès extraordinaire dont il n'y avait point eu d'exemple jusque-là,
acheta un duché, prit le titre de duca di Santo-Dorato, et se fit élever,
peu de temps avant son décès, un palais avec cette orgueilleuse inscrip-
tion : « Amphion Thebas, ego domum. »
Pour éviter de blesser l'amour-propre de ces êtres délicats et suscepti-
bles, dit M. Georges Kastner (i), autant que pour leur faire oublier ce
(i) Parémiologie musicale, v" Musico.
248 LA CHRONIQUE MUSICALE
qui les diflFérenciait des autres hommes, on devait paraître ignorer leur
état physiologique. « En Italie, un castrat n'était donc pas un castrat ;
c'était un soprano ou un musico (musicien). Ainsi le premier chanteur
réduit à l'état d'Origène, était-il j?rzmo-mM5/co, et cette dénomination ne
pouvait que l'honorer. Cependant le fréquent emploi de musico dans
cette acception la rendit bientôt équivoque. Une anecdote assez piquante
en fournit la preuve. Dans les premiers temps de son séjour en Italie, le
brave et savant compositeur qui fut le maître de Weber et celui de
Meyerbeer, l'abbé Wogler, se trouvait un jour en grande compagnie de
maestri et de dilettantes. Mal familier avec les idiotismes de la langue
italienne, il voulut parodier le célèbre mot du Corrége : « Moi aussi Je
<c suis musicien, dit-il : — AncK' io son musico f » Toute la société le re-
garda aussitôt avec de grands yeux. Il est probable qu'il se trouva quel-
qu'un dans la réunion assez charitable pour avertir directement le bon
Wogler du sens fâcheux attaché au mot musico.
Comme le montre cette anecdote, les castrats n'étaient point à l'abri
des sarcasmes qu'inspirait leur espèce de dégradation. En butte au ridi-
cule, au mépris et aux mauvaises plaisanteries, ils étaient d'autant
plus moqués et bafoués qu'ils étaient vaniteux et plus susceptibles,
Salvator Rosa, dans sa mordante satire intitulée La Musica, a lancé
contre eux les traits les plus cruels, et Marcello a esquissé de main de
maître plus d'un type bouffon de musico dans deux madrigaux à quatre
voix de son Teatro alla moda, où il les compare à des moutons chan-
tant à l'envi : bée, bée, bée.
Lichtenthal {Di\ion. délia musica^ remarque avec quelque raison
que les mutilés ne sont point incapables de parvenir à un haut degré
dans les sciences et dans les arts. Il cite quelques eunuques célèbres
qui, chez les Babyloniens, les Egyptiens et les Persans, ont occupé
la place de premier ministre, « Dans les temps modernes, ajoute-t-il, on
a vu des castrats qui, sans être capitaines ou des hommes d'État, ont su,
dans des circonstances scabreuses, se conduire avec beaucoup de pru-
dence et une véritable sagesse, ce qui n'aurait pas été possible avec de
faibles forces (sic) intellectuelles. »
On a même vu des castrats inspirer aux femmes de grandes passions.
Tel fut Gaétan Majorano, plus connu sous le nom de Caffarelli. Les
bonnes fortunes lui arrivaient de toutes parts. « Elles faillirent lui coûter
cher, raconte Fétis (i),car, se trouvant près d'une dame du plus haut
rang, il se vit contraint, pour fuir la colère d'an mari Jaloux, de se tenir
(i) Biographie universelle des Musiciens,, art, Majorano,
LES CASTRATS 249
caché jusqu'à la nuit au fond d'une citerne vide qu'il trouva dans le
jardin. Il n'en sortit qu'avec un rhume violent qui le retint au lit plus
d'un mois, La dame qui le protégeait, connaissant jusqu'où pouvait
aller le ressentiment de son époux, mit Caffarelli sous la garde de quatre
spadassins qui le suivaient de loin partout où il allait. Cette aventure
n'eut pas de suites fâcheuses.
A la vérité, quelques écrivains facétieux ont auguré de ces aventures
galantes que, chez la plupart de ces sopranistes, la perte de la virilité
n'était pas complète; mais, fait remarquer avec esprit M. Georges
Kastner déjà cité, pourquoi n'admettrait-on pas plutôt que certains
musici, doués d'un extérieur agréable, d'un caractère doux, d'un esprit
cultivé et surtout de cette faculté précieuse du chant, si bien faite pour
détacher l'âme de son enveloppe matérielle et la transporter dans la
région de l'idéal, ont pu ressentir et inspirer, à défaut des grossières
jouissances d'un commerce charnel, les délicieuses sensations de l'amour
platonique ? Cet amour-là, me dira-t-on, est bien lettre close pour un
cœur italien; aussi est-il à craindre que les sceptiques, tout en répétant
le proverbe : Cet la fin du monde .(appliqué aux mutilés), ne sourient,
ne secouent la tête, et ne continuent à protester contre la nullité absolue
des castrats. » C'est, du reste, à cette conclusion que paraît tendre le
passage suivant tiré des Mélanges du comte d'Escherny : v J'ai connu,
dit cet auteur, une très belle princesse qui avait conçu une passion si
violente pour un musicien castrat, qu'elle ne voulut jamais en faire le
sacrifice à son royal amant; et comme il était aussi amoureux d'elle
qu'elle l'était de son chanteur, il fut obligé de se contenter de la seconde
place dans le cœur de la princesse. »
Les castrats ont disparu aujourd'hui des églises et des théâtres. Le
président De Brosses, dans ses Lettres historiques et critiques sur
PItalie, nous a laissé sur ces êtres dégradés quelques lignes curieuses
qui permettent de ne point les regretter. « La plupart des sopranistes
deviennent gros et gras comme des chapons, avec des hanches, une
croupe, les bras, la gorge et le cou ronds et potelés comme des femmes.
Quant on les rencontre dans une assemblée, on est tout surpris d'enten-
dre sortir de ces colosses une petite voix d'enfant. Il y en a de très jolis ;
ils sont fats, avantageux avec les dames, dont ils sont fort courus à cause
de leurs talents ; ils ont une longueur d'haleine infiniment précieuse, ils
ne finissent point. Un de ces demi-virs (demi-hommes) présenta requête
au Pape Innocent XI, pour avoir permission de se marier, exposant qu'il
était sopraniste imparfait (c'est-à-dire dont l'opération n'a pas été com-
plète) ; sur quoi le Saint-Père mit en marge : Che si castri meglio. Il
25o LA CHRONIQUE .MUSICALE
faut s'accoutumer à ces voix artificielles pour les goûter. Le timbre en est
aussi clair et perçant que celui des enfants de chœur, et la sonorité beau-
coup plus forte. Ces voix ont presque toujours quelque chose de sec,
d'aigre, éloigné de la douceur juvénile et moelleuse de l'organe féminin ;
mais elles sont brillantes, légères, pleines d'éclat, très fortes et très
étendues. »
Ajoutons qu'il y a castrats et castrats, comme il y a fagots et fagots.
L^s chanteurs qui ont des voix blanches, des voix de fausset, des hautes-
contre, sont exposés à se voir comparer aux chanteurs de la Chapelle
Sixtine. Dans le monde de la littérature et des arts, on sait fort bien ce
que cela veut dire ? Qu'on nous permette une anecdote à ce sujet pour
terminer. Les habitués des fameux Concerts Vivienne, qui eurent la
vogue il y a environ trente ans, se rappellent un virtuose de ce genre
dont nous tairons le nom par bienséance, qui avait la voix et les appa-
rences d'un castrat. Ce pseudo musico, jaloux des prérogatives accordées
à son sexe, faisait ajouter sur l'affiche, chaque fois qu'il chantait, cette
mention étourdissante : A(*** « Vhonneur de prévenir le public qu'il est
père de famille. Nous tenons le fait d'un ancien élève de Duprez, qui
eut lui-même de grands succès à ces concerts.
S. BLONDEL.
DE L'ÉTAT ACTUEL
MUSIQUE EN ITALIE
II)
NAPLES
E Conservatoire royal de Naples, qui est cité à juste
titre comme un des établissements les plus importants
du monde entier, se trouve actuellement régi par deux
décrets royaux de 1872 et par un troisième décret
complémentaire de iSyS.
Avant de l'examiner en détail, il est nécessaire de
parler de son histoire.
Je parlerai seulement des établissements célèbres dont le Conservatoire
actuel, San Pietro a Majella, est devenu l'unique successeur. Il y en a
quatre principaux : // Conservatorio dei Poveri di Gesii Cristo, il
Conservatorio di S. Onofrio a Capuana, il Conservatorio di S. Maria
di Loreto, il Conservatorio délia pietà di Turchini. Ajoutons à ces
écoles spéciales pour les jeunes gens, celles de VAnnun^iata et di S. Eli-
gio pour les filles.
M. le Commandeur F. Florimo, le savant archiviste de S. Pietro a
Majella, a clairement établi, dans son ouvrage sur la musique, qu'à
l'origine ces collèges étaient de modestes créations de la charité chré-
tienne. Quelques lamilles pieuses de Naples, voulant arracher les enfants
du peuple à la paresse et au vagabondage dans les rues, fondèrent des
sortes d'hospices où ces petits malheureux, abandonnés parleurs parents,
(i) Voir le numéro du i""' septembre.
252 LA CHRONIQUE MUSICALE
étaient nourris, habillés, instruits et préparés aux besoins du culte, soit
comme serviteurs de messe, soit comme enfants de chœur.
Le Conservatoire Def Poveri di GesU Cristo paraît être le plus ancien.
On rapporte l'époque de sa fondation au seizième siècle. D'après des
documents certains, les trois autres ont été fondés peu de temps après
lui. Occupons-nous d'abord du premier.
Marcello Foscataro, tertiaire séculier de l'ordre de S. François d'Assise,
recueillit, disent les chroniques, de nombreuses aumônes dans la ville
de Naples. Il acheta, vers 1^89, une habitation convenable, et appro-
pria à l'usage qu'il voulait lui donner, une église qu'il dédia à Marie des
Miséricordes. Il fit un règlement que l'archevêque-cardinal de Naples,
Alphonse Gesuald, approuva, et il commença immédiatement à recueillir
des entants pauvres de l'âge de 7 à 1 1 ans. Cet homme charitable nourrit
ces petits indigents, leur donna un costume et les fit instruire dans la
musique et dans les branches élémentaires de l'éducation. Dès le principe,
il eut une centaine de pensionnaires. Le collège prit le nom des Pau-
vres de Jésus- Christ.
Le Conservatorio di S. Onofrio existait certainement dès 1600. Des
documents prouvent qu'en cette année des habitants de Naples, voisins
de S. Caterina à Formiello, de S. Maria Maddalena, de S. Maria a Con-
cello et de S. Sofia, formèrent une archiconfrérie sous le titre Dei
Bianchi. Cette confrérie acheta l'édifice attenant à la chapelle « dentro
la porta di Capuana, » S anto Onofrio, en fit un asile d'orphelins, dont
le nombre s'éleva à cent vingt, et leur donna des maîtres de chant et des
professeurs pour tous les instruments de musique.
Le Conservatorio di Santa Maria di Loreto a été créé au seizième
siècle, par un pauvre artisan du nom de Francesco, qui fonda une cha-
pelle sur la place publique du marché de Notre-Dame et y attacha un
franciscain pour l'instruction religieuse à donner aux enfants pauvres
des deux sexes. Les voisins s'intéressèrent à la bonne œuvre, lui firent
de larges aumônes, et bientôt il fut possible d'ouvrir une classe où l'on
enseignât la musique. Alors un prêtre du nom de Giovanni di Rappia,
protonotaire apostolique à Rome, prit l'œuvre sous sa protection et réso-
lut de parcourir tout le royaume de Naples pour recueillir de l'argent.
Ses courses produisirent les plus beaux résultats et le Conservatoire put
être établi sur un pied définitif.
Le Conservatoire délia Pietà dei Turchini date 'aussi du seizième
siècle. A la suite de calamités publiques, le cardinal Mario Carafa,
archevêque de Naples, érigea une confrérie sous le titre de l'église de
VInçoronatella. On commença par y annexer un hospice pour les enfants
DE LA MUSIQUE EN ITALIE 253
pauvres, et, plus tard, on en fit une école de musique. Peu à peu le nom
de VIncoronatella disparut pour faire place à celui Dei Turchini, à cause
des vêtements, couleur bleu de Turquie, que portaient les pensionnaires.
L'ancien Conservatoire de jeunes filles se rattache historiquement à
celui de Notre-Dame de Lorette. Ce dernier avait été, pendant près de
deux siècles, dirigé par les Pères Somasques, qui y formèrent des hom-
mes très distingués sous le rapport de la science proprement dite et y
firent aussi l'éducation d'une quantité de musiciens de valeur. Au com-
mencement du dix-huitième siècle (1708), les Somasques furent rempla-
cés par des prêtres séculiers. Il y avait alors près de 800 élèves. Or,
précisément à cette époque, le cardinal Alfonse Carafa, archevêque de
Naples, modifia les règlements de Santa Maria di Loreto, et, à la même
occasion, créa les conservatoires dell' Annun\iata et di S. Eligio, pour
l'éducation musicale des jeunes filles.
Jamais les écoles de jeunes filles ne jouirent, à Naples, de la renommée
européenne des Conservatoires de jeunes gens. C'est à Venise que l'on
trouve quatre écoles anciennes, instituées pour les personnes du sexe et
autrefois aussi célèbres que les quatre établissements napolitains.
J'ai donné les origines toutes charitables, toutes chrétiennes de ces
établissements. Je n'entreprendrai pas de dresser la liste des maîtres
illustres qui en sont sortis,
Pendant deux siècles, les musiciens les plus réputés du monde vinrent
faire consacrer leur gloire par les maîtres de Naples.
Pour compléter la partie historique de ce travail, je dois dire encore
quelques mots de la fusion des quatre Conservatoires en une seule École.
Dès le principe, ils eurent des tendances à s'unifier. Toutefois le Con-
servatoire Z)ez Povm di Gesii Cristo ne fut supprimé qu'en 1744, et
les élèves répartis dans les trois autres. En 1795, d'autres disent en 1797,
le Conservatoire àtS. Onofrio fut réuni à celui de 5". Maria di Loreto.
En 1807, sous la domination française, eut lieu la fusion de celui-ci
avec le Conservatoire Délia Pie ta dei Turchini.
Grâce à des modifications nombreuses faites aux anciens règlements,
des progrès réels furent accomplis dans la première moitié de ce siècle,
et l'on peut dire que l'organisation des temps présents est le fruit d'une
longue expérience.
Le Conservatoire actuel, appelé du nom de son local il R. Collegîo
di San Pietro a Majella, se trouve régi, comme je l'ai déjà dit, par les
décrets royaux de 18 12 et 1873.
Il a pour directeur M. le commandeur Lauro Rossi qui fui, pendant
354 LA CHRONIQUE MUSICALE
dix-huit ans, directeur du Conservatoire royal de Milan. Son dévoue-
ment à l'instruction musicale est proverbial.
Le but de l'établissement est l'enseignement complet de l'art musical
aux jeunes gens des deux sexes.
Il se distingue de la plupart des Conservatoires du monde, en ce qu'il
constitue une sorte de séminaire artistique, avec Jeun'is gens pension-
naires (i). Le nombre de ces internes est très considérable. Il y a aussi
un externat pour des élèves des deux sexes.
En vue de donner au jeune homme une éducation artistique complète,
on le fait vivre dans un milieu musical permanent, on met le composi-
teur à côté de l'exécutant et du futur virtuose. De plus, on rapporte
tout l'enseignement littéraire à celui de l'art musical.
Parmi les élèves internes, il y en a de payants et de non payants. Ces
derniers, qui sont au nombre de cinquante, doivent tous appartenir à la
nationalité italienne (2). Quand le pensionnat des jeunes personnes sera
organisé, vingt d'entre elles, nées en Italie, jouiront du privilège de la
gratuité.
L'âge d'admission est de neuf ans. Celui de sortie, en général, de vingt.
Il est loisible au Conseil d'administration de modifier ces conditions, en
faveur d'enfants qui dénoteraient des aptitudes extraordinaires (3).
Les bourses gratuites sont conférées, après des concours que juge un
jury spécial, constitué au sein du corps professoral.
L'instruction est gratuite pour tous les élèves externes, mais ceux-ci,
comme les internes payants, ont à se pourvoir, à leurs frais, des livres
et des instruments nécessaires à leurs études.
Défense absolue est faite aux élèves de prendre part à aucune exécu-
tion musicale autre que celle de l'établissement, de recevoir des leçons
de maîtres étrangers ou d'enseigner eux-mêmes à prix d'argent.
Les branches de 1' Instruction artistique sont au nombre de vingt-
trois. Elles comprennent l'étude du solfège, du chant, de tous les instru-
ments, l'exposition scientifique de toutes les matières qui se rattachent
(i) Un pensionnat de jeunes filles doit être établi dans quelque temps. Il le sera
dans un local séparé, sous une administratiOjn distincte pour l'économat.
(2) Il y a, quant aux jeunes gens, 8 postes gratuits {posti gratuit i] pour la compo-
sition, 6 pour le chant, 5 pour le piano et l'orgue, 12 pour les violons; pour les
autres cours, i ou 2. Quant aux jeunes filles, ce seront 8 postes pour le chant, 8 pour
le piano et 3 pour la harpe.
Cette division me paraît critiquable, en ce qui concerne l'école d'orgue. N'accordef
que 5 postes gratuits pour l'orgue et le piano réunis, ne me paraît pas suffisant.
(3) Par un deuxième décret royal, l'âge d'admission a été quelque peu modifié.
Il est aujourd'hui de 12 à 14 ans, Cf. Art. 8 du règlement de 1873.
DE LA MUSIQUE EN ITALIE 2:5
à la musique. Il serait, néanmoins, à désirer que l'esthétique et l'his-
toire musicale fussent plus catégoriquement développées au programme
et devinssent classes obligatoires pour un plus grand nombre d'élèves.
L'Instruction littéraire comprend dix branches : la grammaire ita-
lienne, la littérature, l'histoire politique, la géographie, la littérature
dramatique, l'histoire musicale, l'étude élémentaire de la grammaire et
de la prosodie latine^ la langue française, la calligraphie, la copie mu-
sicale, les mathématiques.
Un ecclésiastique est spécialement attaché au service de l'église du
Conservatoire et rétribué en cette qualité. Doivent fréquenter les instruc-
tions religieuses de ce prêtre tous les élèves dont les familles en mani-
festent le désir»
L'école de composition a une durée de huit ans ; celles de violon et
de violoncelle, de huit ans ; celle de chant, de sept ans ; celles de piano,
d'orgue et de harpe, de sept ans ; celles des instruments de bois, de six
ans ; celles de la contrebasse et des instruments de cuivre, de cinq ans.
Comme dans tous les grands Conservatoires d'Italie, le nombre des
élèves est réglementairement limité pour chaque cours.
Indépendamment des postes gratuits dont nous avons parlé, le gou-
vernement met des bourses particulières de goo francs à la disposition
des élèves de la classe de composition et de ceux des classes de perfec-
tionnement. Des concours spéciaux ont lieu à cet effet.
Il est permis, aux élèves de haute composition, de suivre à la fois les
cours de plusieurs professeurs de la même branche. Cet article du règle-
ment prouve que le Conservatoire de Naples veut être une grande école,
une véritable université. Il y a cependant, à ce système, des inconvé-
nients. Le principal est que le jeune compositeur devrait, pour ainsi
dire, être plus érudit que ses maîtres, afin de pouvoir choisir lequel de
plusieurs systèmes est le meilleur.
Il y a obligatoirement de fréquents exercices partiels et généraux entre
élèves. Ces exercices doivent se faire de préférence, quant aux ensembles,
sur des œuvres de l'école de Palestrina ou de celle de Rossini (Art. 35
du règlement). Je suppose que cet article un peu bizarre disparaîtra tôt
ou tard du règlement.
Notons encore que l'étude du latin est obligatoire pour les élèves de
composition et pour ceux de la classe de chant (Jeunes gens). Les cours
de religion, de grammaire, de géographie, d'histoire et de mathéma-
tiques sont gradués, d'après l'âge des élèves.
Le directeur du Conservatoire est chargé de veiller à l'unité dans
l'exposition des principes, tant pour l'instruction classique proprement
256 LA CHRONIQUE MUSICALE
dite, que pour celle de Tart musical. Sous ce rapport, cependant, je
trouve à Naples moins de centralisation qu'ailleurs.
Voilà le résumé très succinct d'une organisation magnifique, fruit de
l'expérience des temps, objet constant de l'admiration de tous ceux que
notre art a le don d'intéresser.
Le gouvernement paie au Conservatoire de Naples une somme an-
nuelle de 45,995 fr. L'établissement a en plus, de ses propres biens,
40,220 fr. de revenus. Total : 86,21 5 fr.
Je dois, pour être complet sur S. Pietro a Majella^ parler encore de
ses archives et de sa splendide bibliothèque. A la direction de cette vaste
collection se trouve, depuis plus de cinquante ans, un ancien ami de
Bellini, un savant illustre, un vieillard dont l'âge a respecté la verte vi-
gueur, un homme que les gloires musicales de l'Italie ont passionné
toute sa vie, M. le commandeur F. Florimo.
Je n'en finirais pas si j'essayais de dresser ici la liste des manuscrits,
des autographes précieux, des instruments historiques, des raretés de
toutes sortes que possède la Bibliothèque de Naples. En ce moment,
M. Florimo rassemble, pour les placer dans une des salles du collège,
les portraits des musiciens célèbres de tous les pays, et il complète
l'œuvre de ses longues et patientes recherches par la publication de deux
volumes contenant les biographies de tous les maîtres napolitains.
La petite salle de concert du Conservatoire de Naples est, par son
exiguïté, indigne du bel établissement auquel elle est destinée. J'ajouterai
que sa sonorité laisse beaucoup à désirer.
Mais, à ces réserves près, quand j'aurai dit que j'ai entendu un quin-
tette admirable pour harpes seules, de M. Rossi ; un quatuor de ffûtes,
sans accompagnement ; une fantaisie symphonique, écrite par le jeune
Bellini, âgé de dix-sept ans, dirigeant lui-même l'orchestre 5 un chœur
pour voix d'hommes et orchestre, composé par l'élève externe Martini ;
puis, des airs de chant, des fantaisies-solo pour trombone, pour cor, un
splendide fragment symphonique de M. Rossi, le tout exécuté par les
élèves, on comprendra que l'école de Naples se maintient au premier
rang des écoles du monde (i).
Deux morceaux de chant, interprétés par de jeunes personnes, m'ont
paru moins compris, moins soignés que ceux que j'avais entendus à
Florence. Il est vrai que le grand air de soprano de la Vestale de Spon-
tini et la belle cavatine de la Gai:{a Ladra de Rossini se trouvent être,
le premier comme largeur du trait, la seconde comme élégance, finesse,
(1) Je joins à mon rapport (Annexes 8, 10, n et 12) les programmes de cinq
séances de l'année courante. Elles ont rivalisé d'intérêt.
DE LA MUSIQUE EN ITALIE 257
virtuosité, au-dessus de l'âge et des moyens des demoiselles qui les ont
chantés.
PISE, PADOUE, BERGAME, LUCQUES, MODÈNE, PARME, PLAISANCE, ETC.
J'ai visité la plupart de ces villes. Elles sont sans influence réelle sur
le mouvement actuel de l'art musical en Italie. Elles suivent, dans la
mesure de leur importance locale, le courant des grandes cités. Les unes
sont célèbres par des bibliothèques d'une certaine valeur. D'autres par les
écoles qui y existaient quand elles étaient capitales de duchés. D'autres,
enfin, ont donné naissance à des musiciens renommés. Mais si aujour-
d'hui une d'entre elles possède dans ses murs un jeune artiste d'avenir,
c'est à Milan, à Bologne ou à Florence qu'elle l'envoie faire ses études.
La Basilique de Saint-Antoine de Padoue ne possède pas moins de
quatre orgues dans sa nef principale. Ces instruments, comme la plupart
de ceux qui existent en Italie, sont construits dans le genre ancien. La
combinaison des registres est devenue quelque chose d'incompréhensible.
Aux grandes fêtes les quatre orgues jouent simultanément. Comme qua-
lités artistiques , elles ne valent pas , toutes ensemble , un bel orgue
moderne de Belgique,
Au reste, ce n'est pas à Padoue que j'ai annoté les choses les plus cri-
tiquables au point de vue de la facture et de la composition des jeux. Il
est des localités en Italie où les orgues font encore entendre la grosse
caisse, le cor de chasse, le chant du rossignol, le murmure des ondes, etc.
La ville de Bergame rappelle les souvenirs brillants de Donizetti et de
son maître Simon Mayr ou Mayer. Prochainement, de grandes têtes
jubilaires y seront données en l'honneur de ces deux artistes, auxquels
elle a déjà élevé des statues.
Bergame possède une bibliothèque très intéressante. C'est dans son
église principale que Simon Mayer, comme Asioli et Bigatti à Milan,
comme Zingarelli et Fioravanti à Rome et à Naples, fit refleurir, il y a
cinquante ans, le styh orchestral concertant dont déjà, au siècle précé-
dent, on déplorait les abus à l'église.
Ce style est né de l'esprit frivole et païen qui régnait au dix-huitième
siècle en Italie, en France et en Autriche.
VENISE
Cette ville, au point de vue de l'enseignement musical, est bien déchue
de son antique réputation.
IX. 17
258 LA CHRONIQUE MUSICALE
De même que Naples avait ses quatre fameux Conservatoires de jeunes
gens, Venise en possédait quatre, non moins réputés, pour l'enseignement
de la musique aux jeunes filles. C'étaient : UOspedale délia Pietà, les
Mendîcanti, les Incurabili et VOspedaletto di san Giovanni (i).
Quand je me suis adressé à notre honorable Consul belge à Venise,
M. Georges Barriera, pour visiter les écoles de musique, il m'a appris,
à ma grande surprise, que Venise ne possédait pas de Conservatoire et
que les Jeunes Vénitiens de talent étaient envoyés à Milan.
MILAN
Milan possède les deux plus grands établissements d'impression
musicale de l'Italie, les maisons Ricordi et Lucca, Elles ont, la première
surtout, des succursales dans tout le pays, à Rome, à Naples, à Flo-
rence, etc. Leurs chefs, MM. Ricordi et feu Francesco Lucca, ne doivent
pas être considérés comme de simples éditeurs, mais comme de vrais
artistes, des savants au courant de toutes les questions de musique, des
hommes prêts à consacrer leur argent et leur temps à toute œuvre de
valeur. Leur protection ne s'étend pas seulement aux auteurs de petits
morceaux, mais à ceux qui écrivent des opéras, des messes, des oratorios.
Et ce sont eux qui organisent les premières exécutions, engagent les
solistes et l'orchestre, paient les frais de mise en scène et supportent,
en un mot, toutes les charges de l'entreprise. Je puis affirmer que maint
compositeur italien leur doit sa renommée.
La Ga^^^etta Musicale, éditée par MM. Ricordi, est l'un des princi-
paux organes de la publicité dans le monde. Ses rédacteurs sont "des
hommes instruits, ne négligent aucune des questions courantes, et s'ef-
forcent de pousser l'art vers les régions élevées où règne l'atticisme et la
distinction. Je citerai particulièrement, parmi ses écrivains, MM. Ghis-
lanzoni et Giulio Ricordi.— La Ga\\etta dirige l'opinion publique non-
seulement à Milan, mais, par ses nombreuses correspondances, dans toute
l'Italie.
J'ai entendu des musiciens soutenir que les éditeurs milanais, en lan-
çant les jeunes compositeurs, faisaient en réalité leurs propres affaires.
La chose n'est pas à contester, mais c'est là précisément le bon côté de là
question. Pour une œuvre qui réussit, combien n'y en a-t-il pas qui
périclitent ? Et que seraient devenus les artistes marquants si leurs pre-
miers pas n'avaient pas été vigoureusement soutenus ? Enfin, après deux
(i) Cf. L. et M. EscuDiER, Dictionnaire de musique. Paris, i
858.
DE LA MUSIQUE EN ITALIE 259
ou trois succès, ne sont-ce pas MM. les auteurs qui désormais impose-
ront les conditions aux éditeurs?
J'ai assisté, en Italie, aux premières représentations de trois opéras :
Selvaggia de M. Schira, à Venise, entreprise Lucca ; Dolorès de
M. Auteri-Manzocchi, à Florence, entreprise Lucca ; les Lituani de
M. Ponchielli (partition refondue), entreprise Ricordi à Milan. J'ai
réussi à entendre, aussi, bon nombre d'opéras déjà connus. Enfin, Je me
suis procuré les principales partitions qui, pendant cet hiver, n'ont pas
été au répertoire des scènes italiennes. Je pense donc pouvoir formuler
une opinion sur les écoles diverses dans lesquelles brillent Verdi, Lauro
Rossi, Gobatti, Marchetti, Ponchielli, Petrella, Cagnoni, Pedrotti,
Carlos Gomez, Auteri Manzocchi, Schira et autres.
Est-il vrai, comme le soutiennent certaines plumes exagérées, pour
lesquelles, en dehors de M. Richard Wagner et de son école, il n'y a
plus rien de bon, que l'Italie se trouve en pleine décadence, et que le
public de ses théâtres en soit réduit à n'écouter que d'ineptes ariettes,
sans couleur dramatique, sans science aucune, sans vérité ?
S'il en était ainsi,' le grand musicien qui maintes fois a soulevé les
masses et leur a arraché les plus chaudes larmes du cœur, n'aurait donc
écrit ni Jérusalem , ni le dernier acte du Trovatore^ ni le quatuor de
Rigoletto ! Et Aïda^ qui constitue une modification complète du style
de Verdi, n'existerait pas?
Certes, dans les premières années de ses succès, le maître de Busseto a
suivi les errements de l'école sensualiste, dont certaines partitions de
Rossini, de Donizetti et de Bellini semblaient être l'incarnation. Et puis,
écrire vite, négliger la couleur orchestrale, oublier les caractères et les
sentiments, voilà des défauts dont Verdi jeune n'a pas été le premier
coupable, car ils étaient en pleine eflflorescence à cette époque. Dans le
domaine des arts, comme en toutes choses, quand l'opinion publique
est lancée sur une mauvaise pente, il n'est pas facile à un débutant de
remonter le courant, devenir sobre et sérieux, alors surtout que le peuple
l'idolâtre et trouve parfait tout ce qui sort de sa plume.
Mais de Verdi, il y a vingt-cinq ans, à l'auteur à'Aïda et de la messe
de Requiem^ la distance est grande, et cette transformation n'a même
présenté rien de surprenant. Trop de pages vraies, profondes, pleines de
cœur et d'élévation, étaient sorties de cette plume de génie pou: que la
critique ne s'attendît point à un retour vers le beau classique. La science
et l'habileté ne faisaient pas défaut au maître, et quand, avec ces qualités,
on possède le don d'inspiration, on fait de son talent ce que l'on veut, et
on le ramène facilement aux altitudes du sublime.
26o LA CHRONIQUE MUSICALE
J'ai dit, plus haut, que les compositeurs actuels appartenaient à
diverses écoles. Quelques uns ont pris, pour modèle, la première
manière de Rossini, d'autres le style français d'Auber. Ils n'y ont rien
ajouté. Je ne parlerai pas de leurs partitions.
D'autres — et ce sont les plus sérieux — ont poussé leurs investiga-
tions plus loin, et se sont demandé si l'art italien ne devait pas entrer
dans des voies nouvelles. Ils ont pris pour objectifs de leurs recherches
les œuvres de trois célèbres maîtres, Meyerbeer, Gounod et Richard
Wagner. Ils ont reconnu que les principes esthétiques de ces hommes
de génie renfermaient des formules que l'on pouvait adapter aux conve-
nances et au goût italien. Ils les ont donc pris pour modèles, mais sans
les copier, et seulement sous certains rapports, par exemple de la vérité
du sentiment, des élans du cœur, de la grandeur des situations, du brio
symphonique, etc. « È assolutamente impossibile, » dit M. le marquis
GiNO MoNALDi, dans une brochure parue tout récemment (i), « il potere
« stabilire, come alcuni vorrebbero, che la musica è cosmopolita, che
« essa non ha, ne deve avère ne patria ne confini ; l'uomo, lo ripeto,
« è quale la terra lo produce, ed esso non potrà cambiare interamente la
a sua natura. È dunque a questo assioma che i compositori italiani
« debbono riflettere, scrivendo délia musica che parli un linguaggio il
« più possibilmente omogeneo e consentaneo alla nostra indole, alla
« nostra natura. »
Ces paroles sont sages. De semblables principes permettent de rénover
une école, sans la tuer, et, conséquemment, sans tenter une entreprise
qui, en Italie, moins que partout, serait irréalisable.
Qu'il me soit permis de développer, un instant, ma pensée.
Examinons, par exemple, le système dramatico-musical du maître de
Bayreuth. D'après M. Henry Cohen (2), le bilan de l'école wagnérienne
peut se dresser ainsi : « Actif : instrumentation toujours soignée; quel-
« quefois de beaux effets d'orchestre. Passif : négation de la mélodie ;
ce abolition du rhythme, révolte constante contre les lois de l'harmonie,
« absence de charme, aplatissement ou du moins asservissement de la
« voix humaine, qui restera toujours le premier et le plus beau des ins-
« truments, en dépit des efforts des modernes et des théories anatomi-
(c ques des professeurs de chant de nos jours, » Le savant critique pari-
sien ne dit pas tout.
(i) La Musica melodrammatica in Italia, e siioi progressif daîprincipio del secolo
sino ad oggi- (Perugia, Bartelli, 1875.)
(2) Cf. la Revue bi-mensuelle de l'art ancien et moderne, Chronique musicale,
publiée à Paris, sous la direction de M. Arthur Heulhard, numéro de mai iByS.
Paris, 87, rue Taitbout.
DE LA MUSIQUE EN ITALIE 261
Je prends deux aphorismes, soutenus par M. Richard Wagner dans
des publications signées de son nom : l'un d'Esthétique et l'autre d'His-
toire musicale.
Par le premier, il soutient que le duo et le trio sont en dehors des
conditions virtuelles du beau théâtral et il proclame cela dans un siècle
qui a vu paraître le trio de Guillaume Tell, le sextuor de Lucie, le duo
de la Reine de Chypre^ ceux de Robert et de tant d'autres interlocu-
toires sublimes !
Par le deuxième, il dénie toute aptitude musicale aux membres du
culte juif, lorsque Mendelssohn, Meyerbeer et Halévy viennent à peine
de descendre dans la tombe !
Vouloir que la race italienne, si intelligente, si éminemment artisti-
que, si fière des lauriers que six siècles ont posés sur son front, en arrive
à affirmer de pareilles erreurs, c'est tenter l'impossible et, Dieu merci,
elle en est loin. Ses compositeurs n'ont pas encore éprouvé la nécessité
d'écrire eux-mêmes, comme M. Wagner, leurs livrets d'opéras, et
M. Ghislanzoni, que je proclame le premier librettiste de notre époque,
n'aura pas à briser sa plume.
Ce que les musiciens actuels d'Italie font avec la lucidité d'esprit, avec
le discernement qui est le cachet propre des races latines, c'est de prendre
dans les nuages embrouillés de la rêverie wagnérienne ce que cette école
peut avoir de sensé, de sérieux.
Le caractère philosophique des personnages est mieux observé ; les
situations scéniques ont plus d'élévation ; la partie matérielle ou sym-
phonique est plus travaillée ; le contour général s'est consciencieusement
élargi et il y a une teinte spiritualiste dans toute l'inspiration. Voilà le
bon grain séparé de l'ivraie.
Aussi, je l'affirme : l'an se relève en Italie et je dirai des écrivains qui
le nient : Aiires habent et non audiunt !
Meyerbeer et Richard Wagner lui-même ne désavoueraient pas maint
passage signé Lauro Rossi, Gomez, Gobatti, Ponchielli, Marchetti I
Charles Gounod serait fier d'avoir produit, comme élève, Auteri
Manzocchi !
Et cependant, chez les uns comme chez les autres des partisans de la
nouvelle école, il n'y a, dans la manière de composer, que des tendances
d'imitation, des affinités sympathiqueset jamais de la copie ni du plagiat.
Avant de quitter le sujet de la matière dramatique, je dois dire qu'à
Milan les auteurs ont d'excellents guides pour les diriger de leurs con-
seils. C'est d'abord M. le docteur Filippo Filippi, critique distingué,
plume expérimentée, pleine de sympathie pour tout ce qui est neuf,
262
LA CHRONIQUE MUSICALE
quand les tentatives sont dignes d'éloges et d'encouragements. Je nom-
merai ensuite M. Faccio, chef d'orchestre à la Scala, artiste des plus
méritants, directeur dont le goût est éclairé et dont le bâton a une
vigueur et une maestria exceptionnelles. J'ai déjà cité MM. Ricordi et
Ghislanzoni.
Un dernier mot, maintenant, sur les compositeurs de musique reli-
gieuse.
J'ai eu l'occasion de le dire à propos de toutes les villes d'Italie, la
composition sacrée est partout en décadence. J'entends parler spéciale-
ment de celle avec orchestre. Pour ce qui concerne les partitions en pur
style choral allaRomana, Francesco Basily, Gaspari, Meluzzi, Cappocci
et autres ont écrit des pages que Martini et Mattei n'auraient pas désa-
vouées.
La messe de Verdi est-elle, à proprement dire, une œuvre de musique
sacrée ? Je ne le crois pas. Elle contient des beautés de premier ordre.
Mais elle est écrite avec une conscience secundum quid. Elle ne produira
jamais son maximum d'effet que dans une salle du monde, interprétée
par ce que je voudrais appeler la piété théâtrale des acteurs et écoutée
avec le recueillement conventionnel d'un public profane. Cette partition
doit être définie : un admirable chef-d'œuvre de religiosité.
Je me résume : il y a un nouveau courant en Italie. Les auteurs cher-
chent, une jeune école existe^, pleine du désir de bien faire. La critique
est dans les bonnes voies, et l'enseignement à Milan, comme à Naples,
comme à Florence, est très tolérant pour les nouveautés de bon aloi.
A mon sens, la ville de Milan, par son Conservatoire, par ses écoles
populaires, par sa maîtrisej par son école de Sainte-Cécile, par ses
grands éditeurs, par sa presse musicale, est en quelque sorte la capitale
des musiciens de l'Italie. C'est un milieu d'où rayonne un grand mou-
vement intellectuel. Nulle part l'observateur et le critique ne peuvent
faire un séjour plus intéressant ni plus instructif.
Je crois utile de donner une nomenclature, aussi complète qu'il m'a
été possible de le faire, des critiques musicaux actuellement existant en
Italie :
Amelli, Milan.
D'Arcaïs (marquis) F., Rome,
Balbi, Melchiore, Milan,
Bertini, Domenico, journal l'Epoca,
de Florence.
Bettoli, p., Galette de Parme.
De Blasis, Carlo, Venise.
BiAGGi, Girolamo-Alessandro Flo-
rence. Ce critique, très distingué,
écrit dans plusieurs journaux.
BoiTO, Arrigo, Galette Musicale., Mi-
lan.
DE LA MUSIQUE EN ITALIE
263
Beretta, Jean-Baptiste, auteur du
Dictionnaire musical artistique ,
scientifique^ historique^ technologi-
que, en cours de publication à Mi-
lan.
M. Beretta fut, jusqu'en 1866,
Directeur du Lycée Rossini à
Bologne.
Bûcheron, Raymond, Vigevano.
Capetti, Ugo, VAdige de Vérone.
Casamorata, Florence.
C1CCONETT1, Philippe, Rome.
De Casanove (marquis), Salvatore,
collaborateur de la Scena, Venise.
CoMMAzi, Pietro, Directeur de La
Farna, Milan.
M. C. Capuio, critique distingué
dont j'ai parlé sous la rubrique de
Naples.
CiPOLLONE, Mattia, Sulmona.
Ettore Falo'cci, Directeur du Lu-
nedi dhin Dilettante^ à Naples.
Farina, Salvatore, Milan.
Le docteur Filippi, Filippo, le célèbre
feuilletoniste de La Perseveran^a,
Milan.
Florimo, F. (Voir mon rapport sur
Naples).
Ghislanzoni, Antonio (Voir mon rap-
port sur la ville de Milan).
Gaspari, g. (Voir mon rapport sur
Bologne).
Mariotti, C, Turin.
Martinez, André, Naples.
Mascia, Giuseppe, Naples.
Mazzucato, Albert (Voir mon rap-
port sur Milan).
Mazzone, Luigi, Directeur de Napoli
Musicale.
MoNALDi, marquis, Gino, Pérouse.
PoLiDORO, Frédéric, Naples.
Perosio, Joseph, Gênes.
Peruzy, Dario, Naples.
PuLiTi, Leto, Florence.
G. RicoRDi, Milan.
R0BERTI, Jules, Florence.
Sessa, Carlo, Modugno.
Scaramelli, Joseph, Venise.
Taglioni, Ferd., rédacteur du Lunedi
d'un Dilettante, Naples.
Tempia, Etienne, critique très distin-
gué de la Ga^^ette Piémontaise.
T0RELL1-V10LLIER, Milan.
ZuLiANi, Pierre, Rome.
Outre ces noms, voici encore d'autres écrivains dontjen'aipu trouver
l'indication exacte :
MM. G. Andreoli ; R. Castelvecchio ; B.Carelli; G. -T. Cimino ;G. Cklsi;
chevalier Coglievina; M. Cuciniello; F. Faccio; L. Fortis; N. de Giosa ;
J. Gandolfi ; L. Gualdo; D. Marazzani; Avv. E. Parenzo ; E. Peretti;
E. P1RAN1 ; E. Praga ; comte Pullé ; G. Tacchinardi; G.Tofano; marquis
TuppuTi; docteur G. ViGNA.
Le chevalier VAN ELEWYCK.
LES COSTUMES DE THEATRE
DURANT UN SIÈCLE ET DEMI (0
CHAPITRE III
ASsoNs-Nous du Théâtre- Français à l'Opéra, nous y
retrouvons, poussés à l'extrême, la même pompe, le
même oubli de toute vérité, les mêmes modes dont
la richesse n'avait d'égal que le ridicule. Sous le
rapport de la toilette et aussi du mauvais goût, les hé-
ros de Quinault et de Lulli pouvaient aller de pair
avec ceux de Corneille et de Racine. Lorsque dans son opéra de la
Mort de Cyrus (i656), Qainault faisait dire à Thomiris, reine des
Scythes, s'adressant à son général Odatirse :
Qiie Von cherche -partout mes tablettes perdues ;
Mais que, sans les ouvrir^ elles me soient rendues,
il commettait un anachronisme aussi grossièrement naïf que l'actrice
qui représentait Thomiris en paniers, et l'on ne concevrait pas ces mots
dans la bouche d'une Thomiris vêtue d'un costume mieux adapté à
l'idée que nous nous faisons d'un peuple tel que les Scythes.
L'année 1681 est une date intéressante dans l'histoire de l'Opéra, car
c'est le I 5 avril de cette année que fut représenté à l'Opéra le Triomphe
[ï) Voir les numéros des i<"' août et i^"' septembre.
LES COSTUMES DE THEATRE 265
de r Amour, grand opéra-ballet de Quinault, Benserade et LuUi, qui
marque une innovation capitale dans les fastes du théâtre. Des dan-
seuses parurent pour la première fois en scène pour remplir des rôles de
femmes. Jusque-là, de jeunes garçons figuraient en habits féminins et
tenaient sous le masque les rôles de nymphes, dryades, bacchantes ou
bergères, de même que les divinités malfaisantes, les Furies, l'Envie, la
Discorde étaient le plus souvent représentées par des hommes.
Dans son beau chant des Parques d'Isis, Lulli avait donné les rôles à
Rossignol, à Leroy et à mademoiselle Desfonteaux, une basse, un ténor
et un soprano, licence qu'il n'a dû prendre qu'après de grandes hésita-
tions. Dans son Armide, le rôle de la Haine, chanté à l'origine par le
sieur Frère, fut repris plus tard par le sieur Mantienne, par Chassé et
enfin par Larrivée. En \j33 encore, quand Rameau écrira son admi-
rable trio des Parques d'Hippolyte et Aricie , il le fera chanter
par trois hommes, Jélyotte, Cuignier et Cuvillier, un ténor et deux
basses.
Cette coutume contre nature était un dernier vestige des premiers
temps de notre théâtre^ des singuliers usages adoptés à l'époque où les
Confrères de la Passion attiraient la foule en représentant leurs mystères
et où les Enfants-sans-Souci faisaient rire aux larmes les habitants du
vieux Paris parleurs tarces et soties, d'une gaieté si franche, mais sou-
vent licencieuse. « Là, dit le bibliophile Jacob, pas de femmes au
nombre des joueurs : les rôles féminins étaient confiés aux jeunes gar-
çons qui se rapprochaient le plus du physique de l'emploi, et qui en
affectaient les allures. C'était là un attrait particulier pour de vils débau-
chés, qui ne manquaient pas de s'intéresser à ces beaux garçonnets, et
qui, à force de les admirer sur le théâtre, cherchaient probablement à
les retrouver hors de la scène. » Hâtons-nous de dire qu'il s'agit ici des
moralités — le mot est bien choisi — du quinzième siècle, et que ces
mœurs dissolues durent forcément diminuer lorsque les jeunes garçons
rendirent leurs cotillons d'emprunt à qui de droit.
Cette exclusion des femmes à Torigine du théâtre en France, leur
position inférieure dans les premières troupes dramatiques, les circon-
stances qui les amenèrent enfin à prendre les rôles de leur sexe dans ces
représentations qui ont donné naissance aux spectacles réguliers, ont
été judicieusement expliquées par le bibliophile Jacob dans l'intéressante
étude sur l'ancien théâtre en France, dont il a fait précéder son Recueil
de Farces, Soties et Moralités du quin:{ième siècle (i).
(i) Public â la librairie Delahays (iSSg).
266 LA CHRONIQUE MUSICALE
Quant aux comédiennes, elles ne furent pas plus excommuniées que ne
l'étaient les comédiens, lorsqu'elles commencèrent à se produire sur la scène
et à s'y montrer sans masque, pendant le règne de Henri III ou celui de
Henri IV. Ces comédiennes n'étaient pourtant que les concubines des comé-
diens, et elles vivaient comme eux, dans une telle dissolution, que, suivant
l'expression de Tallement des Réaux, elles servaient de femmes communes à
toute la troupe dramatique. Elles avaient donc de tout temps fait partie des
associations d'acteurs nomades ou sédentaires; mais le public ne les connais-
sait pas, et leurs attributions, plus ou moins malhonnêtes, se cachaient alors
derrière le théâtre; dès qu'elles revendiquèrent les rôles de femmes, qui
avaient toujours été joués par des hommes, leur présence sur la scène fut
regardée comme une odieuse prostitution de leur sexe.
Ces premières comédiennes étaient vues de si mauvais œil par le public,
qui les tolérait à peine dans leurs rôles, que ces rôles ne leur revenaient pas
de droit et que les comédiens les leur disputaient souvent. Nous pensons que
ce fut l'exemple des troupes italiennes et espagnoles qui amena l'apparition
des femmes sur la scène française. La troupe italienne avait été appelée par
Henri III, de Venise à Paris, où la troupe espagnole n'arriva que du temps
de Henri IV. Ces deux troupes causèrent beaucoup de désordre, et l'on doit
en accuser les actrices qui ajoutaient, par l'immodestie de leur jeu et de leur
toilette, un attrait et un scandale de plus aux représentations.
« Le dimanche 19 mai iSyy, dit Pierre de l'Estoile, les comédiens italiens,
surnommez / Gelosi, commencèrent à jouer leurs comédies italiennes en la
salle de l'hostel de Bourbon à Paris; ils prenoient de salaire 4 sols par teste
de tous les François qui vouloient aller voir jouer, et il y avoit tels concours
et affluence de peuple que les quatre meilleurs prédicateurs de Paris n'en
avoient pas trèstous ensemble autant quand ils prêchoient. » Ces représenta-
tions avoient un charme particulier pour les libertins, qui y allaient surtout
admirer les femmes ; « car, au dire de P. de l'Estoile, elles faisoient montre
de leurs seins et poictrines ouvertes et autres parties pectorales, qui ont un
perpétuel mouvement, que ces bonnes dames faisoient aller par compas et
par mesure, comme une horloge, ou, pour mieux dire, comme les soufflets
des maréchaux. » Le Parlement crut devoir mettre un terme à ces impudi-
ques exhibitions, et six semaines après l'ouverture du théâtre des Gelosi,
défense leur fut faite de jouer leurs comédies, sous peine de 10,000 livres
parisis d'amende applicable à la boîte des pauvres ; mais ces Italiens ne se
tinrent pas pour battus, et le samedi 27 juillet, ils rouvrirent le théâtre de
l'hôtel de Bourbon, « comme auparavant, dit l'Estoile, par la permission et
justice expresse du roy, la corruption de ce temps estant telle, que les far-
ceurs, bouflons, p s et mignons avoient tout crédit. »
Si l'Opéra conserva Jusqu'au premier tiers du siècle dernier cette
étrange coutume de faire chanter par des voix masculines les rôles des
divinités malfaisantes, la Comédie-Française n'avait pas renoncé beau--
coup plus tôt à faire jouer par des hommes les personnages de femmes
vieilles ou ridicules. Vers i63o, c'était un certain Alizonqui remplissait,
à l'Hôtel de Bourgogne, les rôles de servantes dans le comique et de
LES COSTUMES DE THEATRE 267
confidentes dans le tragique. Cet acteur, dont on ignore le véritable
nom, jouait ces personnages sous le masque; contre-sens éclatant qui
pouvait avoir une double origine dans le manque d'actrices et dans la
liberté des discours qu'on prêtait aux soubrettes.
Dès que le théâtre prit une torme plus régulière, ces raisons dispa-
rurent et l'on put confier ces rôles à des actrices. Ce changement eut
lieu en 1634, à la représentation de la Galerie du Palais^ de Corneille.
Le rôle de la nourrice, en usage dans la vieille comédie, se métamor-
phosa en suivante qu'une femme représenta sous le masque; mais l'ac-
teur jusqu'alors chargé de l'emploi, ne quitta pas pour cela son traves-
tissement : il s'en tint seulement à certains rôles de vieilles ou de
femmes grotesques, et l'usage persista encore pendant d'assez longues
années (1).
Les exemples abondent aussi dans la troupe de Molière. Béjart créa
dans Tartufe le rôle de madame Pernelle, De Brie joua Nérine des
Fourberies de Scapin^ Hubert, et après lui Beauval, représentaient les
femmes grotesques : madame Jourdain, Philaminte, madame de Soten-
ville. Ils partageaient cet emploi avec Marotte Beaupré, fort jolie « et
pucelle au par-dessus » si l'on en croit Robinet, qui joua d'original la
comtesse d'Escarbagnas.
La tante de Marotte, encore une Beaupré, attachée à la troupe du
Marais jusqu'en 1669, puis à celle du Palais-Royal, et la Godefroy, dite
Pierrot bon drille^ furent aussi des premières actrices qui parurent en
femmes sur le théâtre. Cette dernière joignait à l'emploi des vieilles ridi-
cules celui des femmes habillées en hommes, et elle y obtint un grand
succès par la raison qu'elle était remarquablement faite (2).
Pareille mode régnait aussi en Angleterre. Jusqu'à la restauration de
Charles H, les rôles de femmes furent remplis par de jeunes acteurs à la
voix douce et à la figure agréable. On ne saurait dire si ces travestisse-
ments choquèrent Shakespeare. Peut-être n'osa-t-il pas attaquer un usage
que défendait une sorte de pudeur; mais il ne fit rien pour le changer,
et c'est à peine s'il parait vouloir le critiquer dans quelques scènes de
ses ouvrages.
Lorsque Hamlet reçoit les comédiens au château d'Elseneur, il s'a-
dresse en ces termes à un acteur chargé des rôles de femme : « Et
vous, ma jeune dame et maîtresse! Par Notre-Dame! Votre Grâce,
depuis que je ne vous ai vue, s'est rapprochée du ciel de toute la hau-
(i) Les frères Parfaict, Histoire du Théâtre-Français, tome V.
(2) Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France, III, 357.
LA CHRONIQUE MUSICALE
teur d'un patin vénitien, Prions Dieu que votre voix n'ait pas reçu
quelque fêlure, comme une pièce d'or n'ayant plus cours. »
Ouvrons-nous le Songe dhine nuit d'été, voici ce que nous lisons à
la deuxième scène, au moment où Quince et ses compagnons, tous
acteurs par occasion, réunis dans une auberge d'Athènes, se distribuent
les rôles de la très-lamentable comédie et très- cruelle mort de Pyrame
et Thisbé.
Qiiince. — François Flûte, raccommodeur de soufflets.
Flûte. — Voici, Pierre Quince.
Qiiince. — Vous vous chargerez du rôle de Thisbé.
Flûte. — Qu'est-ce que ce Thisbé ? Un cavalier errant ?
Qiiince. — C'est la dame que Pyrame doit aimer.
Flûte. — Non, vraiment, ne me faites pas jouer un rôle de femme ; j'ai
la barbe qui me vient.
Qiiince. — C'est égal ; vous jouerez avec un masque et vous vous ferez une
aussi petite voix que possible.
Kynaston, Hart, Burt, Clun, tous fameux acteurs du temps de
Charles II, jouaient avec succès les rôles de femmes. C'était le parti
puritain qui s'était jusqu'alors opposé à l'admission des femmes sur la
scène ; du jour où il fut en minorité, cette tentative dut réussir. Ce fut
en 1660 qu'une actrice put paraître pour la première fois et jouer un
rôle sans opposition : elle était de la troupe de Killigrew, s'appelait
mistress Saunderson et représenta Desdémone. En janvier 1661, on vit
aussi des actrices jouer au théâtre du Cockpit, dans une pièce de Beau-
mont et Fletcher, Beggar's bush {le Buisson des mendiants).
Enfin, au mois de juin de la même année, William Davenant, qui
introduisit sur son théâtre l'art des décors, des changements à vue, et
qui prétendait^ sans avoir jamais pu le prouver, au singulier honneur
d'être fils naturel de Shakespeare, fit paraître des actrices dans la se-
conde partie de son drame, le Siège de Rome. La réforme avait obtenu
plein succès, mais ce changement fut loin d'avoir en Angleterre le carac-
tère artistisque qu'il eut en France, et la présence des femmes sur la
scène ne servit d'abord qu'à rendre les représentations plus libres. Le
directeur flattait ainsi non la raison, mais les goûts licencieux des
spectateurs (i).
Ce fut donc Lulli qui introduisit les danseuses à l'Opéra. Il eut tout
à créer sur son théâtre, mais nul mieux que lui n'entendait l'organisa-
tion d'une grande représentation lyrique : aucune partie ne lui était
(i) Thornbury, Haunted London [passim).
LES COSTUMES DE THEATRE 269
indifférente ou étrangère. Chanteurs, danseurs, symphonistes, tous
étaient de sa part l'objet d'une surveillance attentive. Lorsqu'il s'agit
de monter à la cour, pour jouer devant le roi, son opéra le Triomphe
de r Amour, le maître italien redoubla de soins et de peines, ainsi que
devait faire un habile courtisan, pour servir à la fois l'intérêt de l'art et
le sien propre. Un honneur insigne était réservé à son ouvrage. Jusque
là les dames de la cour, qui se faisaient une fête de figurer dans les
ballets, s'étaient bornées à dire des vers, — quand un proclamateur ne
les disait pas en leur lieu et place.
Benserade était passé maître dans l'art de tourner ces couplets, qui
contenaient presque toujours une allusion galante. Le plus souvent ils
ne brillaient guères par la décence, et ce devait être un curieux specta-
cle que de voir ces dames recevoir en scène de tels compliments devant
une assemblée aussi maligne que brillante, et aussi encline à la raillerie.
Un jour, c'était le duc de Villeroi qui, déguisé en pêcheur de perles,
disait en présence de sa jeune fiancée :
La mer avec le temps pourra bien me fournir
De quoi parer le sein d'ime jeime m.aîtresse ;
Je ne vois rien de fait ^ mais aussi 7~ien ne presse :
La perle est à pêclier, la gorge est à venir.
Quelle contenance pouvait bien avoir mademoiselle de Sévigné, la
future dame de Grignan, en s'entendant adresser ce quatrain-ci :
Belle et jeune guerrière, une preuve asse:^ bonne
Qii'on sait d'une amazone et la règle et les vœux^
C'est qu^on n'a qu'un téton : je crois, Dieu me pardonne,
Que vous en ave^ déjà deux.
Les deux couplets suivants, du Triomphe de V Amour, furent écrits,
l'un pour mademoiselle de Poitiers, naïade, l'autre pour la princesse de
Guéménée, nymphe de Diane.
Qui pourrait entrevoir vos membres délicats
Dans une eau claire et nette, et surtout peu profonde,
De sa bonne fortune et d'eux ferait grand cas :
C'est un morceau friand, s'il en est dans le monde.
La chaste Diane en ses bois >
Nous tient sous de sévères lois ;
Elle n'admet rien de profane.
Qu\in mortel nous approcJie et nous ose toucher !
Hélas ! que dirait Diane,
Si Diane savait que je viens d'accoucher ?
270 LA CHRONIQUE MUSICALE
Cette fois, les dames de la cour prétendirent aborder le galant art de
la danse. Le Triomphe de l'Amour fut joué pour la première fois à
Saint-Germain-en-Laye, le 2r janvier 1681. Les plus grands noms de
France figuraient dans cette troupe dansante improvisée. C'étaient
la Dauphine, qui jouait le rôle de Flore, les princesses de Conti, Ma-
rianne et de Guéménée, les duchesses de la Fertéet de Sully, mesdemoi-
selles de Nantes, de Commercy, de Tonnerre, de Clisson, de Poitiers, de
Biron. Que pouvaient être les cavaliers de ces nobles dames, sinon les
plus illustres seigneurs du temps, le prince de Conti, le duc de Ver-
mandois, le prince de la Roche-sur-Yon, le comte de Guiche et le
Dauphin lui-même qui figura un Zéphyre à la seconde soirée (i) ?
Cette représentation à la cour obtint le plus vif succès, et les débuts de
la noble troupe excitèrent des transports d'enthousiasme. Celte brillante
innovation embarrassait fort le directeur de l'Académie de musique.
Comment revenir, après pareil triomphe, à la vieille mode italienne
qui ne faisait paraître en scène que des danseurs, et, d'autre part, où
trouver des danseuses et comment les produire ? C'était un dangereux
essai que de présenter les quatre jeunes filles, encore bien 'novices, qui for-
maient alors tout le personnel de l'école de danse, et il était à craindre que
le souvenir des splendeurs royales ne fît pâlir ces modestes figurantes.
Lulli risqua la partie, et le 1 5 avril, trois mois après la fête de Saint-
Germain, il les lança bravement sur le théâtre. Les quatre compagnes
gagnèrent facilement la partie et furent unanimement applaudies : c'é-
taient mesdemoiselles Roland, Lepeintre, Fernon, et surtout mademoi-
selle La Fontaine, qui conquit, dès le premier soir, son titre de Reine de
la danse. Cette double victoire remportée à Saint-Germain et à Paris,
assura d'une façon définitive l'entrée des danseuses sur la scène de
l'Académie de musique.
Mais Lulli ne fut pas toujours aussi bien inspiré, et il eut le tort, quel-
ques années plus tard, de ne pas s'opposer aux singulières fantaisies de
la grande tragédienne lyrique, Marie Le Rochois. En 1672, après
la victoire de Steinkerque, elle parut dans le rôle de Thétis avec une
cravate de dentelles jetée négligemment sur son habit de théâtre, à l'exem-
ple de nos officiers qui, surpris de grand matin par l'ennemi, n'avaient
pas eu le temps de faire toilette, et s'étaient vus forcés d'aller se battre et
vaincre en grand négligé.
Une autre fois, en 1684, pour représenter Arcabonne dans l'opéra de
(i) "Voir le Mercure de janvier 168 1, la vie de Quinault, en tête de son théâtre
(édit. de 1778), et \q Dictionnaire des théâtres de Paris, qui donne la double distri-
bution de ce ballet à la cour et à l'Opéra,
LES COSTUMES DE THÉÂTRE 271
Quinault et Lulli, Amadis, elle se fit tailler de longues manches à la
persienne (persane), afin de cacher ses bras qu'elle ne trouvait pas assez
beaux. La mode adopta bien vite cravates à la Steinkerque, manches à
VAmadis, et parut consacrer ainsi les erreurs de la belle cantatrice.
Ce n'était là que le prélude des extravagants et luxueux caprices que le
siècle suivant devait voir éclore. Mais comme toutes ces inventions
choquaient le goût et la raison ! Aussi Addison, qui vint à Paris vers
cette époque, fut-il vivement froissé de ce singulier spectacle, et garda-
t-il toujours le souvenir des splendeurs éblouissantes et des grossières
erreurs de notre scène lyrique.
« Tous les acteurs qui viennent sur le théâtre (en France) — écrit-il dans
son Spectateu?^ — sont autant de damoiseaux. Les reines etles héroïnesy
sont si fardées, que leur teint paraît aussi vrai et aussi vermeil que celui
de nos jeunes laitières. Les bergers y sont tout couverts de broderies, et
s'acquitten^mieuxde leur devoir dans un bal que nos maîtres de danse.
J'ai vu deux Fleuves chaussés en bas rouges, et Alphée, au lieu d'avoir
la tête couverte de joncs, conter fleurettes avec une belle perruque blonde
et un plumet sur l'oreille Le dernier opéra que je vis, chez cette
nation enjouée, était FEnlèvement de Proserpine, où Pluton, pour se
rendre plus agréable, s'équippe à la française, et amène Ascalaphus avec
lui en qualité de son valet de chambre. . .»
Ne pourrait-on pas trouver là le germe du genre bouffon., de la paro-
die burlesque ; et cet Ascalaphus, devenu valet de Pluton, n'est-il pas le
digne ancêtre du fameux John Styx, à' Orphée aux enfers^ le flegmati-
que valet de chambre de Pluton-Aristée?
ADOLPHE JULLIEN,
(La suite prochainement.)
LE CHANT DU CYGNE
ucuN chant, jusqu'ici, n'a été plus vanté que le chant
du Cjrgne, lequel, comme on sait, est devenu proverbe.
Quand l'admiration publique voulut décerner un hom-
mage flatteur au chantre du Barbier de Séville et de
Guillaume Tell, elle le surnomma le Cygne de Pesaro.
Nous croyons donc intéresser nos lecteurs en consacrant ici quelques
pages au rôle symbolique que joue le Cygne dans les mythologies an-
ciennes et modernes.
Pour les Grecs, le Cygne est un oiseau prophétique consacré à Apol-
lon ; pour les peuples du Nord, il possède également le don de la divi-
nation et offre des rapports intimes avec les divinités de la lumière. Tout
porte à croire que la beauté du Cygne, son air calme et majestueux, le
charme et l'élégance de ses attitudes, où l'on remarque autant de grâce
que de noblesse, et surtout l'éclatante blancheur de son plumage, lui
ont valu, de tout temps, l'honneur d'être pris pour l'emblème de l'astre
du jour.
Quant à la faculté musicale du Cygne, nous y reviendrons tout à
l'heure. Pour le moment, restons dans le domaine de la fable, et sans
trop nous attarder à en analyser les fictions aimables et touchantes, fai-
sons d'abord remarquer que le nom de Oycnus a été donné par les poètes
grecs et latins à différents personnages dont la destinée rappelle plus ou
moins les traits principaux de la légende du Cygne. Parmi les héros
célébrés sous ce nom par les anciens mythologues et présentés comme
ayant subi la métamorphose du chasseur Cycnus dont parle Ovide, nous
LE CHANT DU CYGNE 278
nous bornerons à citer ce chef de Liguriens, fils du roi Sthénélus, ami
et parent de Phaéton. Il passait pour habile musicien, et après avoir
versé d'abondantes larmes à la mort de son imprudent ami (Phaéton), il
fut changé en Cygne par Apollon et mis au rang des astres. Telle est
l'origine de la Constellation du Cygne. Virgile, qu'on appelle aussi le
Cygne de Mantoue^ a recueilli au X" chant de V Enéide ce souvenir des
temps héroïques : « On raconte, dit-il, que Cycnus, touché du malheur
de son cher Phaéton, pleurait son ami sous le feuillage ombreux des peu-
pliers ses sœurs (les Héliades métamorphosées en peupliers), et charmait
par ses chants ses tristes amours ; il vieillit en chantant, vit son corps se
couvrir d'un blanc et moelleux duvet, quitta la terre, et, toujours en
chantant, s'envola vers les cieux. »
Ajoutons que chez les Grecs l'Apollon dorien, qui présidait aussi au
chant, avait pour compagnon le Cygne. Homère, dans un de ses Hym-
nes., leur rend simultanément hommage, comme le prouve cette invoca-
tion : « O Phébus, le Cygne te chante mélodieusement, en agitant ses
ailes, lorsqu'il s'élance sur le rivage près du Pénée ; c'est à toi que le
poète, en tenant sa lyre sonore, chante toujours le premier et le der-
nier. »
Nous dirions bien encore que Jupiter, épris de Léda, femme de Tyn-
dare, choisit la forme de cet oiseau pour se rapprocher de celle qu'il
aimait; que, séduite par le Cygne divin, Léda mit au monde un œuf
d'où sortirent les Dioscures ainsi que la blonde Hélène, etc., etc.; mais
nous croyons par ce qui précède avoir suffisamment démontré les attri-
butions du Cygne dans la mythologie classique, et il est temps de nous
occuper des fables qui ont un rapport direct avec son agonie mélodieuse.
Isidore de Séville, et après lui Albert le Grand, disent que le Cygne ou
Cycnus est ainsi nommé parce qu'il produit un son agréable en modu-
lant les sons de sa voix. Quoi qu'il en soit de cette étymologie, les poètes
anciens ont prodigué au Cygne les épithètes les plus flatteuses : « Cygne
chanteur, Cygne mélodieux », disent Homère et Euripide. Eustathe, le
scoliaste d'Homère, ajoute gravement : « L'expérience est notre meilleur
garant de ce que les Cygnes chantent d'une manière remarquable. »
Callimaque, dans son Hymne à Délos, appelle les Cygnes « oiseaux des
Muses ; » Horace, voulant louer Pindare, l'appelle Dircœum Cycmim^ et
enfin Virgile, qui honore les Cygnes des épithètes de sonorits, argutus,
excellens, sublime., cantans^ caractérise par ces mots charmants leurs
modulations harmoniques :
IX. 18
274 LA CHRONIQUE MUSICALE
Longo canoros
Dant per colla nodos.
« Et font sortir de leurs longs gosiers des chants mélodieux et retentis-
sants. » (Enéide, 1. vu. v. 700 J
Les poètes ne sont pas seuls à célébrer le chant du Cygne; philosophes,
historiens, naturalistes, tous se réunissent d'un commun accord pour en
faire l'éloge. Au reste, d'après Pausanias, la renommée du Cygne comme
musicien était un fait établi : « Quand les Cygnes chantent, dit Oppien,
les rochers et les vallées leur répondent; plus que tous les autres oiseaux,
ils méritent le nom de musiciens, et c'est aussi sous ce nom qu'ils sont
consacrés à Apollon. Leur chant n'est pas lugubre comme celui des Al-
cyons, mais suave et doux comme le son tiré de la flûte ou de la harpe, »
Elien au livre V de son Histoire des Animaux^ trouve le moyen d'en-
chérir sur Oppien, et les Pères de l'Eglise eux-mêmes, ont vanté le chant
du Cygne. Saint Chrysostôme, dans ses Commentaires sur les Epîtres de
Saint Paul, attribue ce chanta l'harmonie, et D. Naziance, dans une
épître où il blâme les discours superflus et loue les paroles discrètes, dit
qu'il préfère le chant suave, quasi rare, des Cygnes, à l'éternel babil des
hirondelles.
Le Cygne est donc célébré comme un oiseau chanteur, le favori
d'Apollon. D'après le témoignage des anciens, dit à ce sujet M. Georges
Kastner, (i) le Cygne n'est pas seulement doué de la faculté mélodieuse,
mais c'est à l'heure suprême qu'il exhale ses plus beaux chants. Tandis
que toute la nature vivante a horreur de la mort et frémit à l'idée de la
destruction, le Cygne, comme s'il avait le pressentiment d'une vie meil-
leure, bat des ailes et prélude par des accents d'un charme ineffable à son
dernier soupir- » Aristote, du reste, affirme au IX« livre de son Histoire
des Animaux^ que les Cygnes ont l'habitude de chanter, surtout lors-
qu'ils vont mourir. Des personnes qui ont voyagé sur les mers d'Afrique
en ont vu beaucoup qui chantaient d'une voix plaintive et mouraient
ensuite. Voici maintenant comment Platon, dans le Phédon, interprète
cette tradition mystérieuse : « Il semble, dit-il par la bouche de Socrate,
que vous me regardez comme moins habile à la divination que les Cygnes ;
car ceux-ci, quand ils sentent leur fin prochaine, se mettent à chanter
encore plus qu'auparavant et avec bien plus de douceur. Ils se félicitent
ainsi d'aller rejoindre le Dieu dont ils avaient été les compagnons. Mais
(t) Les Sirènes, Essai sur les principaux mythes relatifs à l'incantation, p&r
Georges Kastner. Paris, i858. 3« Partie.
LE CHANT DU CYGNE 275
les hommes, parce qu'eux-mêmes ils redoutent la mort, publient fausse-
ment qu'alors les Cygnes chantent de tristesse, comme s'ils déploraient
leur mort, ne considérant pas qu'aucun oiseau ne chante quand il a faim
ou froid ou qu'il éprouve quelqu'autre douleur. Ni les rossignols, ni les
hirondelles, ni la huppe même ne le font^ bien qu'on dise que celle-ci
chante par l'effet d'un sentiment de tristesse. Pour moi, je ne crois pas
que ces oiseaux chantent pour cette cause non plus que les Cygnes; mais
comme ils sont consacrés à Apollon, et qu'ils participent aux dons pro-
phétiques, ils prédisent les biens de la vie future et se réjouissent ce jour-
là plus qu'ils n'ont jamais fait en aucune circonstance de leur vie. » Py-
thagore est du même avis que Platon, et dit que le chant suprême du
Cygne ne signifie pas la tristesse, mais la joie de passer à une vie
meilleure.
La plupart des poètes latins, à l'exemple des Grecs, offrent des citations
que nous pourrions multiplier ; mais ce que nous venons de dire suffit
pour ne laisser aucun doute sur le mythe du Cygne mourant dans la
poésie classique, ainsi que sur la signification que les anciens philosophes
attribuaient à cette fable. Quant à l'origine naturelle de cette fiction qui
a si heureusement inspiré tant de beaux génies, on la trouve dans les
traditions égyptiennes. En effet, pour désigner un musicien âgé, les
Egyptiens, dans leur écriture hiéroglyphique, dessinaient un Cygne,
parce que, selon eux, cet oiseau ne chante jamais plus mélodieusement
qu'aux approches de la mort, La figure du Cygne est donc un symbole
funèbre^ témoins ces beaux vers de Lucrèce ; « Les Cygne de l'antre de
l'Hélicon, dans les convulsions de la froide mort, font entendre d'une
voix lugubre leur plainte harmonieuse. » Aussi les anciens ont-ils sou-
vent représenté cet oiseau sur les monuments funéraires.
On a des preuves de ce symbole dans le témoignage de certains auteurs
défavorables au chant du Cygne. On connaît l'ancien proverbe qui dit
que les Cygnes chanteront quand les geais cesseront de babiller, c'est-à-
dire jamais. Les poètes mêmes qui ont fait l'éloge des Cygnes en louant
les charmes harmonieux de leur voix, leur appliquent parfois des épithè-
tes propres à faire entendre le contraire. Ainsi Virgile, qui, suivant
Topinion traditionnelle leur accorde volontiers des qualités mélodieuses,
les traite tout autrement quand il parle avec connaissance de cause : il
leur applique alors l'épithète de rauci^ rauques, qui, certes, ne réveille
aucune idée musicale. « Les Cygnes rauques se font entendre sur les eaux
murmurantes. » Ovide va même jusqu'à imiter par le mot dreiisent le
cri qu'ils font entendre : « La grue crie, et les Cygnes, qui vont par
groupes, grincent sur les fleuves. »
276 LA CHRONIQUE MUSICALE
Quant aux naturalistes anciens, Élien, entre autres (l. i), reconnaît
que les Cygnes ont une grande réputation de chanteurs, mais que ni lui
ni probablement aucun autre n'a occasion de les entendre; il sait seule-
ment, ajoute-t-il, que les anciens ont la ferme croyance que d'ordinaire
cet oiseau chante avant de mourir une espèce d'air qui s'appelle à cause
de cela l'air du Cygne. Pline s'exprime encore plus ouvertement contre
le préjugé en question : ce On parle, dit-il (l. x), des chants mélodieux
du Cygne à l'heure de sa mort, c'est un préjugé démenti par l'expérience.»
Enfin Lucien se raille agréablement de la crédulité de ceux qui croient
à cette fable, et Athénée, après avoir cité l'avis d'Aristote sur cette ques-
tion, ajoute : « Alex. Myndien m'assure qu'ayant observé plusieurs
Cygnes qui se mouraient, jamais il ne les entendit chanter. »
Cette erreur, adoptée par les écrivains les plus éminents de l'antiquité,
se transmit avec leurs œuvres de siècle en siècle, et le Moyen âge, si
enclin au merveilleux, recueillit religieusement la fiction relative à la
surprenante faculté vocale de l'oiseau d'Apollon.
Les épopées du Nord font mention de Valkyries ou femmes-cygnes,
qui presque toujours symbolisent la grâce féminine :
De leur col blanc courbant les lignes.
On voit dans les contes du Nord,
Sur le vieux Rhin, des femmes-cygnes
Nager en chantant près du bord^
a dit Théophile Gautier. Les Eddas et les Niebelungen nous les mon-
trent assises au bord des rivages, ayant comme attribut la blancheur des
plumes de cet oiseau. Du domaine de la mythologie, les vierges-cygnes
passèrent plus tard dans les contes chevaleresques et figurèrent longtemps
dans les traditions populaires. C'est ainsi que le roman français intitulé
le Lac du Désiré, peint l'étonnement d'un chevalier qui aperçoit une
vierge-cygne sans guimple (voile) dans la forêt. Enfin la littérature du
Moyen âge a donné le nom de Chevalier au Cygne à un personnage
mystique qui fait l'objet d'un long poème, dû au minnesinger Conrad
de Wûrtzbourg, dont une version a été reproduite en vers au treizième
siècle, par Renaut et par Graindor de Douai, puis en prose par Ber-
thauld de Villebresme. Il en est provenu un livre populaire en langue
française, très répanda dans le Pays-Bas et cité pour la première fois
dans un ouvrage intitulé le Chevalier au Cygne et Godefroy de Bouil-
lon, publié par le baron de Reiffemberg.
LE CHANT DU CYGNE 277
Les hommes- cygnes n'ont donc pas tenu moins de place que les
femmes-cygnes dans les mythologies du Nord. Au Cygne, dit avec
raison M. Georges Kastner, auquel nous devons les principaux éléments
de cette étude, « au Cygne correspond ainsi toute une épopée chevale-
resque où l'oiseau tant de fois chanté par la muse antique prend, sous
l'influence du génie romantique, une signification nouvelle. Le Cygne
amène en effet vers le Nord de vaillants chevaliers qui fondent les
premières principautés des bords du Rhin... Au caractère religieux dont
l'avait revêtu l'antiquité, le Cygne des traditions du Nord unit un carac-
tère profondément historique. »
Passons maintenant du domaine de la poésie dans celui de la science,
et analysons les recherches qu'a provoquées parmi les naturalistes le
mythe que les religions antiques ont légué aux cultes du Nord. Le dix-
septième siècle a vu surtout se multiplier les dissertations spéciales sur
le Chant du Cygne. Bartholin, dans ses nombreux opuscules de méde-
cine et de chirurgie où l'on trouve une monographie du Cygne, se
met au nombre des partisans de l'ancienne croyance ; après avoir décrit
l'anatomie et le chant de l'oiseau, il conclut en démontrant que le Cygne
est organisé de manière à pouvoir chanter. Voici sa définition : « Un
oiseau plus grand que l'oie, au genre de laquelle il appartient. Il a une
voix suave et harmonieuse. »
Le dix-huitième siècle était moms crédule.
Le 23 février 1720, le t>ieur Morin présente à l'Académie royale des
inscriptions et belles-lettres un Mémoire bizarre, dont le titre est pres-
que une épigramme : Question naturelle et critique, sçavoir pourquoi
les Cygnes, qui chantaient autrefois si bien, chantent aujourd'hui si
mal. Il va sans dire que l'auteur de ce Mémoire relègue dans le domaine
de la fable tout ce que les anciens ont dit au sujet du Cygne. Enfin,
en 1783, des observations faites sur des Cygnes sauvages, à Chantilly,
propriété du prince de Condé, devinrent encore l'objet d'un Mémoire
adressé à l'Académie. Il résulta d'une lettre écrite à Bufîon par l'abbé
Arnaud, « qu'on ne peut pas dire que les Cygnes de Chantilly chantent;
mais leurs cris sont véritablement et constamment modulés ; leur voix
n'est point douce, elle est au contraire aiguë, perçante et très peu agréa-
ble, y Mongez, qui de son côté publia les observations qu'il fit sur ces
mêmes Cygnes de Chantilly, assure que leur chant est composé de deux
parties alternatives très distinctes : i Ils commencent par répéter à mi-
voix un son pareil à celui qui est exprimé par ce monosyllabe, couq.
278 LA CHRONIQUE MUSICALE
coiiq, coiiq, toujours sur le même ton. Ils élèvent ensuite la voix
leur chant a quelque analogie, pour la qualité du son, au cri déchirant
du paon »
Un autre observateur, que sa place à Chantilly avait mis à portée
d'examiner les deux Cygnes que l'on y nourrissait, Valmont de Bomare,
rapporte ce qui suit dans son Dictionnaire dliistoire naturelle : « Le
Cygne a une voix, mais quelle voix ? un cri perçant. On entend tou hou
à plusieurs reprises ; le hou est d'un demi-ton au-dessus du tou ; comme
la femelle donne les deux mêmes sons, mais plus bas ou moins forts,
lorsqu'ils crient ensemble, l'oreille distingue sensiblement une espèce
de carillon aigre et désagréable. On dirait, dans le lointain, que c'est
un concert discordant, un bruit semblable à celui de deux trompettes de
foire lorsque les enfants s'en amusent ; enfin, la voix du Cygne, si célè-
bre par sa mélodie, a une gamme très bornée, un diapason d'un ton et
demi L'histoire de la nature ne doit pas peindre des fictions ; elle doit
la dessiner d'un trait pur et correct. »
Après de pareils témoignages, on a lieu d'être surpris lorsque Bachau-
mont [Mémoires secrets), racontant l'expérience faite sur les Cygnes
de Chantilly, parle d'un concert mélodieux, car l'organisation particu-
lière de la poitrine et de la gorge du Cygne ne lui permet pas de chanter ;
excellente raison à laquelle aurait bien dû songer le célèbre naturaliste
Bory de Saint-Vincent, lorsqu'il attribue aux Cygnes « des sons pareils
à ceux d'une harpe éolienne.» Il est vrai qu'il écrivait cela dans ï En-
cyclopédie moderne (t. vu, p. 418 ), à l'article Canard !
En résumé, dit de Salgues, qui range avec raison la croyance au chant
du Cygne parmi les Erreurs et les préjugés répandus dans la société,
« la configuration de son bec n'annonce guère qu'il soit destiné à se
distinguer dans l'art des Linus et des Orphée. On ne connaît point de
chants gracieux sortis d'un bec large, ouvert et aplati. »
Il nous faut donc renoncer au re'^pect pour le talent musical du Cygne,
surtout à l'harmonie que cet oiseau produit avant de mourir, dont
aucun auteur sérieux n'a affirmé la vérité. Mais quelle est alors l'origine
de cette opinion qui attribue au favori d'Apollon un chant si doux et si
agréable ?
De toutes les hypothèses, la préférable est celle émise par M. Georges
Kastner : « N'est-il pas possible, dit le savant écrivain, que la mytho-
logie ancienne ait considéré le Cygne comme un oiseau consacré à
Apollon, non pas à cause de la beauté de son chant, mais à cause de la
LE CHANT DU CYGNE 279
beauté de ses formes, de la blancheur, de la pureté de son plumage, ou
peut-être que, pour des raisons quelconques, on le croyait propre à la
divination, comme d'autres oiseaux encore? Une fois consacré à Apollon,
le Cygne est devenu le compagnon des Muses et le symbole des poètes,
et ce n'est que plus tard qu'on lui a attribué cette voix suave et harmo-
nieuse qui convenait si bien à sa beauté de même qu'à la nature de son
rôle auprès du dieu de la lumière et des arts. »
En effet, on s'est plu de tout temps à représenter le Cygne comme le
symbole des poètes. C'est ainsi qu'Alciat, dans ses Emblèmes, nous
montre un Cygne sur un parchemin qui pend à l'une des branches d'un
vieil arbre, avec cette inscription : Insigna poetarum, et six vers latins
dont voici la traduction : « 11 y a des écussons de famille avec l'oiseau
de Jupiter, d'autres avec des serpents ou des lions. Mais ces animaux
féroces ne conviennent pas à l'image du poète; c'est le beau Cygne qui
doit soutenir les lauriers de la sagesse. Il est consacré à Phébus et se
nourrit dans nos contrées. Autrefois il était roi, et il conserve encore
aujourd'hui ses anciens titres. »
Henri Heine, dans un de ses Lieders, et notre poète Millevoye, ont
consacré chacun une strophe à la poétique allégorie des anciens. Mais
Lamartine seul, en interprétant ce sujet, s'est rendu l'écho des grands
poètes de l'antiquité, et surtout de Platon :
Chantons, puisque mes doigts sont encor sur ma lyre;
Chantons^ puisque la mor.t comme im Cygne m'inspire,
Au bord d'un autre monde, im cri mélodieux.
Cest un présage heureux donné par mon génie :
Si notre âme n'est rien qiCamour et qu'harmonie,
Qii'im chant divin soit mes adieux!
La lyre en se brisant jette im son plus sublime ;
La lampe qui s^éteint tout à coup se ranime,
Et d'un éclat plus pur brille avant d'expirer ;
Le Cygne voit le ciel à son heure dernière :
L'homme seul, reportant ses regards en arrière,^
Compte ses jours pour les pleurer.
A notre époque, où tant de poétiques fictions et de nobles croyances
ont disparu pour faire place souvent à de tristes réalités, le chant du
Cygne restera, nous l'espérons, comme un symbole des dernières inspi-
rations du génie. Meyerbeer, Rossini, Auber et Halévy sont allés se
rejoindre dans la tombe ; mais tou: n'a pas péri avec eux, car leurs chets-
28o
LA CHRONIQUE MUSICALE
d'œuvre sont immortels comme leur gloire. Aussi, nous, qui avons
connu ces musiciens illustres et entendu leurs derniers accents, termi-
nerons-nous par ces belles paroles de Bufïon : « Il faut bien pardonner
aux Grecs leurs fables, elles étaient aimables et touchantes, elles valaient
bien d'arides, de froides vérités : c'étaient de doux emblèmes pour les
cœurs sensibles. Sans doute, les Cygnes ne chantent point leur mort ;
mais toujours en parlant du dernier effort et des derniers élans d'un
beau génie prés de s'éteindre, on rappellera avec sentiment cette expres-
sion touchante : « C'est le chant du Cygne ! »
O. LE TRIOUX.
VARIA
Correspondance, — Faits dïpers. — V^uvelles,
FAITS DIVERS
A rentrée des classes du Conservatoire de musique aura
lieu le lundi 4 octobre. Les examens d'admission com-
menceront le jeudi 14 octobre. A partir du lundi 27 sep-
tembre, les inscriptions seront reçues au secrétariat du
Conservatoire, rue du Faubourg-Poissonnière, 1 5. Rappe-
lons aux aspirants qu'ils doivent déposer un extrait de
leur acte de naissance et de vaccination, et qu'avant son
admission dans les classes, tout élève reçu pour le chant ou la déclamation
doit s'engager envers le directeur du Conservatoire :
1° A se conformer rigoureusement aux règlements et arrêtés qui régissent
le Conservatoire;
2° A ne contracter d'engagement, pendant la durée de ses études et pen-
dant le mois qui suivra leur clôture, avec aucun théâtre ou tout autre
établissement public, sans une autorisation du Ministre de l'instruction
publique, des cultes et des beaux-arts, accordée sur la demande du directeur
du Conservatoire;
3° Dans le cas oii, à la fin de ses études, son concours serait réclamé par
l'un des théâtres subventionnés, à contracter un engagement de deux ans
avec le directeur de ce théâtre, aux conditions déterminées par arrêté minis-
tériel.
— M. le Ministre des beaux-arts vient de souscrire aux ouvrages suivants:
1° Heures chrétiennes ; i'^'" quatuor pour instruments à cordes; Symphonie
concertante pour deux violons et orchestre, par Léon Gastinel, grand prix de
Rome;
2° École classique du chant, par madame Pauline Viardot;
3° Concerto de violon avec orchestre, par Edouard Lalo ;
40 Symphonie romantique^ par Victorin Joncières ;
28-2 LA CHRONIQUE MUSICALE
5° Dix pièces d'orgue, par Th. Salomé, lauréat de l'Institut;
6° Méthode de chant^ par Jules Lefort;
7° La Forêt, symphonie par Wekerlin;
8° Études sur les musiciens : Bellini, Albert Grisar, par Arthur Pougin,
Deux volumes.
— M. Castellano, qui a acheté aux enchères publiques le droit au bail, les
costumes, décors et partitions du Théâtre-Lyrique, a été assigné par M. le
préfet de la Seine devant M. le président des référés à l'effet de rétablir sur
la façade de son théâtre le titre de Théâtre-Lyrique auquel il avait depuis
peu substitué celui de Théâtre- Historique. M. Castellano joue le drame, et
l'appellation de Théâtre-Lyrique qu'on veut le forcer à rétablir est une
étiquette menteuse. Il est vrai qu'il détient tout le matériel de l'ancienne
exploitation, mais il lui est absolument inutile, et il a été obligé de l'acheter
pour pouvoir acquérir le droit au bail qui seul lui était nécessaire.
La lettre suivante adressée à notre confrère du Figaro donnera des rensei-
gnements suffisants sur l'issue du référé :
« Mon cher Lafargue,
« Pour des motifs que je n'ai pas à apprécier, et à la demande de mon
propriétaire, M. le président des référés a décidé que je devais rétablir sur la
façade du théâtre que j'exploite, le titre de Théâtre-Lyrique, mais que
j'avais la faculté de conserver sur mes affiches celui de Théâtre-Historique
(ancien Lyrique).
« Je conserve donc ce dernier titre, le seul qui convienne au genre que
j'ai adopté.
« Quant au premier, je me réserve de faire juger par les tribunaux si les
prétentions de M. le préfet de la Seine sont fondées, alors que M. le ministre
des beaux-arts dispose — comme c'est son droit — de ce titre de Théâtre-
Lyrique qui ne peut être que préjudiciable à mes intérêts.
« Agréez, mon cher Lafargue, mes salutations empressées.
« Castellano,
« Directeur du Théâtre- Lyrique. »
— Un opéra comique posthume de Grisar, Riqiiet à la Houppe, en quatre
actes, poème de M. Thomas Sauvage, sera joué prochainement à Bruxelles.
Une note de la main du compositeur, écrite en 1869, très peu de temps avant
sa mort, est ainsi conçue, relativement à cet ouvrage : « Demandé par
M. Perrin pour l'Opéra. » — Parmi les partitions inédites, assez nombreuses,
laissées par Grisar, on en cite deux qui avaient également une destination :
l'Oncle Salomon, opéra comique en trois actes, paroles de M. Emile de Najac,
écrit en vue de l'Opéra-Comique de Paris, et le Parapluie enchanté, opéra
bouffe féerique, en trois actes, paroles de MM. Emile de Najac et Charles
Deulin, que devaient donner les Bouffes-Parisiens.
VARIA 283
~ — M. Mapleson, directeur du théâtre de Jrury-Lane, à Londres, est en
quête de ténors.
Il vient d'adresser au directeur du jou'' nal II Trovatore^ avec prière de la
publier, une lettre dont nous donnons, ci-après la traduction :
« Caro signor Brosovich,
« La difficulté de trouver un ténor qui réponde à l'idéal des habitués de mon
théâtre, m'a donné l'idée d'ouvrir un concours, et d'arriver à la possession de
cet oiseau rare par l'appât d'une prime. Je vous serais donc très reconnaissant
si vous aviez la bonté de faire savoir, par l'organe de votre journal accrédité,
qu'à mon retour d'Amérique, vers la fin du mois d'octobre, je passerai par
Milan, Bologne et Florence, et que dans chacune de ces villes, qui sont autant
de centres artistiques, je fixerai un jour pour procéder à l'examen des ténors
qui pourraient se présenter et qui devront réunir les conditions suivantes :
a 1° Avoir de l'intelligence et de l'instruction musicale ;
« 2° Outre son patois natit, parler et lire l'italien ;
« 3° Posséder un physique exempt de tout défaut corporel, et avoir, autant
que possible, une physionomie agréable et sympathique ;
« 4° Avoir des habitudesd'un gentleman : être sobre, ne porter ni perruque,
ni fausses dents ; être soigné de sa personne : porter du linge blanc, se tenir
les mains propres ;
« 5° Posséder une voix agréable, qui ne soit pas affligée du tremblement
habituel ; être capable de filer un son, du piano au forte et vice versa ;
a b° Posséder une expérience suffisante des planches et avoir un répertoire
passablement étendu, comprenant (ici l'énumération de tous les opéras mo-
dernes) ;
« 70 Avoir une taille d'environ cinq pieds (mesure anglaise). — Il sera fait
parmi les concurrents un choix de deux ténors^ dont le premier recevra une
prime de 6,000 francs, le second une prime de 4,000 francs, etc.
« [Signé) : H. Mapleson. »
— Voici le programme complet des fêtes qui ont lieu à Bergame, en l'hon-
neur de Donizetti et de son maître Simon JVlayr :
Samedi 1 1 septembre, matinée musicale exécutée par des artistes de chant
distingués, dans le palais de la préfecture.
Dimanche 12, translation solennelle des restes de Gaetano Donizetti et de
Simon Mayr dans la basilique de Santa-Maria-Maggiore.
Le cortège funèbre partira à onze heures du matin de la porte d'Osia, où
les urnes funéraires auront été, dès le matin, disposées dans un mausolée.
Dans la basihque, les urnes seront placées sur un catafalque où elles reste-
ront jusqu'au jour fixé pour la sépulture.
Accompagneront le cortège : le corps de musique de Milan qui exécutera
des marches funèbres, dont une du maestro Salvi ; d'autres corps de musique
avec choeurs, qui exécuteront une grande marche de Requiem, composée par
le maestro Cipriano Pontoglio. Aussitôt après le transport, M. le professeur
284 LA CHRONIQUE MUSICALE
Bernardini Zendrini prononcera, dans la grande salle de la bibliothèque mu-
nicipale, le panégyrique des deux illustres maestri.
De six à sept heures et demie du soir, grand concert de la musique muni-
cipale de Milan, dirigé par le maestro Gustave Rossari, sur la place Garibaldi.
La place sera décorée et splendidement illuminée.
A huit heures et demie, spectacle d'opéra dans le théâtre Riccardi.
Lundi i3, messe solennelle de Requiem avec des morceaux choisis de
Simon Mayr, de Gaetano Donizetti et du chevalier Alessandro Nini.
A huit heures du soir, spectacle du panorama de la ville haute, éclairée aux
feux du Bengale et vue de la ville basse.
A neuf heures du soir, grand concert vocal et instrumental dans le théâtre
Riccardi. On exécutera une cantate composée par M. A. Ghislanzoni, et mise
en musique par le maestro Amilcare Ponchielli.
Mardi 14, inhumation des restes mortuaires de Donizetti et Mayr dans les
monuments qui leur ont été élevés dans la basilique de Santa-Maria.
La cérémonie aura lieu à onze heures du matin. Elle sera précédée de
l'exécution du Miserere composé par Mayr en 1825.
A neuf heures et demie du soir, second concert vocal et instrumental au
théâtre Riccardi. On exécutera le troisième acte de l'opéra Maria di Rohan.
— M. Ambroise Thomas travaille en ce moment pour l'Opéra. En effet,
retiré dans sa petite villa d'Argenteuil, il met la dernière main à son opéra
de Françoise de Rimini.
L'histoire de cet ouvrage est assez curieuse. Les auteurs du livret,
MM. Jules Barbier et Michel Carré, l'avaient d'abord écrit pour Gounod, et
cela, sur la demande expresse de l'auteur de Faust. Après Roméo et Juliette^
Gounod se jeta plus avant encore dans ses idées religieuses, et il considéra
comme un crime de chanter les amours de Paolo et de Francesca, lui qui
avait été déjà le chantre profane de Faust et de Marguerite, de Juliette et de
Roméo.
Il pria donc ses amis Jules Barbier et Michel Carré de lui rendre sa parole,
et d'écrire pour lui, au lieu et place de Françoise de Rimini^ une adaption au
Polyeiicte de Corneille.
Ce qui fut fait.
Ambroise Thomas hérita du livret, et Gounod se mit à Polyeucte. Les deux
opéras sont aujourd'hui presque terminés : ils ont été commencés à la même
époque : en 1868.
— Mademoiselle Marie Cico est morte à Neuilly. Elle n'avait que trente-
cinq ans.
Elle débuta, tout enfant, à douze ou treize ans, au café chantant du Palais-
Royal. Nous nous la rappelons encore dansant la bamboula, en jouant du
tambour de basque. Sa mère, assise au pied de l'estrade, donnait le signal
des applaudissements.
Quelques années plus tard, devenue jeune fille, elle entra aux Boufïes.
VARIA 285
Oflfenbach lui donna un bout de rôle dans Orphée, où elle portait le casque
de Minerve. Tout en jouant les coryphées au petit théâtre Ghoiseul, Marie
Cico suivait les cours du Conservatoire. A force de travail et de volonté,
elle parvint bientôt au premier rang de sa classe, et en sortit après deux
années avec les premiers prix de chant et d'opéra-comique.
Elle fut engagée à l'Opéra-Comique, où elle débuta dans le Domino noir.
Le fait le plus important de sa carrière à ce théâtre est la création de Lalla
Rouck, de Félicien David. Elle devait se retrouver avec son partenaire de
Lalla Rouck, M. Montaubry, à la Gaîté, où elle joua le rôle d'Eurydice à la
reprise d'Orphée. La dernière pièce dans laquelle elle parut au théâtre fut
justement cet Orphée dans lequel elle avait débuté quinze ans auparavant.
Marie Cico est morte phthisique. Elle était très aimée de ses camarades de
théâtre.
— Le Quatuor italien ressuscite en province le Théâtre-Italien mort à
Paris. La presse de Bordeaux nous apporte l'écho enthousiaste des succès
qu'il vient d'obtenir dans cette ville, au Théâtre-Louit. Voici comment s'ex-
prime le Courrier de la Gironde : « Le quatuor italien : MM. Verger, Bet-
tini, Soto et mademoiselle Volpini ont éiectrisé et enthousiasmé le monde
des dilettante par la façon supérieure dont ils ont interprété Don Pasqiiale.
Cette soirée lyrique est destinée à faire époque dans les annales artistiques
de Bordeaux. Ces chanteurs, en effet, ont tenu, pendant trois heures le
public sous le charme ; en retour, on les a portés aile stelle : des bravos fré-
nétiques, des rappels, des airs redemandés par la salie tout entière ont
témoigné de la satisfaction des spectateurs. » Au tour de la Gironde mainte-
nant : « Le public, mis en bonne humeur par le talent des interprètes, leur
a fait répéter l'admirable quatuor et les a rappelés après chaque morceau.
C'était un enthousiasme débordant ! Il est vrai de dire que madame Volpini
a chanté avec un talent et un entrain remarquable, mis au service d'une très
belle voix; que M. Verger a donné de nouvelles preuves de son double
mérite comme chanteur et comme comédien; que M. Bettini, ténorino des
plus agréables, mais dont la voix a été un peu faible dans le quatuor, a eu
néanmoins d'excellents moments ; et qu'enfin M. Soto, dans le rôle écrasant
créé par Lablache, n'a rien fait manquer, bien au contraire, et a même
trouvé moyen de se faire applaudir à part de ses camarades. » Le Journal de
Bordeaux fait chorus avec ses confrères, et ne tarit pas sur le mérite de nos
artistes. A Don Pasqiiale a succédé le Barbier, donné avec non moins de
succès. Le quatuor italien, a fait ses adieux au public bordelais par une re-
présentation-concert, dans laquelle M. Soto a fait entendre et bisser la belle
chanson de la Prison d'Edimbourg de F. Ricci, morceau peu connu en
France et qui est du plus grand effet.
— L'Administration des Concerts populaires de Musique classique nous
informe que la Réouverture des Concerts aura lieu le dimanche 17 octobre
prochain, à 2 heures, au Cirque d'Hiver.
Les Concerts avec choeurs ne seront plus compris dans Tabonnement.
2 86 LA CHRONIQUE MUSICALE
Par suite de cette modification, l'abonnement pour une série de 8 Concerts
est ramené à 32 francs pour les Premières numérotées et à 48 francs pour
les Stalles de Parquet.
Les abonnements seront distribués dans les bureaux de location à partir
du i*"- octobre jusqu'au lundi 11 octobre. Passé ce délai, l'Administration
en disposera.
NOUVELLES
ARis. — Opéra. — M. Faure est atteint d'une angine et d'une né-
vralgie faciale; la reprise de i^am/ef qui devait avoir lieu le 17,
sera forcément remise de quelques jours. Mademoiselle de Reszké
remplira le rôle d'Ophélie.
— Une nouvelle basse-taille, M. Gally, débutera prochainement à l'Opéra,
dans le rôle de Marcel des Huguenots.
— Madame Patti donnera prochainement à l'Opéra, une représentation
extraordinaire au bénéfice des inondés du Midi.
— La seconde audition du Dimitri, l'opéra de M. Joncières, aura lieu le
23 courant.
Les interprètes seront mesdames Bloch, Daram, MM. Gailhard et Vergnet.
Il y a deux mois, mademoiselle Bloch, indisposée, avait cédé sa place à
madame Fursch-Madier, qui l'avait gracieusement acceptée ; cette fois, elle a
tenu à reprendre le rôle qu'une circonstance fortuite lui avait fait abandonner.
— Les répétitions de la Jeanne Darc, de M. Mermet, se poursuivent acti-
vement. Voici la distribution définitive de cet opéra :
Charles VII Faure
Richard Gailhard
Gaston Salomon
Jeanne M°>«^ Krauss
Agnès Sorel Carvalho
Les autres rôles par MM. Bataille, Menu, Mermant, Sapin et Auguez.
Le rôle d'Isabeau de Bavière a été supprimé.
— Nous avions annoncé la reprise du Comte Ory ; on y a renoncé pour
mettre à l'étude le Philtre^ d'Auber, avec les interprètes suivants :
Fontanarose Gailhard
Guillaume Vergnet
Le sergent Lassalle
Césarine M™^ Carvalho
VARIA 287
— L'Opéra a repris ses représentations supplémentaires. La première a eu
lieu le samedi 1 1 septembre. On a donné les Huguenots.
Nous croyons devoir rappeler à nos lecteurs que, pour ces représentations
en dehors de l'abonnement, les baignoires , les loges du premier étage et les
secondes loges de face sont mises à la disposition du public.
Opéra-Comique . — Samedi 18, reprise du Pré-aux-Clercs^ avec mademoi-
selle Chapuy.
Gaîté. — A partir du mois de septembre 1876, M. Albert Vizentini, le
nouveau directeur, transforme la Gaîté en Théâtre Lyrique, et cela sans
subvention.
Le premier ouvrage qui doit être représenté est l'opéra de M. Victor Massé,
Paul et Virginie. Les principaux interprètes sont Capoul et mademoiselle
Heiibronn.
Le second spectacle se composera d'un opéra signé : de la Rounat et
Membrée.
Renaissance. — La direction de la Renaissance se proposait de monter les
Porcherons de Grisar, et M. Th. Sauvage, auteur du livret, avait donné à cet
effet son autorisation ; mais, malgré tout le bon vouloir de M. Hostein, les
ressources de son théâtre ne se sont pas trouvées tout à fait suffisantes pour
représenter dignement ce petit chef-d'œuvre, qui est d'un autre genre que les
ouvrages donnés habituellement à la Renaissance, et les Porcherons ont été
retirés.
On a immédiatement mis en répétition la pièce de MM. Cormon, R. Des-
landes et Vogel, la Filleule du Roi.
Mademoiselle Pauline Luigini qui a créé avec succès, à Bruxelles, le rôle
principal, est engagée pour le jouer à Paris,
— Le successeur de M. Constantin, au fauteuil de chef d'orchestre de la
Renaissance, est M. Madier de Montjau, fils du député, et mari de madame
Fursch-Madier.
Folies-Dramatiques. — Les auteurs de Pompon^ MM. Chivot, Duru et
Lecocq, ont lu leur ouvrage aux acteurs des Folies-Dramatiques. Pièce et
musique ont eu du succès auprès des futurs interprètes.
Bouffes-Parisiens, — La Créole^ l'opéra-comique nouveau en trois actes,
de MM. Albert Millaud et Offenbach, a été lu aux artistes. Les principaux
rôles seront remplis par MM. Daubray, Cooper, Fugère, mesdames Vanghell,
Judic et Luce Couturier (débuts).
Prochainement, premières représentations de Friquette, un acte de
MM. Deforges et Laurencin, musique d'OfFenbach, pour madame Théo,
MM. Daubray et Colombey.
Le Mariage d'une Étoile, un acte de MM. E. Grange et Bernard, musique
de M. Serpette.
Ce spectacle coupé tiendra l'affiche en attendant la Créole.
288
LA CHRONIQUE MUSICALE
Théâtre Taitboiit. — Ce théâtre fera sa réouverture le i^^ octobre, sous la
direction de M. de Molènes, avec une opérette en trois actes : La Cruche
cassée^ paroles de MM. Noriac et Jules Moinaux, musique de M. Vasseur.
Cet ouvrage sera interprété par MM. Luguet, Bonnet, Mercier, Galabert,
Emmanuel, mesdames Céline Chaumont, Céline Montaland, Juliette d'Har-
court, Betty et Debreux.
Concerts Besselièvre. — Clôture annuelle aujourd'hui.
Folies-Bergère. — Réouverture aujourd'hui. On annonce la prochaine
exhibition de quatre chiens qui chanteront ! la donna e mobile de Rigoletto .
Concerts modernes (Cirque Fernando). — M. Henri Chollet inaugure le
premier dimanche d'octobre des concerts avec chœurs au Cirque Fernando,
situé au boulevard de Clichy, au coin de la rue des Martyrs. Le prix des
places varie de 5o centimes à 5 francs. Nous applaudissons de tout cœur à
cette tentative et lui souhaitons une bonne réussite.
Pour l'article Varia :
Le Secrétaire de la Rédaction,
O. LE TRIOUX,
Iropriétaire-Gérant : q4^1HU<T{, HEULHq^'K'^,
Paris. — Alcan-Lévy, imprimeur breveté, rue de Latayette, 6i.
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